EDITION - Dans un marché global du livre marqué par les concentrations, les éditeurs littéraires romands restent indépendants. Ils se disent confiants malgré les difficultés, tandis que de nouvelles petites structures émergent.

 

GENEVE La Ville demande depuis longtemps à l'Etat de s'investir davantage dans le financement de la Bibliothèque de Genève (ex-BPU), qui a une mission universitaire. Enjeux, à l'heure où le canton négocie le transfert de charges vers les communes.

 

ÉDITION - Les éditions genevoises Olizane sont révoltées par la méfiance de la Banque cantonale à leur égard, dans une période particulièrement difficile pour les petits éditeurs.

LITTÉRATURE Les plaintes sont récurrentes, qui accusent les médias de réduire la place dévolue aux livres et à la critique. Quel rapports entretiennent presse et littérature? Le point avec des critiques et des auteurs, avant le Salon du livre et de la presse de Genève.

 

La critique littéraire est régulièrement la cible d'attaques virulentes de la part d'écrivains, d'éditeurs, d'amoureux de littérature. En Suisse romande comme ailleurs, ils se plaignent de la réduction de la place accordée aux livres dans les différents médias, et de la diminution de la critique proprement dite au profit d'interviews, de portraits d'écrivains ou d'annonces de parution aux allures promotionnelles. On accuse également les journaux de mettre en avant plus ou moins tous les mêmes livres, best-sellers ou titres d'auteurs déjà connus du grand public, et de laisser dans l'ombre des textes formellement plus exigeants ou simplement des voix inconnues. En France, les auteurs Pierre Jourde et Eric Naulleau ont dénoncé ces phénomènes et violemment attaqué les relations incestueuses entre journalistes, auteurs et éditeurs, mettant notamment en cause les connivences entre Philippe Sollers et Le Monde des livres 1. Ces attaques sont-elles fondées? Si oui, pourquoi cette évolution de la critique? Quelles pressions subissent les journalistes, et de quelle marge de manoeuvre disposent-ils pour défendre les livres qu'ils aiment?
Critique de littérature et de cinéma, Christophe Kantcheff est rédacteur en chef adjoint de l'hebdomadaire français indépendant Politis. Il a réfléchi à ces questions et les a formulées notamment dans le cadre d'un séminaire destiné aux étudiants journalistes à Paris. Dans un contexte globalisé, son analyse garde toute sa pertinence pour la Suisse romande. Entretien.

La place dévolue aux livres a-t-elle vraiment diminué dans la presse écrite?

Christophe Kantcheff: C'est globalement le cas. Confrontés à la concurrence des gratuits et d'internet, aux phénomènes de concentrations dans la presse et à la diminution des recettes publicitaires, les journaux sont soumis à des pressions économiques qui les poussent à réduire les moyens alloués aux pages culturelles. Les livres sont parfois intégrés dans les rubriques Culture, Sortir, Vivre, etc. Les journalistes, sous pression, doivent souvent écrire davantage d'articles et on leur demande des papiers plus courts, plus attrayants, qui mettent en avant la personnalité de l'auteur, favorisant parfois l'anecdote et la polémique au détriment du jugement argumenté sur les oeuvres. L'interview, par exemple, est un genre moins exigeant en termes de temps qu'une critique élaborée. La critique est également suspectée d'être austère, élitiste, voire ennuyeuse. Elle disparaît donc souvent dans un discours impressionniste, ou s'apparente à une simple opinion.

Cette évolution est donc due à un contexte économique plus global?

– Oui, et c'est pour cela qu'il est réducteur de mettre en cause Le Monde des livres, surtout si c'est sous la forme du pamphlet comme l'ont fait Pierre Jourde et Eric Naulleau. Ce qu'écrit ce dernier tend à faire penser que tous les journalistes en place sont des affreux, et qu'il suffirait de faire une grande purge pour que tout soit réglé. Ce n'est pas si simple: l'organisation du système fait peser sur le métier des contraintes qu'on ne peut pas effacer comme cela. Oui, les Sollers et autres ont de l'influence, mais cela n'explique pas tout. Cette vision est idéaliste – elle reste dans le domaine des idées –, alors que les problèmes économiques jouent un rôle majeur. Cette attitude reflète aussi un mépris global pour les journalistes, considérés comme des intellectuels ratés et corrompus. Cela fait peser sur la presse un soupçon généralisé. Enfin, Eric Naulleau est devenu lui-même un chroniqueur très médiatique, se pliant aux règles d'un jeu qu'il condamnait précédemment...

A quelles contraintes précisément les journalistes critiques sont-ils soumis?

– Elles sont très dures. A Politis par exemple, je suis rédacteur en chef adjoint, critique cinéma et littérature: comme tous les journalistes, je suis occupé par une foule d'autres tâches, en dehors de l'écriture même. On passe beaucoup de temps à ne pas écrire et à ne pas lire! Puisque qu'il est impossible de tout lire, les journalistes ont tendance à porter leur attention sur les titres qui leur sont désignés par les «coups médiatiques», le marketing des grands éditeurs.
Par ailleurs, il leur est souvent difficile de penser qu'ils peuvent faire l'impasse sur un livre présent partout. Il règne une sorte de conformisme de la pensée, qui rejoint les a priori sur l'intérêt des lecteurs à retrouver dans leur journal un livre dont tout le monde parle. Du coup, un intérêt économique entre en jeu: on répond à une demande supposée du lecteur. Plateforme par exemple, de Michel Houellebecq, était partout, sur plusieurs pages. On sentait parfois que le rédacteur n'avait pas aimé le roman, mais il était impossible de le dire. Ce phénomène enlève de la place à d'autres livres.
Enfin, à la rentrée littéraire de septembre, de plus en plus d'ouvrages sont publiés. Mais la pluralité des titres est-elle synonyme de pluralisme? On constate que non. La profusion de livres ne signifie pas diversité des formes ni des genres littéraires.

Jourde et Naulleau dénoncent les collusions entre auteurs, critiques et éditeurs, qui contribuent à l'uniformisation des pages littéraires: il devient difficile, pour les plus petits éditeurs et les auteurs moins connus, de se faire entendre.

– Cela joue effectivement un rôle. Mais ce n'est pas parce qu'un journaliste connaît tel auteur qu'il est forcément corrompu. On doit toujours pouvoir émettre des réserves sur un livre, le tout est de garder une bonne distance avec les personnes du milieu littéraire: c'est cela qu'il faut expliquer. C'est parfois difficile. Le fait que je reçoive beaucoup de livres d'auteurs que je connais empêche aussi, parfois, une plus grande ouverture à d'autres, inconnus, faute de temps et de place. Mais c'est toujours possible. Les petits éditeurs n'ont pas les moyens d'arroser les rédactions de services de presse, mais quand un critique parle d'un de leurs livres, ils lui enverront leur prochaine parution. C'est donc une question de temps. J'éprouve toujours un grand plaisir à aimer un livre dont on a peu ou pas parlé dans la presse et d'en faire une critique. Mais c'est aussi parce que je travaille à Politis que je peux faire certains choix éditoriaux.

Est-il possible de résister aux pressions?

– Les stratégies de résistances sont très personnelles et dépendent du média pour lequel on travaille. C'est plus compliqué dans l'audiovisuel, la critique a disparu à la télévision et elle se fait plus rare à la radio: on a de plus en plus tendance à inviter un écrivain pour parler de son livre, ce qui rend une critique libre plus malaisée.
Comme le disait Pierre Bourdieu, il ne sert à rien d'être kamikaze. C'est une question de donnant-donnant, un équilibre à trouver entre résistance et concessions – mais pas compromissions. On peut accepter d'écrire tel article pour arriver à faire autre chose dans le suivant. Il s'agit de négociations, et c'est toujours complexe.

Et plus difficile quand on commence dans le métier...

– Les pigistes ont un statut précaire et sont dans un rapport de dépendance par rapport au chef de rubrique. Dans le cadre du séminaire que nous donnons, nous avons constaté la grande solitude des critiques, qui se posent des questions mais n'osent pas forcément en parler. Nous voulons que les étudiants journalistes prennent conscience des enjeux et du fonctionnement de la profession, afin qu'ils ne soient pas dupes du jeu. Aborder ces questions de la critique est aussi une manière de questionner le journalisme de manière générale.

Selon vous, quel rôle devrait idéalement jouer le critique?

– Personnellement, je n'entends pas avoir un rôle prescripteur: cela signifierait considérer le lecteur comme un consommateur seulement. Je ne me sens pas non plus découvreur, défricheur – c'est le rôle de l'éditeur. Le critique détecte, dans la masse des livres publiés, ceux qu'il juge importants, selon des repères sérieux – il suit certains auteurs qu'il aime, des éditeurs sont à écarter d'emblée, etc. Il s'agit de proposer une lecture critique, qui inclut description, compréhension et interprétation, et permette au lecteur de ne pas être renvoyé à la solitude du consommateur. Ecrire «j'aime/j'aime pas», point final, s'apparente davantage à un discours promotionnel. La critique doit permettre de confronter sa lecture à celle d'un autre. Le plus important, selon moi, est d'essayer de créer ainsi un espace public autour des oeuvres, de favoriser les conditions du débat.

Que pensez-vous d'internet? Chacun peut s'exprimer via les forums et les blogs, et les sites littéraires s'y développent.

– Le problème d'internet est qu'il est très réactif, et les propos spontanés sont aux antipodes de la critique. On lit souvent sur les forums des anathèmes ou des «coups de coeur», extrêmes dans leur violence ou leur enthousiasme, dans lesquels l'argumentation n'est pas admise. Cela rejoint le développement majoritaire de l'esthétique qui, au nom de la victoire de la démocratie du goût, ne permet plus le débat critique: si chaque avis est valable, il devient impossible de partager sur le plan de la raison, mais uniquement sur celui de l'émotion. Dire que les opinions de chacun sont indiscutables – «tous les goûts sont dans la nature» – ôte au débat critique sa légitimité.
Quant aux sites littéraires, on y trouve des revues intéressantes qui abordent la poésie et s'attachent à des textes à fortes préoccupations formelles. Mais Le Matricule des anges le fait aussi, et il existe toujours, en France, des revues papier qui s'occupent de poésie et de genre formellement plus exigeants.

1) Eric Naulleau et Pierre Jourde, Petit déjeuner chez Tyrannie suivi de Le crétinisme alpin, Poche, 2004.
Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, Pocket, 2003.A écouter.
A l’occasion du Salon du livre et de la presse de Genève, Espace 2 aborde différentes facettes de la critique littéraire, du 28 avril au 1er mai 2008 dans l’émission «Entre les lignes» (11h- 11h30).
Programme: www.rsr.ch/espace-2

«La création ne peut se passer de la réflexion critique»

La littérature, parent pauvre des médias romands? «On ne peut pas se plaindre», nuance Rose-Marie Pagnard, écrivaine et critique (lire ci-dessous). «La littérature intéresse peu de monde et ne sera jamais un art aussi populaire que le cinéma. Je suis donc heureuse que des pages littéraires existent toujours dans les quotidiens en Suisse et en France, que des magazines parlent uniquement de littérature.»

Oui, la place réservée aux livres a globalement diminué dans les médias romands. Rose-Marie Pagnard se souvient de l'époque où l'hebdomadaire Coopération consacrait des pages entières à la littérature: alors engagée en rédaction, elle était libre d'écrire une demi-page sur un auteur romand encore inconnu. Plusieurs revues littéraires ont aujourd'hui disparu ([vwa], Ecriture, Les Acariens). Mais la radio et plusieurs quotidiens continuent de s'intéresser à des auteurs de qualité et montrent un intérêt particulier pour la littérature suisse et romande. Les livres y sont présentés par le biais de la critique, mais aussi d'autres genres journalistiques.

Reste qu'«on ne parle de littérature que si elle a une dimension commerciale», analyse le poète et traducteur tessinois Fabio Pusterla. «Vu comme une marchandise, le roman a toujours sa place dans les quotidiens. La poésie, elle, a presque disparu.»

Le cas de la poésie est emblématique de l'évolution de la presse, qui a tendance à privilégier l'anecdote, «ce qui est l'inverse de la poésie», note Aline Delacretaz, collaboratrice à la Revue de Belles-Lettres, seul espace à s'occuper exclusivement de poésie en Suisse romande. «La critique littéraire fait appel à un mode de réflexion qui n'est pas celui privilégié par la presse quotidienne», continue-t-elle. La poésie, en particulier, demande de la patience, de la lenteur. «Elle fait appel aux sens et exige un effort, ce qui est contraire à la logique du zapping – flagrante dans les journaux gratuits, et qui influence les autres titres».

La Revue de Belles-Lettres sort une à deux fois par an: un rythme qui permet ce mûrissement de l'oeuvre en soi. «Un luxe total», selon Aline Delacretaz, qui rend aussi possible d'écrire sur des recueils hors de l'actualité des nouvelles parutions. Mais ce rapport au texte a sans doute toujours intéressé une minorité, remarque-t-elle. Et de citer l'exemple de la revue Idra, à Milan, qui a joué un rôle fondateur en publiant pendant des années les plus grands poètes: elle n'avait que 40 abonnés...

DEBAT INVISIBLE

En Suisse, en France, en Italie, poésie et critique survivent souvent dans «une sorte d'underground», remarque Fabio Pusterla. «Il existe toujours des espaces critiques, mais ils ne sont plus forcément visibles. Ils se cachent dans les revues littéraires, les anthologies, sur internet, dans la correspondance que l'on s'échange.» Il y a quarante ans, ce débat était public; aujourd'hui, il semble ne concerner que les amateurs de littérature, regrette le poète tessinois. «Comme si elle était devenue une marchandise réservée à une élite, ce qui n'est évidemment pas le cas.»

Avant d'accuser les critiques, il s'agit de «réfléchir sur les médias», relève-t-il. En Italie ou en France, les journaux appartiennent à de grands groupes qui possèdent aussi les maisons d'édition. «Il y a un lien entre production littéraire et publicité: les articles littéraires s'apparentent souvent à une sorte de promotion commerciale.» La Suisse n'échappe pas à la règle, même si la situation est différente puisque les éditeurs ne sont pas liés aux médias.

LA CRITIQUE, POUR QUOI FAIRE?

Les conditions du travail critique ont changé. Le critique «n'est plus dans une position sociale, économique et professionnelle qui lui confère une posture d'autorité, et n'a plus assez de temps pour lire», selon le poète. Son rôle demeure pourtant important. Il est un guide, une voix qui donne des valeurs et des suggestions; si elle disparaît, le lecteur se retrouve «pris de vertige», seul face à la profusion de livres en librairie. Enfin, la critique est essentielle du point de vue des auteurs. «L'existence de la création littéraire et poétique ne peut se passer de la réflexion critique», estime Fabio Pusterla. «Une littérature privée de support critique est impossible. Un auteur a besoin qu'un regard extérieur lui donne le sens de ce qu'il fait, lui fasse voir ses limites, ses perspectives. La critique est vitale pour l'existence même de la littérature.»

 

Débats. Le 30 avril, table ronde sur «Littérature et médias» au Salon du livre de Genève (14h, stand Le Cercle).
Le 3 mai, lors des Journées littéraires de Soleure (2 au 4 mai), les écrivains Adolf Muschg, Fabio Pusterla et Daniel Maggetti discuteront de la critique littéraire en Suisse (12h, Landhaus Säulenhalle). Rens: www.literatur.ch

 

«La liberté est une responsabilité»

«En tant que lectrice, je suis attentive à une langue originale, à une pensée libre qui va me stimuler», explique Rose-Marie Pagnard, écrivaine et chroniqueuse littéraire pour Le Temps et la revue Le Passe-Muraille. «Ce qui m'intéresse, c'est de partager mon enthousiasme, mon plaisir de lecture et mon admiration pour l'imagination, la fantaisie, l'art de l'auteur.» Ce qui n'empêche pas d'émettre des réserves sur certains passages, «des détails, un mauvais titre».


Etre critique demande selon elle d'être «convaincu, mordu, passionné, sinon cela n'a pas de sens. Il faut y croire – d'autant que comme rédactrice indépendante, c'est un travail très mal payé par rapport au temps passé à lire et écrire. Il est également important de garder une candeur, une fraîcheur.»

Elle qui est complètement libre dans le choix des livres critiqués voit dans ce privilège une grande responsabilité. «Je suis seule et personne ne m'influence. Je relis et relis encore mes chroniques, je réfléchis autant que si j'écrivais pour moi-même; c'est une question de respect.» Car un livre est unique, et «quand on écrit soi-même, on sait les années de travail nécessaires pour un roman de 200 pages».

Ses lectures sont autant de rencontres qui nourrissent son propre travail d'écriture. «Un livre que j'admire me stimule en tant qu'écrivain, agissant comme une sorte de moteur auxiliaire qui se met à vibrer en moi quand je travaille.» Elle pratique cette «lecture amicale» dont parlait Nabokov: «Deux planètes se croisent, se reconnaissent un air de famille, une complicité naît avec l'auteur. Je parle à 80% de livres traduits, je ne verrai donc jamais leurs auteurs et ça m'est égal, je n'y pense pas. Si j'étais obligée d'écrire sur des écrivains d'ici, peut-être serai-je influencée?»

 

Critique en Suisse: état des lieux

La revue annuelle trilingue Viceversa littérature, qui sort le 1er mai prochain, consacre un dossier à la critique littéraire dans les médias des quatre régions linguistiques de Suisse. Point de départ de la réflexion des auteurs: les plaintes au sujet de la diminution de la place consacrée à la littérature dans la presse, et de la critique en tant que telle. «Qu'en est-il vraiment en Suisse? La situation est-elle aussi négative qu'on le dit? Les scènes littéraires des quatre régions linguistiques, très différentes par la taille, connaissent-elles des situations comparables?» Loin des polémiques, les auteurs dressent un état des lieux quantitatif et qualitatif de la critique en Suisse, en prenant en considération les différents médias – presse écrite, radio, revues, télévision et internet. La revue propose également des dossiers sur plusieurs auteurs suisses et un panorama de l'année littéraire 2007.