GENEVE La Ville demande depuis longtemps à l'Etat de s'investir davantage dans le financement de la Bibliothèque de Genève (ex-BPU), qui a une mission universitaire. Enjeux, à l'heure où le canton négocie le transfert de charges vers les communes.

 

Rome ne s'est pas faite en un jour. La Très Grande Bibliothèque de Genève non plus. Le débat entre Ville et canton de Genève à propos du financement de la Bibliothèque publique et universitaire (BPU) dure depuis... les années 1920. Et un projet de fusion entre la BPU et les bibliothèques des Facultés des lettres et de théologie est pour l'instant au point mort. Mais la Ville revient à la charge: elle propose de financer entièrement la culture dans le canton; en échange, l'Etat reprendrait la gestion de l'ex-BPU, devenue récemment Bibliothèque de Genève. Les discussions sont en cours actuellement. Vous êtes perdus?

Pas étonnant. C'est que le sujet est un véritable serpent de mer. «En 1960, André Chavanne proposait déjà d'étatiser la BPU», s'exclame son directeur Alain Jacquesson. A son arrivée à la tête des Affaires culturelles il y a quatre ans, Patrice Mugny demandait sans plus de succès que le canton finance la bibliothèque universitaire, en échange de quoi la Ville de Genève prendrait en charge toutes les subventions culturelles.

HISTOIRES DE SOUS

Si la Ville revient régulièrement sur le sujet, c'est qu'une grande partie des activités de la bibliothèque est destinée aux étudiants et à la recherche universitaire – donc sous la tutelle du Département de l'instruction publique. Mais il semble difficile de modifier ce que l'histoire a ancré: fondée en 1562, la bibliothèque a été attribuée à la Ville de Genève en 1847, même si sa mission restait liée à l'enseignement supérieur.

Mi-janvier, c'est donc dans la douleur que le Conseil municipal genevois a voté un crédit de 1,4 million de francs pour la rénovation de la salle Ami-Lullin. Après que le Conseil d'Etat a refusé de participer aux frais du chantier. Située au rez-de-chaussée de la Bibliothèque de Genève, dans le parc des Bastions, la salle Ami-Lullin abrite des collections précieuses et le fonds Rousseau; elle nécessite des travaux urgents et des installations de sécurité pour mettre en valeur son patrimoine et s'ouvrir au grand public. «Dans ce cas, je pense qu'il est justifié que ce soit la Ville qui paie», nuance pourtant Alain Jacquesson. «Il s'agit d'activités culturelles, donc d'un service à l'ensemble de la population et pas uniquement aux étudiants: cela concerne donc davantage la Ville. Mais dans d'autres cas, il est vrai qu'on aurait souhaité une meilleure répartition.»

RÊVES DE FUSION

Reste que Ville et canton se renvoient la balle, ce dernier argumentant que les étudiants vivent en général en Ville de Genève... Alors que 70% de ses usagers sont universitaires, la Ville continue donc de financer la Bibliothèque de Genève à hauteur de 11 millions de francs par année. Le canton lui verse un million: 800 000 francs proviennent de la dîme du livre (10% prélevés sur les taxes universitaires des étudiants, somme affectée aux acquisitions d'ouvrages et à la conservation de documents et archives); 200 000 francs sont versés pour la gestion du dépôt légal: un exemplaire de tout document imprimé dans le canton et destiné au public doit être remis à la bibliothèque, un système en vigueur à Genève depuis 1539, qui a contribué à la richesse des collections de l'institution. Celle-ci peut également recevoir des subventions fédérales pour des investissements de plus d'un million de francs destinés aux étudiants. «Si Berne accepte le projet, elle donne l'argent au canton, qui le donne à la Ville, explique Alain Jacquesson. Nous avons obtenu cette subvention fédérale pour l'informatique ou la construction.» En 2000, Université, Ville et Etat ont commencé à rêver d'une grande «Bibliothèque de Genève», qui réunirait les collections de la BPU (propriété de la Ville) et celles des Facultés de lettres et de théologie (propriété du canton via le Département de l'instruction publique). En 2002, Alain Jacquesson et le vice-recteur de l'Université Jean-Dominique Vassali présentaient leur rapport aux autorités cantonales et communales: la fusion des bibliothèques aurait permis une politique d'acquisition plus cohérente et le nécessaire développement de l'institution (numérisation des fonds, agrandissement des magasins pour désenclaver les réserves et augmenter l'accès direct aux livres, etc). Avec la réunion des deux collections, on voulait «mieux mettre à disposition du grand public et de la communauté universitaire une des plus importantes collections du monde francophone, par sa cohérence et son exhaustivité», et continuer à l'enrichir. Cette grande Bibliothèque de Genève, serait devenue, selon les initiateurs du projet, une référence au niveau mondial, et aurait été financée par une Fondation de droit public. Mais l'ambitieuse fusion, bien avancée politiquement, a été stoppée par l'Etat pour raisons budgétaires.

OUVERTE A TOUS

Il en reste le nom: cet automne, la BPU est devenue «Bibliothèque de Genève». En même temps, elle exposait ses «Trésors» au Musée Rath et annonçait une redéfinition de ses missions. Car face au désengagement de l'Etat, la Ville et la bibliothèque ont décidé de collaborer plus étroitement. En novembre dernier, Patrice Mugny annonçait que le budget destiné à la Bibliothèque de Genève aurait une nouvelle clé de répartition: moins de services à l'université, plus pour la préservation du patrimoine et l'accessibilité au public. «La bibliothèque se concentre moins sur les acquisitions indispensables aux étudiants, cette tâche étant dévolue aux bibliothèques des facultés, explique le magistrat. Elle met davantage de forces sur l'entretien du fonds et la poursuite des acquisitions pour enrichir ses collections.» Pour lui comme pour Alain Jacquesson, il s'agit de dire aux Genevois que l'institution n'est pas réservée aux universitaires. Avec les risque de ne réserver la littérature spécialisée qu'à l'académie.

Cette réorientation n'empêche pas le travail politique de se poursuivre. Fin novembre, l'Association des communes genevoises mandatait son comité pour négocier avec le Conseil d'Etat toute une série de contre-propositions dans le cadre des discussions sur le transfert des charges et des compétences. Les communes lancent plusieurs pistes pour tenter d'officialiser un certain nombre de manques à gagner imposés par le canton, et proposent de reprendre certaines activités. Notamment dans le domaine de la culture, avec, comme monnaie d'échange... la Bibliothèque de Genève.

 

Deux missions différentes

Pour des raisons historiques, la Ville gère le patrimoine recensé sur son territoire (musées, bibliothèques...) et les salles de spectacles. Le canton, lui, intervient de manière complémentaire et subsidiaire aux communes et à la Confédération. «Les rôles respectifs du canton et de la Ville de Genève en matière de culture sont différents», précise Joëlle Comé, nouvelle directrice du Service des affaires culturelles (SAC) du Département de l'instruction publique (DIP). Entretien.

Que pensez-vous de l'idée de déléguer toutes les subventions culturelles à la Ville de Genève?

Joëlle Comé: Au sein du DIP, nous n'y sommes pas très favorables. Les aides cantonales à la culture ne sont pas les mêmes que celles de la Ville. Je crains la concentration des pouvoirs, au moment où les collectivités publiques sont déficitaires. Ce serait mauvais pour les acteurs culturels: on sait combien la culture est fragile lorsqu'il s'agit de réaliser des économies. Par ailleurs, nous collaborons et discutons énormément avec les Affaires culturelles de la Ville. Nous avons signé ensemble une convention tripartite, avec des institutions ou des associations, et cela fonctionne très bien.

L'Etat de Genève donne environ 23 millions de francs de subventions directes à la culture (la Ville, elle, prévoit 57 millions de subventions dans son budget 2007, ndlr). On retrouve cette situation dans les autres cantons suisses. Les communes investissent généralement davantage de moyens en matière culturelle, le rôle des cantons étant de veiller à la cohérence et à la cohésion entre elles – en termes d'investissements pour des lieux culturels, d'accès à la culture pour tous et de développement de la diversité culturelle.

Que se passerait-il si l'Etat renonçait à son rôle en matière de culture?

– Il a un rôle à jouer en relation avec la Confédération et les autres cantons, dans la promotion ou l'élaboration de projets intercantonaux, transfrontaliers et internationaux. Qui jouerait ce rôle suprarégional si l'Etat se retirait des affaires culturelles? Par ailleurs, il y a «concertation culturelle» avec les communes. Ce n'est pas simple, elles sont plus ou moins riches. Si la Ville gère toute la culture, qui coordonnerait l'action des communes? Qui aurait une vision globale, pour toute la population, pas uniquement celle qui réside en Ville de Genève?

La culture à l'Etat a aussi un volet pédagogique.

– C'est d'ailleurs le Département de l'instruction publique qui gère la politique culturelle cantonale. Nous menons un travail avec les écoles – l'action «écoles-musées» par exemple –, nous sommes en lien avec les Hautes écoles spécialisées qui offrent des formations artistiques, et attentifs aux acteurs émergeants... Se dégager de la culture demanderait aussi d'abroger la loi, qui stipule que le canton doit soutenir la culture, et de modifier les missions de l'Etat.

 

Lire aussi l'article de Marc Guéniat. http://www.lecourrier.ch/bibliotheque_de_geneve_ping_pong_au_rayon_livres