ENJEU Soutenu par Pro Helvetia, le Centre culturel suisse de Paris est réputé pour son travail dans le domaine de l’art contemporain. Le milieu littéraire romand, lui, attend toujours sa vitrine dans la capitale.

 

 

Pas facile d’être un écrivain romand. Si la situation n’est pas nouvelle, elle n’a guère évolué: les auteurs d’ici sont coincés entre une France qui les ignore et une Suisse qui parle d’autres langues. Le réseau romand d’éditeurs et de librairies est dense, mais le lectorat restreint puisque la région ne compte qu’un million et demi d’habitants. Comment donner une bouffée d’air à la riche production locale, dont les formes romanesques se démarquent souvent des canons de la production éditoriale de masse? Il faudrait évidemment mieux les valoriser en Suisse romande même, où ils restent injustement méconnus du grand public – une sensibilisation qui passe par l’école et les médias. Il s’agirait aussi de leur ouvrir davantage les portes du lectorat français – les éditions genevoises Zoé sont l’une des rares maisons à être connue des médias et bien diffusée dans les librairies de l’Hexagone, grâce à un travail de longue haleine. Une démarche que peu d’éditeurs romands ont les moyens d’effectuer. Les acteurs littéraires sont ainsi nombreux à souligner l’importance de mieux promouvoir les lettres romandes à l’étranger, et notamment auprès de son grand voisin dont elle partage la langue.

Soutien des pouvoirs publics aux éditeurs pour la promotion et la diffusion, partenariats entre manifestations et institutions littéraires suisses et françaises, réseaux professionnels à développer... les pistes sont plurielles. Les regards se tournent aussi vers le Centre culturel suisse (CCS) de Paris, qui cristallise certaines attentes: l’antenne française de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture, pourrait jouer un rôle majeur en donnant aux écrivains d’ici une visibilité à Paris. «Le Centre est un point névralgique pour faire connaître les auteurs suisses en France, leur ouvrir un réseau, initier des échanges qui pourraient se poursuivre ensuite», relève Sandrine Fabbri, qui y a organisé plusieurs rencontres littéraires jusqu’à l’automne 2009.

«PAS ASSEZ DE MONDE»

Situé au cœur du Marais, ouvert en 1985, le CCS a en effet pour mission d’être une vitrine de la culture helvétique dans la capitale, «d’y favoriser le rayonnement des artistes suisses en particulier, et de promouvoir les liens entre les scènes artistiques suisses et françaises», peut-on lire sur son site. «Ambitieuse, la programmation du Centre culturel suisse est résolument axée sur la création contemporaine suisse et en reflète la diversité. Parallèlement à des expositions d’arts visuels, le Centre propose des manifestations consacrées à la danse, la musique, le théâtre, la littérature, le cinéma ou encore l’architecture.» Pour cela, il dispose de deux espaces d’exposition, d’une salle de spectacles d’une centaine de places et, depuis mai 2010, d’une librairie (lire page suivante). Force est pourtant de constater que la littérature est aujourd’hui le parent pauvre d’une programmation qui fait la part belle à l’art contemporain et aux arts vivants. D’où vient cet apparent désintérêt?

«Les rencontres littéraires n’attirent pas assez de monde», explique Olivier Kaeser, codirecteur du centre avec Jean-Paul Felley. Depuis leur entrée en fonction en automne 2008, le CCS s’est taillé une excellente réputation dans le domaine de l’art contemporain, domaine privilégié par Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley qui dirigeaient auparavant l'espace d'art Attitudes à Genève. «Nous étions motivés par la dimension pluridisciplinaire du CCS, raconte Olivier Kaeser. Notre galerie genevoise se nommait ‘espace d’arts contemporains’, au pluriel, et accueillait performances, danse, films et musique: nous souhaitions poursuivre dans ce sens au CCS en développant des projets dans le domaine des arts plastiques et performatifs.»

Le CCS est la seule représentation de Pro Helvetia à l’étranger qui peut promouvoir toutes les formes d’art. Sa ligne dépend ensuite beaucoup de la personnalité de ses directeurs – le théâtre et la littérature avaient plus de place sous la direction de Daniel Jeannet, Michel Ritter avait déjà mis l’accent sur l’art contemporain. Certes, des choix s’imposent, surtout que les codirecteurs actuels – au sein d’une équipe de dix personnes – sont seuls à s’occuper de programmation. Aujourd’hui, le CCS est l’unique centre culturel à être considéré par les professionnels comme faisant partie du circuit de l’art contemporain à Paris au même titre que d’autres institutions, se réjouit Olivier Kaeser. «Nous avons des expos en permanence, tandis que les six autres disciplines se partagent le reste. Chacun de ces domaines pense qu’on ne fait pas assez. Mais nous mettons beaucoup d’énergie dans la qualité et l’accompagnement des projets quelle que soit la discipline, en termes de communication notamment.»

DE L'ENTHOUSIASME A LA DECEPTION

A leur arrivée, les deux directeurs étaient enthousiastes à l’idée de programmer des soirées littéraires. En 2009, ils ont «testé plusieurs événements dans la salle de spectacle, raconte M. Kaeser: des lectures par les auteurs, des discussions avec des journalistes, etc. Mais Pascale Kramer – qui vit à Paris et avait eu deux semaines plus tôt un tiers de page dans Le Monde des livres – n’a attiré qu’une quarantaine de personnes. Idem pour Charles Lewinsky et son best-seller Melnitz. La lecture scénique de La Commissaire chantante de Matthias Zschokke, qui venait de recevoir le Prix Femina pour Maurice à la poule, a attiré beaucoup de monde le premier soir et moins les deux suivants, malgré la présence des comédiens Anémone et Roger Jendly.»  Pour les codirecteurs, le rapport entre coûts et résultats au niveau quantitatif et qualitatif n’était pas convaincant. Olivier Kaeser relève en revanche le succès de leurs expositions et des conférences sur l’architecture – un partenariat avec le Centre Pompidou –, et l’immense travail effectué dans les domaines de la danse, du théâtre et de la performance – avec des accueils et de plus petits formats coproduits par le CCS, comme dans le cadre de son festival des arts vivants Extra Ball, dans le cadre duquel sera lancé un hors série de la revue française Mouvement sur la scène suisse1. En musique aussi, les partenariats avec des labels et des maisons de disques donnent lieu à des événements «satisfaisants».

Les deux domaines qui «marchent le moins» sont le cinéma et la littérature, note Olivier Kaeser. Grâce à la collaboration avec Olivier Père, directeur du Festival de Locarno, et aux projections de films lors de certaines soirées, en lien à une exposition par exemple, le cinéma tire son épingle du jeu.

FORMATS HYBRIDES

En revanche, la littérature est «le domaine le plus difficile, le moins adapté à la scène, conclut M. Kaeser. On explore des formats hybrides, dans l’idée de mêler les disciplines, ce qui nous semble plus intéressant pour le public et les réseaux suisses et français.» Les soirées littéraires sous forme de lecture et de discussion ont donc complètement disparu de la programmation, que ce soit dans la librairie ou dans la salle. A Paris, seule l’ambassade suisse en organise régulièrement, qui sont essentiellement fréquentées par un public de Suisses expatriés.

Le CCS, lui, propose désormais des concerts et performances où le texte est présent en filigrane: en 2010, c’était la lecture-performance du musicien Eric Linder (Polar) d’après des œuvres de Jean-Marc Lovay, avec les comédiens Carlo Brandt et Astrid Bas et le vidéaste Vincent Deblue; en 2011, l’invitation de Thierry Romanens qui chante des textes du poète jurassien Alexandre Voisard; la semaine prochaine, dans le cadre du festival Concordan(s)e, la chorégraphe Perrine Valli se produit en duo avec l’auteure Carla Demierre – qui a fréquenté l’atelier d’écriture d’Hervé Laurent à la Haute Ecole d’art et de design à Genève. Enfin, on peut toujours y assister à des événements liés à une parution non littéraire – tels que les vernissages de livres d’art et de revues, ou les soirées organisées en 2010 sous le label «Edition» autour du livre de reportage de Serge Michel et Paolo Woods et du magazine d’art Parkett.  

«MILLE FORMULES A IMAGINER»

«Le CCS ne programme que des événements qui marchent déjà, en accueillant notamment des spectacles qui tournent en France, regrette Sandrine Fabbri. Le but est de remplir la salle. D’où la disparition de la littérature, qui selon eux ne marche pas.» Une affirmation contre laquelle elle s’inscrit en faux: les rencontres qu’elle avait organisées à l’époque de Michel Ritter, notamment autour de Robert Walser ou avec l’Alémanique Urs Widmer, avaient fait salle comble. «Le but n’est pas d’enfermer la littérature suisse dans un ghetto, mais de faire mieux connaître ses auteurs et de leur offrir des occasions de rencontres avec leurs pairs français», poursuit-elle.

QUESTION DE MISSION

Il y a selon elle mille formules à imaginer pour rendre ces événements attractifs: organiser des rencontres mêlant Suisses et Français, noms connus et relève, engager un animateur français réputé, etc. «Certains écrivains romands ont par ailleurs bonne presse à Paris et drainent leur public. Il est regrettable que de telles soirées n’existent plus. A mon sens, elles font partie de la mission du CCS.»

Même interrogation chez Sylvie Tanette, journaliste littéraire pour la Radio Télévision Suisse et écrivaine, qui réside à Paris. De mai 2010 à mai 2011, elle a été «chargée de production» (un terme qu’elle jugeait plus adapté que «rédactrice en chef») du Phare, journal du CCS, avant de jeter l’éponge. «La littérature n’est pas une préoccupation des directeurs. Mais il y a selon moi un problème plus vaste qui touche à la mission du CCS: est-il un lieu destiné à promouvoir la culture suisse sans forcément se soucier de rentabilité, ou doit-il faire du chiffre? Apparemment, c’est cette dernière logique qui a été choisie, et la mission publique oubliée.»

«Nous n’avons pas d’obligation de rentabilité», répond Olivier Kaeser. Pierre-Alain Hug, responsable à Pro Helvetia des programmes d’échanges internationaux, explique que les directeurs du CCS bénéficient d’une liberté curatoriale dans un cadre défini conjointement. En accord avec la fondation, chaque centre culturel et bureau de liaison définit les «objectifs atteignables en fonction du contexte politique, économique et culturel de la région dans laquelle il s’insère. Parfois ces objectifs couvrent beaucoup de formes artistiques, parfois moins.» La compréhension du contexte est primordiale, selon lui. A Paris, le CCS est situé dans un quartier dont «l’offre culturelle est surabondante, la concurrence forte: il est indispensable que certains projets aient une visibilité et puissent servir de locomotive à d’autres projets de niche, moins visibles». De fait, le travail du CCS dans le domaine de l’art contemporain lui confère une excellente visibilité. Le peu de fréquentation des quelques rencontres littéraires qu’il a organisées est sans doute aussi l’une des conséquences de ce profil très marqué.

UNE LIBRAIRIE ET UN JOURNAL

Alors pourquoi ne pas nouer des partenariats afin de profiter de l’expertise et de la compétence de tiers dans la mise sur pied d’un programme littéraire? Sur le modèle des collaborations du CCS avec le Festival de Locarno ou la Foire de Bâle notamment, il serait possible d’imaginer des ponts avec les Journées littéraires de Soleure, avec la MLG ou la nouvelle Maison de Rousseau et de la littérature à Genève,  voire avec la Maison des écrivains et de la littérature de Paris (MEL), dont la directrice Sylvie Gouttebaron s’intéresse à la littérature suisse. «En effet, concède Olivier Kaeser, mais nous sommes bombardés de sollicitations et ne pouvons pas répondre à tout. De plus, même les rencontres organisées depuis des années par la MEL au Petit Palais ne déplacent pas les foules.»

Quoiqu’il en soit, le conseil de fondation de Pro Helvetia et le secrétariat sont «très satisfaits du travail opéré par le CCS», note Pierre-Alain Hug. En ce qui concerne la littérature, «après plusieurs tentatives, les directeurs ont développé deux moyens qui mettent justement l’écrit au centre de cette promotion culturelle spécifique». L’idée est de faciliter «l’interaction principale de la littérature avec son public, soit la lecture personnelle». Ces deux outils sont la librairie du CCS, dédiée aux ouvrages suisses, et le journal trimestriel Le Phare, lancé en février 2009. Au-delà des articles sur sa programmation, sa section «Longue vue» se concentre sur l’actualité culturelle suisse en France, et «Made in CH» sur l’actualité éditoriale suisse. Avec des notules sur les éditions d’art, jeunesse, bande dessinée et littéraires – celles-ci occupent une page, soit environ cinq notules, rédigées par la critique Isabelle Rüf.

 

«La littérature est ce qui se vend le moins»

Ouverte en mai 2010, soit un peu plus d’un an après l’entrée en fonction des directeurs du Centre culturel suisse de Paris (CCS), la librairie-café est – avec le journal Le Phare – leur réponse au besoin de diffusion de la littérature, relève Olivier Kaeser. Elle a pignon sur rue en plein quartier du Marais, et promeut les auteurs et éditeurs suisses en proposant quelque 800 titres: livres d’architecture, de graphisme et d’arts visuels surtout, mais aussi littérature, DVD et CD. Auparavant, le CCS disposait d’une bibliothèque dont le fonds a été réparti entre son centre de documentation interne, des bibliothèques publiques de la Ville de Paris, des instituts universitaires à Paris et ailleurs et le fonds d’arts visuels de l’ECAL, l’école d’art de Lausanne. «La bibliothèque n’était pas une bonne manière d’attirer l’attention des passants, explique Olivier Kaeser. Elle occupait beaucoup de place sans offrir de service de prêt et n’était pas un lieu animé. Les gens y entraient surtout pour avoir des informations sur la culture suisse ou y lire la presse suisse, peu pour se documenter.»

VERNISSAGES D'ART

Côté littérature suisse, la librairie propose une sélection de titres qui reflètent l’actualité des parutions, et un fonds d’auteurs. Un rayon littéraire «caché tout au fond, derrière les ouvrages d’arts et les livres d’artistes édités par le CCS lui-même», regrette Sandrine Fabbri, organisatrice de manifestations littéraires. On retrouve en librairie la même hiérarchie qu’au niveau de la programmation dans le classement de ce qui se vend ou non, dit Olivier Kaeser. «Ce qui marche le mieux est l’architecture et le graphisme, où le label suisse fonctionne à fond. Les arts visuels viennent ensuite, puis les livres pour la jeunesse, les CD et DVD, la littérature étant ce qui se vend le moins.» Pourquoi? «Le label suisse en termes de littérature ne marche pas. Ceux qui se distinguent sont les grands noms comme Jacques Chessex, qui était suivi par les professionnels en France, et quelques cas isolés.» En revanche, la librairie a acquis une très bonne réputation dans le monde de l’art contemporain.

Pour Pierre-Alain Hug, responsable des programmes d’échanges internationaux de Pro Helvetia, la librairie du CCS est «unique en son genre parmi les institutions culturelles soutenues par un pays hors de ses frontières» et permet une visibilité tout au long de l’année pour les livres suisses. De plus, elle «accueille régulièrement des lancements de livres et des séances de dédicace, permettant une rencontre directe entre les auteurs et leurs publics.» Puisque les rencontres littéraires ne remplissent pas la salle polyvalente, la librairie a en effet été mise à disposition pour les vernissages. «On reçoit, on n’organise pas nous-même», précise Olivier Kaeser.

L’éditeur du livre ou le directeur de la revue intéressé doit se charger de toute l’organisation, y compris financièrement: communication, apéritif, commande des livres le cas échéant, etc. Ces vernissages et signatures ont régulièrement cours pour des revues et livres d’art, mais pas pour la littérature, selon Sylvie Tanette. Développer des liens avec les éditeurs français qui publient des auteurs suisses – Mercure de France, Corti, Gallimard –, pourrait être une façon d’encourager les vernissages littéraires, avance la journaliste littéraire Isabelle Rüf.

SOUTENIR LA PROMOTION

Chez les éditions genevoises Zoé – qui ont développé des contacts directs avec des libraires français depuis 1992 –, Caroline Coutau reconnaît que le CCS n’est pas un interlocuteur pour leurs rencontres littéraires. «Je le regrette, de mon point de vue d’éditrice, mais leur profil ‘art contemporain’ est transparent. A nous de trouver d’autres partenaires. Nous allons dans les librairies françaises avec lesquelles nous avons noué des liens et qui sont touchées par nos auteurs, suisses ou non.» Ce réseau patiemment tissé permet à leurs livres d’être plus visibles en rayon. Un axe qui devrait être davantage encouragé et soutenu par les pouvoirs publics, selon elle. «Porter ses livres en France est crucial, et c’est un tel effort en termes de temps et d’argent! Pour moi, la fin prochaine du programme de Pro Helvetia ‘Moving Words’, qui reconnaît l’importance de l’aide à la promotion, est une catastrophe. Heureusement, une aide à la promotion figure dans la convention qui nous lie à la Ville de Genève.»

 

 

Centre culturel suisse, 32-38, rue des Francs-Bourgeois, Paris, 3e. www.ccsparis.com

1 Mouvement n°63, avril-juin 2012, cahier spécial «La scène suisse dans tous ses éclats», en collaboration avec Pro Helvetia.

http://www.lecourrier.ch/lettres_en_sourdine