LETTRES Les universités de Genève, Lausanne et Neuchâtel s'associent pour proposer un programme plurilingue d'études en «littératures suisses». Une première.

 

La littérature suisse existe-t-elle? Un brin provocante, la question est pertinente: ne faut-il pas plutôt décliner le terme au pluriel? Dans ce cas, en quoi les lettres romandes, alémaniques et tessinoises se distinguent-elles de celles des grands pays limitrophes dont elles partagent la langue? La diversité linguistique de la Suisse peut-elle être vue comme un laboratoire de la situation culturelle de l'Europe? Autant de questions qui occupent les chercheurs depuis des années, au fil de colloques et autres rencontres littéraires. Dès septembre prochain, elles seront intégrées au cursus académique romand.

Les universités de Genève, Lausanne et Neuchâtel ont en effet mis sur pied un programme d'études des littératures de Suisse: dans le cadre de leur cursus de maîtrise (Master) de langue française, allemande ou italienne, les étudiants pourront choisir plusieurs séminaires de «littérature suisse», au sein de leur université ou des universités partenaires. Professeure à Neuchâtel, Claire Jaquier a participé à l'élaboration de ce programme et donnera cet automne un séminaire sur «L'idylle et le décor helvétique», notamment dans Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Entretien.

 

Comment s'organisent ces nouvelles études des littératures de Suisse?

Claire Jaquier: Elles inaugurent un partenariat entre universités et se déroulent selon plusieurs axes. L'objectif est d'abord de dispenser un enseignement de base dans le domaine. Ensuite, il s'agit d'élargir la recherche: on incitera les étudiants à faire leur mémoire en littérature suisse, et chaque année un colloque commun sera organisé, lors duquel professeurs et étudiants présenteront leurs travaux. Enfin, nous voulons développer la connaissance des milieux institutionnels qui promeuvent la littérature en Suisse, et encourager les contacts avec les éditeurs, médias, bibliothèques, fonds d'archives, théâtres, maisons de la littérature, etc. Ce dernier point est très important à mes yeux: il fait le lien entre l'académie et l'extérieur, encourage la circulation entre la vie du livre et les études.1 L'université sera ouverte sur les théâtres, des stages seront proposés aux étudiants – aux Archives littéraires suisses, par exemple, où ils découvriront comment se gère un fonds littéraire –, on invitera des écrivains, etc.

 

Chaque année, une thématique commune offrira une ligne directrice aux cours dispensés dans les trois langues.

– Elle donnera un cadre à l'enseignement. Pour l'année prochaine, on a choisi le thème «Idylle et catastrophe: deux démons helvétiques et leur figuration littéraire». Au XVIIIe siècle, des oeuvres indigènes et des récits de voyageurs élaborent une sorte de «modèle suisse», fondant l'idée d'un pays hors du monde, d'une île dans l'Europe – du point de vue du paysage mais également politique. Rousseau lance la mode du paysage lacustre lémanique dans la Nouvelle Héloïse, et la Suisse est présentée comme un modèle de République. Elle est une idylle pastorale, entre mythe et réalité. Mais cette image stéréotypée est contrebalancée par un autre imaginaire, celui de la catastrophe, très présent dans la littérature alémanique aux XIXe et XXe siècles. La catastrophe – naturelle, sociale ou historique – peut être lue comme une allégorie du dynamisme dont la Suisse a aussi besoin: elle bouscule le confort matériel et moral de l'idylle, les stéréotypes et les frontières trop étroites. Les deux guerres que le pays n'a pas vécues sont symptomatiques de cette terreur connue à distance: il y a un certain malaise d'être en Suisse, et la réaction à ce confort excessif surgit de manière explosive. Qu'on pense à Mars de Fritz Zorn, à Die grosse Unruhe d'Albin Zollinger, publié en 1939...

 

Y a-t-il donc une spécificité de la littérature helvétique? Comment se manifeste son écart par rapport aux littératures nationales limitrophes?

– Elle se définit par un jeu de différence et de ressemblance, par le rapport des périphéries au centre, par le plurilinguisme au sein même des oeuvres – des auteurs bilingues comme Beat Christen ou Daniel Maggetti intègrent différentes langues dans leurs textes. Objet de nombreux débats – parfois aussi vifs que stériles – depuis le XIXe siècle, la question de l'identité de la littérature suisse ne sera pas abordée de front mais indirectement, par le biais de la comparaison des oeuvres entre elles, ou du traitement différentiel de certains sujets – la vie en société, la ville, la nature.

 

Le paradoxe de la littérature suisse n'est-il pas qu'elle méconnue, voire méprisée, en Suisse même?

– Elle a été victime de beaucoup de préjugés, surtout à Genève. On étudie les grands auteurs classiques lors de ses études de français, on les pimente d'un ou deux titres helvétiques, mais sans forcément faire communiquer ces littératures. Reste qu'aujourd'hui, la littérature romande est bien implantée à l'université. Il existe un Centre de recherche sur les lettres romandes à Lausanne, des enseignements consacrés aux auteurs suisses sont régulièrement dispensés dans les trois universités partenaires... On jette également davantage de passerelles entre les langues nationales, afin de nourrir le dialogue et d'encourager la lecture des oeuvres suisses majeures, notamment en traduction. Ainsi, notre programme trouvera toute sa raison d'être dans le cadre du Master, où l'interdisciplinarité est plus forte que dans les études de Bachelor: à Neuchâtel, il pourra par exemple s'intégrer à un Master «Littératures», qui promeut l'étude du fait littéraire hors du cadre étroit des littératures et langues nationales.

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