L’étoile filante qui brûla tout sur son passage

La vie et l’œuvre fulgurantes de Roger Gilbert-Lecompte, l’un des fondateurs de la revue "Le Grand Jeu", sont au cœur du dernier livre  de Matthieu Mégevand.

 

Il se voulait voyant, cherchait à dépasser les limites de la conscience et de sa condition humaine, dans une recherche infinie des «instants bouleversants qui redonnent enfin du suc à cette vie inquiète». Drogues, alcool et écriture nourrissaient sa «métaphysique existentielle» qui exigeait de s’ouvrir à l’absolu par l’expérience, rejetant tous les dogmes, bousculant la bienséance. Pas étonnant qu’on l’ait un peu oublié: poète rare, Roger Gilbert-­Lecomte (1907-1943) a laissé peu de textes, en accord avec sa logique autodestructrice: de son vivant ont paru deux recueils (dont La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent), et ses contributions au Grand Jeu, revue fondée avec un noyau d’amis d’enfance.

Car tout a commencé à Reims, ­rappelle Matthieu Mégevand dans La bonne vie, qui retrace la quête poétique et existentielle de cette figure tragique des lettres françaises. Après notamment Ce qu’il reste des mots (Fayard, 2013), œuvre sensible autour du drame de Sierre, l’auteur genevois livre ici un récit très documenté qui marie relation des événements, extraits de lettres et citations.

Table rase

Fils unique d’une famille petite-bourgeoise dans laquelle il étouffe, Gilbert-Lecomte rencontre au lycée René Daumal, Roger Vaillant et Robert Meyrat, avec lesquels il crée une confrérie inspirée de Dada et de la pataphysique, Les phrères simplistes. Les adolescents parcourent Reims défigurée par la guerre et veulent faire table rase de toutes les autorités, réelles et symboliques. Ils composent des vers, boivent, rêvent de liberté, d’«éclater à grands coups de pieds cette fourmilière qu’on nomme littérature». Entre poésie et scandales, ils posent les jalons d’une philosophie de subversion totale. C’est à cette époque que Gilbert-Lecomte essaie le tétrachlorure de carbone, afin d’accéder à des mondes inconnus. Un premier pas qui le mènera à l’héroïne.

A Paris, ils fonderont Le Grand Jeu avec une poignée d’autres poètes et le peintre Joseph Sima. Le premier numéro de la revue, en 1928, bouscule le petit monde des lettres. En mystique sans religion, Gilbert-Lecomte y signe un avant-propos en forme de manifeste qui appelle à la Révolution permanente: «Le Grand Jeu est irrémédiable; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à ‘qui perd gagne’. Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de ‘grâce’ (…) Car nous croyons à tous les miracles. Attitude: il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les ­instants.»

Les foudres de Breton

Franchir les limites, vivre dans l’excès, faire la révolution, exalter le pouvoir de l’imaginaire… André Breton y reconnaît les fondements du surréalisme et n’apprécie guère. «Acceptez ma tutelle, ou soyez prêts à subir mes foudres», leur fera-t-il comprendre. Les membres du Grand Jeu refusent, bien sûr, et dans leur réponse évoquent leur «besoin absolu et désespéré d’une révolte totale». Antonin Artaud, lui, sera fasciné par Gilbert-Lecomte.

A Paris, ce dernier vit pauvrement, dépensant en drogue tout l’argent que continue de lui envoyer son père méprisé. Mais sa posture intransigeante est à la longue intenable, et ses condisciples prennent leurs distances alors qu’il devient ombre décharnée, dévasté par l’héroïne et l’alcool. Il vit la nuit, seul et mal en point, écrit toujours, et finira par mourir du tétanos à 36 ans à cause d’une aiguille infectée.

Matthieu Mégevand cherche à approcher «le point d’incandescence» de cette trajectoire, «ce moment où l’existence ne se suffit plus, se dépasse, surchauffe, et où l’acte créateur surgit», nous dit l’éditeur. Si l’on salue la rigueur de ses recherches, on reste sur sa faim en ce qui concerne l’écriture même de sa biographie: sage, elle peine à prendre son envol, comme intimidée par son sujet, auquel elle colle fidèlement. Paradoxalement, elle échoue ainsi à donner un véritable souffle au récit de cette vie enfiévrée.

A la fin du volume, un logo articule les mots «Créer / Détruire»: La bonne vie est le premier volume d’une trilogie de Matthieu Mégevand qui explorera les liens noués entre ces deux pôles par différents artistes. Suivra un roman sur le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, et un dernier sur un musicien encore à définir.

 

Matthieu Mégevand, La bonne vie, Flammarion, 2018, 160 pp.

https://lecourrier.ch/2018/08/30/letoile-filante-qui-brula-tout-sur-son-passage/

 

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