EDITION - Dans un marché global du livre marqué par les concentrations, les éditeurs littéraires romands restent indépendants. Ils se disent confiants malgré les difficultés, tandis que de nouvelles petites structures émergent.

 

 

Moribonde, l'édition romande? Pas vraiment. Certes, tout n'est pas rose. Mais les éditeurs romands de littérature, attentifs aux plumes locales, continuent de prendre des risques dans un contexte économique qui fait peser sur leur travail une pression croissante. Mieux: ils sont restés indépendants, alors que le marché du livre s'est industrialisé aux Etats-Unis et en Europe. Michèle Stroun, qui dirige les éditions genevoises Metropolis, parle d'«exception romande», et même d'un certain anachronisme par rapport au reste du monde. En France notamment, dès 1998, des vagues de rachats ont concentré l'édition, la distribution, la librairie et la presse aux mains de grands groupes. «Le tout économique est un autre monde, qui ne nous intéresse pas, souligne Marlyse Pietri, des Editions Zoé. Notre but est la littérature. Nous sommes dans une logique de résistance face à la collusion entre les grands groupes et le pouvoir. Nous défendons la liberté d'expression et une certaine idée de la démocratie.»

Résultat: par leur engagement, la plupart des éditeurs romands sont parvenus à se maintenir en place. Ils font même preuve d'une belle longévité: en 2006, L'Age d'Homme a fêté ses 40 ans, Zoé et En Bas leurs 30 ans, alors que Bernard Campiche a soufflé ses vingt bougies, tout comme La Joie de lire cette année – et Metropolis en 2008. «Nous devons sans cesse créer l'espace pour nous faire entendre, rien n'est jamais acquis», ajoute Marlyse Pietri. Chaque année, les éditeurs se posent la question de leur survie.

 

Aides insuffisantes

Michel Moret, directeur de L'Aire, a signé cet automne Beau comme un vol de canards. Cent jours de la vie d'un éditeur romand, journal commencé lors d'une période financièrement difficile: «J'ai envisagé la retraite, j'ai pris conscience que mes jours d'éditeur étaient comptés. Puis le ciel s'est dégagé au fil des semaines, et je continue. Mais on tient à un fil et on sait qu'on peut tomber.» S'il constate actuellement une «petite reprise», elle n'occulte pas une tendance de fond: «On assiste à un phénomène presque sociologique: le livre est devenu un produit. Dans cette économie, les petits éditeurs, qui travaillent de manière semi-artisanale, se retrouvent marginalisés. Il faut toujours se battre pour revenir au centre.» Alors ils se battent, avec enthousiasme et passion, à différents niveaux.

Leur priorité est de continuer de publier les écrivains qu'ils défendent. Cela demande parfois de pouvoir suivre un auteur pendant des années, sans rentabilité immédiate. Publier sans subventions est donc risqué. Surtout, «sans aides, certains livres importants ne pourraient pas exister – je pense notamment à notre collection bilingue», relève Jean Richard, des Editions d'En Bas. «Le travail de recherche de fonds doit être fait avec sérieux, il s'agit de la responsabilité de l'éditeur.» Mais les aides de l'Etat ne se sont pas adaptées à l'évolution néolibérale du marché du livre: celui-ci souffre de l'absence d'un cadre légal qui reconnaisse sa spécificité culturelle. «La tendance est de dire: 'Les éditeurs sont des entreprises privées, laissons-les se débrouiller', remarque Francine Bouchet, de La Joie de lire. L'Etat devrait s'interroger: l'édition romande a-t-elle encore un sens, une raison d'être? Si c'est non, très bien, on laisse tomber.» Pour Alain Berset, des Editions Héros-Limite, l'Etat devrait soutenir la littérature comme il le fait pour le théâtre – alors que les subventions sont actuellement attribuées pour un projet, non à une structure. «On a l'impression qu'on fait partie d'un métier en voie de disparition», glisse-t-il.

 

Optimisme

Autre écueil: la loi sur un prix réglementé du livre est bloquée à Berne depuis des années, ce qui scandalise Marlyse Pietri: «Refuser une loi sur le prix unique du livre, c'est considérer la Suisse comme trop petite ou insignifiante pour avoir droit aux mêmes conditions que la France et l'Allemagne.» Francine Bouchet met en cause «une méconnaissance crasse de la situation de la part des politiciens, un manque d'intérêt manifeste. Je suis effarée par le niveau de culture des gens qui disposent du pouvoir décisionnel.» Du coup, dans le milieu très individualiste de l'édition, une solidarité a commencé à émerger face à la question du prix unique, notamment via le Lobby suisse du livre, actif à Berne; et le débat sur le soutien étatique progresse dans les cantons.

Ainsi les éditeurs romands se disent globalement confiants et optimistes. «L'édition romande est toujours présentée comme à bout de souffle», s'agace Francine Bouchet. «Il n'y a pas trop de parutions, contrairement à ce qu'on entend souvent, mais des marges trop faibles. Il faut être plus pertinent dans son offre, travailler au niveau des librairies pour se faire recevoir, ne pas attendre que la diffusion vienne à nous.» La longévité des éditeurs romands est un atout: Jean Richard, par exemple, connaît tous les libraires en Suisse romande, et les Editions d'En Bas ont un réseau de fidèles lecteurs et un système de souscription – «les gens sont abonnés au catalogue et reçoivent les livres à leur sortie».

 

Question d'équilibre

Michel Moret souligne la nécessité de «maintenir l'enthousiasme de la découverte, un état d'esprit positif, un élan créatif à tous les niveaux – dans la presse aussi, qui peine à maintenir ses pages culturelles». Le principal défi est pour lui d'arriver à augmenter son chiffre d'affaires et de populariser ses auteurs – «C'est une question de promotion, et de reconnaissance, nécessaire pour l'écrivain. Dans un deuxième temps se pose la question des subventions.» Quant aux Editions Héros-Limite et Zoé, elles bouclent une année très positive. Créé en 1994 à Genève, Héros-Limite s'est peu à peu professionnalisé, développant patiemment un catalogue où se côtoient livres d'artiste, poésie sonore et livres audio. «Pour moi, cela va mieux qu'avant, même si j'ai le sentiment que je vends moins, remarque Alain Berset. Je publie donc davantage de titres pour compenser. Pourtant, dès mes débuts, parce que je suis libraire, je suis attentif à ne pas jouer le jeu malsain de la surproduction. Mais il faut trouver le point d'équilibre – si on publie trop peu, on ne s'en sort pas.»

L'équilibre, les Editions Zoé l'ont atteint cette année pour la première fois. «Je ne l'aurais jamais cru», confesse Marlyse Pietri. Elle l'explique par le succès de certains romans, mais aussi par une recherche plus rigoureuse d'aides pour chaque projet et par une légère diminution du nombre de titres publiés.

 

Ouvertures

Bref, il s'agit d'être créatif, prospectif, combatif. Tous s'ouvrent au marché français, développent des contacts avec les éditeurs indépendants et la presse de l'Hexagone. Objectif: sortir du bassin romand restreint et tisser des réseaux avec des structures qui partagent les mêmes difficultés, afin de renforcer le poids de la petite édition face aux groupes industriels. Membre de l'Alliance des éditeurs indépendants, Jean Richard participe aussi à des projets de coédition ou d'édition solidaire.

Ne pas se cantonner à un seul genre et diversifier ses activités s'avère vital. Alain Berset collabore avec les Beaux-arts, et vit grâce aux stages et cours de formation continue donnés dans son atelier d'Artamis. Le site sera évacué ce printemps pour être dépollué. «Il me faudra bientôt un autre lieu, où les charges seront forcément plus importantes.» Zoé et L'Age d'Homme ont une activité de distribution et de diffusion, et ce dernier possède la librairie Le Rameau d'or, à Genève. «Elle soutient le secteur édition, surtout via la vente du fonds», explique son directeur Vladimir Dimitrievitch. Qui dément les rumeurs faisant état d'une prochaine fermeture de la librairie et des éditions L'Age d'Homme.

Reste qu'il prendra sans doute bientôt sa retraite. La longévité des maisons romande soulève aussi la question de la relève. Elles se sont peu préoccupées de transmettre leur outil, remarque Alain Berset. Si le passage de témoin est encore musique d'avenir pour Francine Bouchet, elle souligne que «la relève est le problème de tout éditeur, partout. Faut-il transmettre sa maison à ses enfants? Je ne l'ai jamais voulu, chacun doit choisir sa route.» Les vocations sont rares, la littérature ne rapporte pas, rappelle Michèle Stroun. Dans le contexte économique global, les jeunes sont plus prudents. Se lancer dans l'aventure exige «beaucoup d'enthousiasme, de compétences et d'exigence – et pas mal d'inconscience aussi!» s'exclame Francine Bouchet.

 

La relève pointe son nez

De fait, depuis le début des années 2000, plusieurs petites structures non professionnelles ont émergé – ainsi de Novarina, Faim de siècle & Cousu mouche, Encre fraîche ou Le Miel de l'Ours (lire ci-dessous). Jean Richard se dit attentif à ces frémissements: «Les grandes maisons d'aujourd'hui ont aussi commencé par le bénévolat.» Les débuts de Zoé n'ont pas été simples, confirme Marlyse Pietri. «Bertil Galland et L'Age d'Homme occupaient le terrain du roman. Zoé, L'Aire et En Bas sont arrivés plus ou moins en même temps. Zoé ne demandait pas d'aides – et notre première demande subvention, après cinq ans d'activité, avait été refusée. Je sentais que j'étais mal acceptée par les structures déjà existantes.»

Aujourd'hui, les éditeurs «établis» semblent au contraire se réjouir de cette relève, qui suscite également sympathie et curiosité de la part des libraires et de la presse. Tous notent que le vrai défi, pour ces petites maisons, sera de durer, d'arriver à se salarier, et de construire un catalogue cohérent. «J'aimerais beaucoup rencontrer ces jeunes éditeurs, conclut Marlyse Pietri. Ce serait très enrichissant d'échanger sur nos expériences.» I

 

Michel Moret, Beau comme un vol de canards. Cent jours de la vie d'un éditeur romand, Ed. de L'Aire, 2007, 164 pp.

 

Bénévoles et passionnés 

Ils ont la trentaine, ils se sont lancés dans l'édition au rythme de quelques titres par année, en parallèle à un autre métier qui leur permet de vivre. Depuis le début des années 2000, plusieurs petites structures non professionnelles – basées sur le bénévolat – ont émergé en Suisse romande: Encre fraîche, Le Miel de l'Ours, ou Faim de siècle & Cousu mouche, pour ne citer qu'eux.

Créée en 2001, l'association Encre fraîche a publié ses premiers titres en 2004 (deux la première année, une dizaine en 2007). «On a lancé la maison parce qu'on a eu un coup de coeur pour le manuscrit d'Olivier Sillig, refusé par les éditeurs», raconte Catherine Demolis, présidente de l'association. Encre fraîche organise des cafés littéraires pour mettre en valeur ses auteurs. Elle souhaite «publier un peu plus»; les ouvrages sont choisis par une commission de lecture bénévole – seule une graphiste est pour l'instant rémunérée, via le chômage. «N'étant pas une structure professionnelle, nous ne choisissons pas les livres pour leur potentiel commercial. Mais à terme, nous aimerions avoir des salariés.» La maison demande des subventions pour ses publications, et est diffusée depuis le début de ce mois par Eurolivres. «Jusqu'à présent, nous faisions la tournée des librairies.»

Bibliothécaire et écrivain, le Genevois Patrice Duret a créé Le Miel de l'Ours en 2003. «Je constatais un manque au niveau de la poésie. J'avais envie de faire se côtoyer des auteurs connus et inconnus, et de les mettre en valeur dans des recueil au format d'un carnet, un poche minuscule qu'on se passe sous le manteau.» Il publie d'emblée Jacques Chessex, Jacques Roman, Jean-Michel Olivier et Alexandre Voisard. Au rythme de trois livres par an, tirés à 150 exemplaires numérotés, Patrice Duret opère des choix dictés par «la liberté et le plaisir. Je n'ai aucune contrainte. Tout est ouvert, la question d'une professionnalisation également. Cette liberté est aussi poétique. Je choisis les textes en fonction de mes coups de coeur pour l'oeuvre et pour la personne à la fois, la relation est importante. C'est une démarche poétique large où tout est significatif.» La diffusion? Le bouche-à-oreille, les commandes par courrier ou cartes postales, et la librairie Le Parnasse.

PAPIER ET INTERNET

Créé à Fribourg il y a dix ans, Faim de siècle s'est associé avec les Genevois de Cousu mouche, qui publient gratuitement des textes sur internet depuis cinq ans. «Nous voulions partager librement des idées et des textes, sans penser à éditer professionnellement, raconte Oliver Humbel, de Cousu mouche. Le web ne tue pas le livre, au contraire, l'un encourage l'autre.» Le premier livre édité en commun, Mignardises (2005), reprenait ainsi des nouvelles parues sur le web. La plate-forme internet de Cousu mouche sert également à la promotion, tandis que Faim de siècle assure la distribution via l'OLF. «On a démarré sur Fribourg, explique Charly Veuthey, de Faim de siècle, on était connus également en Valais, Cousu mouche nous a ouvert Genève. Ils connaissent le milieu, les auteurs, et fonctionnent beaucoup en réseau.» Les deux structures ont publié ensemble neuf ouvrages, dont quatre cette année, financés via des subventions diverses. «Nous avons déjà sorti des volumes sans aides, mais c'est risqué, explique Charly Veuthey. On n'a rien gagné ni perdu pour l'instant, mais si l'on veut survivre vraiment, il faut vendre, ne pas compter que sur les subventions.» Oliver Humbel insiste sur le travail de fond effectué avec les auteurs. «Nous n'avons pas les moyens pour la quantité, donc la qualité est importante, également au niveau visuel.»

Quant à l'avenir, Charly Veuthey le voit «radieux», enchanté de l'accueil reçu par ses derniers livres. Il note qu'en Suisse romande, beaucoup d'éditeurs importants approchent de l'âge de la retraite. «Je pense à L'Age d'homme ou à L'Aire; on est prêts à sauter dans ces places libres.»

DE L'AVANTAGE D'ETRE PETIT

«C'est le moment de mettre en place quelque chose de neuf, de trouver des niches», remarque aussi Valérie Solano, à Genève, qui donnera le coup d'envoi des Editions Sauvages fin février 2008, avec quatre livres: deux romans d'auteurs genevois, une réédition du poète Claude Roy, et un document audio, témoignage d'un paysan de 80 ans qui inaugurera une série de portraits «de personnes dépositaires d'une mémoire». Enthousiaste, Valérie Solano relève que les grandes maisons ne font pas d'ombre aux petites. «Quand on publie 20 à 30 livres par an, on doit tenir ce rythme pour s'en sortir. Quand on est petit, on n'a aucun espoir de régater et on se situe dans une économie différente.» Elle compte garder ce rythme de quatre parutions à la fois. «Je ne veux pas subir la pression commerciale à tout prix. Etre tous bénévoles nous offre aussi une grande liberté.» Ses choix se porteront sur des textes au verbe particulier. «Je porte une grande attention à la langue, ainsi qu'à l'histoire racontée.»

Le principal problème auquel sont confrontés les nouveaux éditeurs, c'est de devoir payer les professionnels et l'imprimeur avant de toucher les premières rentrées d'argent. Les Editions Sauvages sont à la recherche de subventions, puis se constitueront en une association qui fonctionnera selon un système de souscription. «Je ne veux pas être diffusée non plus, ça grignote trop de marges», explique Valérie Solano. Représentante chez Zoé pendant cinq ans, elle connaît tous les libraires de la région et entend développer des contacts directs, pour créer des réseaux qui se soutiennent mutuellement.

 

 

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