A l’ombre des grands noms

La mère d’Aragon, la dernière maîtresse de Breton et Robert Gilbert-Lecomte, créateur de la revue "Le Grand Jeu", reprennent vie dans trois ouvrages de la rentrée littéraire.

A l'ombre des grands noms
Louis Aragon et sa mère, Marguerite Toucas-Massillon, vers 1907. DR

 

Louis Aragon, André Breton, Roger Gilbert-Lecomte. Dans les années 1930, la trajectoire des deux grandes figures du surréalisme a croisé celle du fondateur de la revue Le Grand Jeu, étoile filante à l’œuvre aussi brève et fulgurante que sa vie dédiée au rimbaldien dérèglement de tous les sens. Dans un café parisien, le groupe surréaliste avait convié la petite équipe de rédaction de la revue. Il y avait là Breton et Aragon, mais aussi Queneau, Bernard, Fourrier. Objet officiel de la rencontre: «mettre les choses à plat entre les deux mouvements». Très vite, les politesses ont laissé place à la tentation autoritaire de Breton, ulcéré par l’outrecuidance de ces jeunes rebelles qui refusaient d’adhérer au surréalisme – devenu, selon eux, trop bureaucratique.

La scène est racontée dans La bonne vie, du Genevois Matthieu Mégevand, qui suit la figure ­méconnue de Gilbert-Lecomte. Le chef de file des surréalistes est quant à lui au cœur de l’étonnant J’aimerai André Breton, où Serge Filippini choisit le point de vue de la dernière – et fictive – maîtresse du poète (lire nos critiques ci-dessous). Louis Aragon, enfin, apparaît à l’arrière-plan d’Une Femme invisible, passionnante enquête de Nathalie Piégay sur la mère de l’écrivain et son incroyable roman familial.

Identités masquées

Rappelons que l’auteur de la fameuse nouvelle Le Mentir-vrai est le fils naturel de Marguerite Toucas-Massillon et de Louis Andrieux, préfet de police de Paris et député, haute figure de la IIIe République de trente ans son aîné. Pour préserver l’honneur de la famille, on raconte que l’enfant est celui d’amis morts dans un accident de voiture, Jean Aragon et Blanche Moulin, généreusement adopté par Claire Toucas-Massillon: sa grand-mère est donc présentée comme sa mère, sa mère et ses deux tantes deviennent ses sœurs, et son oncle, son frère. Quant à Andrieux (qui a choisi le nom d’Aragon en souvenir de ses années en tant qu’ambassadeur en Espagne), il sera son parrain, tandis que sa marraine, Constance de Villerslafaye, n’est autre que sa tante Marie… Bref, on invente sans complexe, on brouille les cartes, dans un jeu d’identités masquées qui n’est peut-être pas étranger au goût de l’invention que montra très tôt Aragon.

Dans cette biographie frappée du sceau du romanesque, Marguerite Toucas-Massillon n’apparaît toujours que brièvement, citée en passant. On sait qu’elle a tenu une pension de famille et qu’elle livrait des porcelaines peintes au Bon Marché pour faire vivre les siens (leur père les avaient abandonnés pour ouvrir des maisons de jeu à Constantinople); puis, après la mort d’Andrieux en 1931, elle a gagné sa vie en écrivant des romans à l’eau de rose et en traduisant des policiers de l’anglais.

C’est justement l’un de ses manuscrits inédit que découvre un jour Nathalie Piégay dans les archives de Louis Aragon, Sous le masque. Commence alors une patiente recherche de ses autres livres et des rares traces laissées par cette silhouette ­attachante mais floue, qui fait écho à celles de tant de femmes. «Pourquoi m’acharner sur une comparse, sur une figure qui n’apparaît que dans l’ombre que projettent les grands hommes, dans les interstices de leur biographie?» se demande l’auteure, professeure de littérature française à l’université de Genève et spécialiste d’Aragon (1). La «ligne des pères» est tellement plus facile à suivre…

Entre document et fiction, Une Femme invisible est une biographie aussi originale que personnelle. Se mettant discrètement en scène, Nathalie Piégay tisse un subtil jeu d’échos entre plusieurs générations de femmes et questionne avec finesse leur place dans l’histoire, tout en nous replongeant dans un siècle tourmenté. Entretien.

Pourquoi cette «obsession» pour une femme qui ne cessera de vous échapper?

Nathalie Piégay: Précisément pour cette raison! Marguerite est vouée à disparaître, elle a vécu dans l’ombre, et c’est ce qui m’a intéressée. Il y a quelque chose d’exceptionnel dans son parcours et, en même temps, elle est révélatrice de la condition des femmes de son époque. J’avais envie d’en savoir plus et d’inventer une nouvelle forme de biographie.

Quel rôle a joué pour vous la découverte de son manuscrit?

Ça a été l’élément déclencheur. Je pensais que la lire serait une façon d’entrer dans son intimité. On ne connaissait pas ses romans car ils sont difficilement accessibles: deux seulement ont paru sous forme de livres, les autres étaient des suppléments aux magazines féminins Mode et roman et Les Dimanches de la femme. Mon idée n’était pas de réhabiliter une auteure de valeur qu’on aurait injustement ignorée, mais de comprendre pourquoi elle en était venue à l’écriture, et dans quelle position ça la plaçait par rapport à son fils.

Et qu’en pensait Aragon?

Il s’est montré très méprisant, ce qu’il a regretté ensuite. C’était pour elle un travail alimentaire. Dans les années 1930, gagner sa vie par l’écriture de romans de commande et par des traductions est selon moi une preuve de sa grande autonomie et de sa modernité.

Vous avez retrouvé tous ses romans. Que disent-ils d’elle?

Rien. Ce sont des textes formatés, avec peu de liberté dans le traitement du sujet et la manière d’écrire. Mais du coup, ça m’a laissé beaucoup de place: j’ai pu imaginer ce qu’ils ne pouvaient dire. Les faits marquants de sa vie sont réels – sa relation avec Andrieux, sa mort à Cahors, seule, en 1942, le fait qu’elle n’ait jamais rencontré Elsa Triolet, l’épouse d’Aragon, etc. Mais la documentation que j’ai pu consulter a aussi été un tremplin pour l’imagination. Surtout en ce qui concerne sa vie amoureuse, son statut de mère, autant d’éléments attestés dans lesquels je pouvais glisser ma subjectivité.

Vous évoquez en effet votre grand-mère et votre mère, un quotidien partagé par beaucoup de femmes…

Oui, il y a des constantes. La maternité, la gestion du quotidien, la visibilité différente des femmes et des hommes… Mais pour moi, Marguerite n’est pas seulement ce cliché d’une jeune femme mise enceinte par un notable marié bien plus âgé qu’elle. C’est aussi une femme libre et passionnée: en gardant l’enfant malgré les pressions, en refusant un mariage de complaisance, en poursuivant sa relation amoureuse avec Andrieux jusqu’à la mort de celui-ci, elle a courageusement affirmé ses choix et accepté d’en payer le prix.

Vous la montrez cultivée, lectrice… Que pensait-elle de la carrière littéraire de son fils? De son engagement politique?

On n’en sait rien. Tout ce que je connais de sa relation avec Aragon vient de lui: il a écrit de rares textes sur sa mère et transposé quelques éléments dans certains de ses romans. Elle-même n’a rien écrit sur lui. J’ai imaginé qu’elle s’était tenue à l’écart de son engagement politique, difficile à suivre pour une femme de l’époque. Il y a aussi un écart de génération. Il a fait la Première Guerre mondiale, une expérience déterminante qui a tracé entre eux une ligne de fracture.

Elle lui révèle d’ailleurs son identité réelle juste avant son départ pour le front.

Elle craignait de ne jamais le revoir. Il ne semble pas avoir été surpris par cette révélation, qu’il pressentait, a-t-il écrit. Des indices prouvent cependant qu’à la fin des années 1920, ils se présentent toujours comme frère et sœur…

Une manière de préserver les apparences? Ils semblent en tous cas être devenus les rôles qu’on leur avait imposés. Aragon n’a jamais réussi à l’appeler maman, ce qui ne change rien à l’authenticité de leurs sentiments.

Il est étonnant qu’elle ne se soit pas davantage dévoilée dans son journal, non?

Ce journal est une invention de ma part! Les femmes de son milieu et de sa génération en tenaient souvent un, elle aurait tout à fait pu le faire. Mais il ne reste d’elle aucun écrit personnel. Il faut dire que sa mort en pleine Seconde Guerre mondiale n’a pas facilité la récupération de ses documents, d’autant que son fils n’y avait pas accès: juridiquement, elle n’est pas sa mère et ne laisse aucun héritier.

J’ai imaginé qu’elle avait conservé les lettres que lui écrivait Andrieux, mais que les siennes avaient été détruites par les fils de celui-ci. Enfin, on peut supposer aussi que sa propre famille ne tenait pas beaucoup à conserver ce qui concernait sa liaison… Tout ceci relève des hypothèses que j’ai forgées pour inventer cette histoire et donner consistance à sa vie.

Mais pour moi, ces documents absents font partie de son destin. Ils renforcent sa disparition programmée.

 

1) Elle a signé Aragon et la chanson (Ed. Textuel, 2007) et édité le roman La Semaine sainte dans La Pléiade, tome IV, 2008. 

Nathalie Piégay, Une Femme invisible, Ed. du Rocher, 2018, 348 pp.

 

https://lecourrier.ch/2018/08/30/a-lombre-des-grands-noms/