Auteur d’essais, d’enquêtes, de romans historiques et de romans noirs, Serge Quadruppani est aussi traducteur et directeur de la bibliothèque italienne aux Editions Métailié. Il vit entre la France et l’Italie du Sud. Sa connaissance des littératures hexagonale et transalpine se double d’un profil militant qui s’exprime sur son blog (1), dans son activité journalistique et ses essais (lire La Politique de la peur, paru en février dernier au Seuil). Le polar est-il un lieu privilégié de dénonciation et de contestation? Un levier pour faire bouger les mentalités et basculer l’ordre établi? Il y répondra la semaine prochaine à Genève, invité dans le cadre de la Fureur de lire. Jeudi, il dialoguera avec Dominique Manotti et DOA; vendredi, il accueillera Francesco De Filippo (L’Offense et Le Naufrageur) et Gioacchino Criaco (Les Ames noires), deux Italiens publiés chez Métailié, qui exposent la vision sombre d’une société gangrenée par la mafia. Interview.

 

Comment le polar est-il considéré aujourd’hui en Italie?

Serge Quadruppani: Il a mis plus de temps qu’en France à s’imposer comme un genre littéraire à part entière. Il a longtemps été considéré comme une sous-littérature, malgré Sciascia et Gadda, qui s’y sont frottés dès les années 1970. Mais depuis quelques années, on assiste à une vraie mode du polar en Italie, un phénomène comparable à celui qui a touché la France dans les années 1990. Grâce au travail d’Andrea Camilleri notamment, et au succès de son commissaire Montalbano qui dénonce mafia et corruption; grâce aussi à la création, en 1990 à Bologne, du Groupe 13. Il réunit de jeunes auteurs comme Carlo Lucarelli, Marcello Fois, Loriano Machiavelli ou Gianni Materazzo, qui ont envie d’enrichir la littérature policière italienne, et représente une étape identitaire importante. Les journalistes se sont ainsi peu à peu aperçu que ce n’était pas un genre méprisable.

La situation des auteurs de polar, jusque-là minoritaires et marginalisés, a aussi changé grâce à la revue Carmilla. Aujourd’hui en ligne (2), elle se consacre à la littérature de genre et à la culture d’opposition... ce qui dit tout! Comme ceux du collectif Wu Ming, ses auteurs ont effectué un important travail de réflexion sur leur pratique et la culture populaire. Il y a deux ans, quand Wu Ming a théorisé l’idée de New Italian Epic, il lançait un véritable débat littéraire et politique, une réflexion sur le travail des écrivains et leur lien à la société qui a intéressé des auteurs comme Carlo Lucarelli ou Massimo Carlotto (ex-militant au sein du groupe d’extrême-gauche Lotta Continua, ndlr). Cette tentative d’auto-analyse a créé un climat de réflexion collective.

 

Qu’est-ce qui différencie le polar italien et français?

– C’est sans doute cette dimension collective, absente en France. Chaque auteur italien a bien sûr sa personnalité et ses positions, tout en menant un travail de réflexion commun. Le monde du polar français, lui, est très centré autour des salons et de quelques personnalités vieillissantes, il faut bien le dire... Je ne suis pas un grand amateur de salons: je leur trouve un côté paroissial et on y trouve toujours les mêmes têtes et les mêmes discours, au sujet de la littérature noire qui serait «maudite», et la seule à parler de certaines réalités sociales... C’est faux! Cette littérature est aujourd’hui très reconnue et elle n’est pas forcément dénonciatrice: on y trouve une présence massive de polars de pur divertissement, d’enquêtes criminelles qui ne confrontent rien de particulier et ne sont nullement radicales dans leur vision du monde.

Enfin, la littérature blanche s’occupe elle aussi d’enjeux sociaux. Beaucoup de romans sont excellents formellement et efficaces dans leur analyse des méfaits du néolibéralisme, et s’attaquent à de brûlantes questions de société – la surexploitation et les rapports sadiques dans le monde du travail par exemple...

 

Le polar ne revêt-il donc pas forcément une fonction de critique sociale?

– En France comme en Italie, dès le moment où le genre a explosé, son caractère avant-gardiste s’est un peu perdu. Il est devenu un produit de grande consommation: la majeure partie de la production littéraire est banale, la dénonciation souvent très convenue. La révolte contre les errements politiques de l’Italie actuelle est un phénomène intéressant sur les blogs, mais qui se traduit peu en œuvres. Rares sont les livres de l’ampleur de Romanzo criminale de Giancarlo De Cataldo (adapté au cinéma par Michele Placido, puis en série TV, ndlr); les écrivains tels que Valerio Evangelisti, Wu Ming, De Cataldo ou Lucarelli (représentant d’une gauche plus classique), sont minoritaires.

Par leurs livres comme par leurs interventions publiques, ils peuvent cependant jouer un rôle important pour ceux qui ne sont pas satisfaits de la gauche institutionnelle, si molle. C’est le cas d’Andrea Camilleri: dans son récent L’Intermittenza, où il troque son sicilien habituel pour un italien plus standard, il évoque la fermeture des usines et les magouilles des dirigeants.

 

Quel impact ont ces voix discordantes?

– Si on devait se limiter aux discours des grands médias et de la gauche institutionnelle, il y aurait de quoi désespérer. Ils n’ont pas grand-chose à dire. Heureusement, il existe un réseau militant, populaire, et des auteurs et artistes en résonance avec ce milieu-là.

Quand nous avons manifesté, en janvier dernier, contre l’interdiction de certains livres des bibliothèques de Vénétie, nous nous sommes retrouvés à marcher aux côtés des grands syndicats de la métallurgie. Une symbiose intéressante entre le monde ouvrier et artistique, avec Wu Ming et Carlotto en tête de cortège... Cette dynamique n’existe pas en France. Sur la question des banlieues par exemple, beaucoup d’auteurs ont une position frileuse, même s’ils sont de gauche.

 

 

Les rencontrer à la Fureur de lire:

• «Le polar social et politique selon Dominique Manotti, DOA et Serge Quadruppani», je 6 octobre à 21h50, Salle du Faubourg, 8 rue des Terreaux-du-Temple, Genève. Rencontre modérée par Joseph Incardona et précédée par la performance Je refuse de répondre..., d’après Dashiell Hammett (interrogé par la commission McCarthy en 1953).

• «Citoyens clandestins et société honorable», rencontre avec Francesco de Filippo et Gioacchino Criaco, animée par Serge Quadruppani, ve 7 à 19h30, Salle du Faubourg.

• «Le polar c’est rock: carte blanche à Aurélien Masson», directeur de la Série noire chez Gallimard, avec Antoine Chainas, DOA, Caryl Férey, sa 8 à 21h30, Salle du Faubourg.

 

1) quadruppani.blogspot.com

2) carmillaonline.com

 

http://www.lecourrier.ch/polar_italien_et_culture_d_opp