En toute liberté

 

Journaliste et écrivaine voyageuse, la Genevoise Isabelle Eberhardt fut une pionnière. L’expo de la Maison Rousseau et de la littérature dévoile les passionnants enjeux d’une œuvre méconnue.

En toute liberté 1
Isabelle Eberhardt en musulmane, en marin, et en costume tunisien. DR

 

Fulgurante étoile, elle a laissé sa trace dans les sables du Sahara algérien, où elle est décédée à l’âge de 27 ans, emportée par la crue d’un oued à Aïn Sefra. Née en 1877 dans le quartier des Grottes, à Genève, Isabelle Eberhardt est une pionnière. Journaliste politique, écrivaine et voyageuse, cette brillante polyglotte a ouvert la voie à d’autres, inspirant notamment Ella Maillart. Si on a tous entendu parler d’elle, ses écrits restent étonnamment méconnus, même dans son pays d’origine.

 

Dans le cadre de sa saison nomade, la Maison de Rousseau et de la littérature (MRL) s’est associée à la Maison Tavel pour présenter «Isabelle Eberhardt, de l’une à l’autre»: quatre vitrines qui retracent un parcours chronologique de sa brève existence à travers une série de documents encore jamais montrés (lire ci-dessous).

 

L’exposition est commissionnée par l’artiste Karelle Ménine, de la Compagnie Fatras-adelitt, dans la foulée d’un projet mené au printemps dernier avec les écoles et EMS des Grottes afin de faire vivre les textes de l’auteure genevoise, qui ont fleuri sur les murs et les vitrines de son quartier natal (Le Courrier du 22 mai 2018). «La langue permet la rencontre par-delà les différences», souligne Karelle Ménine, dont la démarche vise à revenir aux textes originaux pour les partager et faire résonner l’écriture dans la cité (lire Karelle Ménine, Vera & Ruedi Baur, Voyages entre les langues, Editions Alternatives, 2018).

 

Solitude et fraternité

 

Lyrique, engagée, la prose d’Eberhardt éclaire la sensibilité d’une femme libre assoiffée d’absolu. Elle a reçu enfant une éducation stimulante, baignée par les discussions politiques animées de la diaspora anarchiste russe que fréquente sa mère –  c’est à Saint-Imier que le révolutionnaire Bakounine pose les bases de l’Internationale antiautoritaire en 1872, et Genève servira de base arrière aux révolutionnaires et anarchistes russes.

 

Sa mère, donc, Nathalie de Moerder (Eberhardt de son nom de jeune fille) a fui la Russie de Nicolas II pour Genève avec cinq enfants de feu son premier mari. Isabelle naîtra en 1877 à la Villa Fendt (à la place de l’actuelle université ouvrière), de père inconnu. Cette identité flottante lui permettra aussi de s’inventer, de se construire en toute liberté, note Karelle Ménine. «Solitaire et mélancolique, Isabelle était en lutte permanente entre besoin de grands espaces et quête de fraternité», raconte-t-elle.

 

Si la mode est alors à l’Orient, que les artistes se doivent de découvrir, ce n’est pas pour ouvrir son regard à une nouvelle lumière qu’Eberhardt fait le voyage. Elle est lasse d’une Europe en pleine révolution industrielle, individualiste, dominante et fière d’elle. Elle lit Pierre Loti, apprend l’arabe et le maîtrise parfaitement quand elle s’installe en Algérie en 1897 avec sa mère. A 20 ans, elle découvre la religion musulmane et le soufisme – cet islam mystique et humaniste auquel elle se convertira. Sa mère meurt quelques mois plus tard.

 

Isabelle Eberhardt mène une vie nomade, avant de rencontrer Slimane Ehnni, sous-officier spahi dans l’armée française, qu’elle épousera. Elle reviendra quelques fois à Genève, mais sa famille anarchiste y est surveillée.

 

En homme, une stratégie

 

En Algérie, elle travaille pour plusieurs journaux, signant parfois ses articles du pseudonyme de Nicolas Podolinsky. Elle collabore notamment avec Victor Barrucand, rédacteur en chef de El Akhbar, quotidien algérien francophone qui lui commande des articles et l’envoie en reportage.

Pour voyager, pour se mêler aux cercles masculins où se déroulent les échanges intellectuels tandis que les femmes vaquent au ménage, Isabelle Eberhardt se travestit. «Se faire passer pour un homme était une ruse et une stratégie pour avoir accès à un monde où elle n’aurait jamais pu entrer sinon», note Laure Adler, jointe à Paris. Présente au vernissage de l’exposition jeudi dernier, la journaliste et figure des lettres française a récemment signé Les Femmes artistes sont dangereuses (Flammarion, 2018). «Cela n’avait rien à voir avec une quelconque orientation sexuelle», précise-t-elle encore. Le plus étonnant étant que les hommes l’acceptaient parmi eux sans être dupes, son mari lui-même la présentant sous ses deux noms, Mahmoud Saadi et Isabelle Eberhardt – qui tous deux figurent sur sa tombe algérienne! «Isabelle dérangeait davantage les Français que les Algériens, sourit Karelle Ménine. Sa proximité avec les Arabes et ses passages entre la colonie et l’armée attisaient les soupçons, on la prétendait espionne… Elle ne faisait que son métier de journaliste.»

 

C’est envoyée par El Akhbar qu’elle arrive à Aïn Sefra, base de l’armée française, où elle trouvera la mort – son mari, lui, réchappe de la crue. Vive, talentueuse, Isabelle Eberhardt en fascinait plus d’un. Après sa disparition, le général français Lyautey ordonne à ses soldats de fouiller les décombres de sa maison écroulée. Ils en ramènent des manuscrits à moitié effacés par l’eau, que l’officier confie à Victor Barrucand afin de sauver de l’oubli une œuvre encore ­inédite.

 

L’«affaire Barrucand»

 

Or le rédacteur en chef s’avère peu scrupuleux. Il ne se contente pas de réécrire les passages dilués, il remanie entièrement des blocs de texte, trace, corrige, ajoute et modifie. Il «rend son écriture plus mièvre, plus fleur bleue», regrette Karelle Ménine. Il signe les préfaces de deux livres posthumes d’Eberhardt: Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie (Ed. Fasquelle, 1908) et Pages d’Islam (Fasquelle, 1932). Mais sur l’annonce officielle de la publication de Notes de route, le nom d’Eberhardt n’apparaît même pas. Surtout, Barrucand cosigne Dans l’ombre chaude de l’Islam (Fasquelle, 1921) et, dans sa longue postface, explique avoir ajouté aux écrits originaux ses propre notes, «librement inspirées de nos longues causeries et de notre collaboration fraternelle», se liant ainsi à une œuvre qui ne lui appartient pas.

On n’est plus dans la restauration, mais dans l’appropriation. L’«affaire Barrucand» ne passe d’ailleurs pas inaperçue. Dans les Annales africaines en 1909 déjà, Ernest Mallebay s’insurge contre le journaliste, qui a obtenu une notice dans le Dictionnaire illustré de Larousse où Dans l’ombre chaude de l’islam est attribué à lui seul. Mallebay dénonce également ses pressions à l’encontre du mari d’Eberhardt qui réclamait un droit de regard sur son œuvre. René-Louis Doyon, éditeur de La Connaissance, qui publiera des textes d’Eberhardt, entre aussi dans la polémique. «Si Barrucand ‘corrige’, Doyon réécrit sa vie, chacun accusant l’autre d’une démarche non scientifique, résume Karelle Ménine. Cela n’a pas aidé à la faire vraiment connaître. Elle tombe dans l’oubli après ce scandale.»

Retour aux sources

 

Sans vouloir dédouaner Victor Barrucand, par ailleurs fidèle soutien d’Isabelle Eberhardt quand elle rencontrait des difficultés en Algérie, il faut rappeler que la littérature n’était pas affaire de femmes, et rares étaient alors celles qui osaient se lancer. Sur la couverture des livres de Colette a figuré pendant des années le nom de son mari Willy… «Victor Barrucand n’a pas été le seul à travestir la pensée d’une femme sous prétexte de la ‘mettre en ordre’, renchérit Laure Adler. Ce fut le cas pour nombre de femmes disparues tragiquement jeunes, comme l’écrivaine et philosophe Simone Weil… Un travers masculin répandu qui trahit un manque total de respect de leur liberté de création.»

 

Résultat: la vie comme l’œuvre d’Eberhardt n’ont pas encore été étudiées comme elles le méritent. Dans les années 1980, la médiatisée Edmonde Charles-Roux signe une biographie d’Eberhardt en deux volumes, très romancée et souvent inexacte, qui a le mérite de la remettre en lumière. Côté textes, le couple Marie-­Odile Delacour et Jean-René Huleu réalise un travail considérable sur les originaux pour l’édition des œuvres complètes en deux volumes (Ecrits sur le sable I et II, Grasset, 1989 et 1990). Leurs préfaces évoquent les problèmes rencontrés avec les manuscrits, qu’ils rétablissent pour la première fois dans leur forme originelle. Or, quand Karelle Ménine les compare aux photos des feuillets prises aux Archives d’Aix-en-Provence, elle s’aperçoit que «rien ne correspond». Contactés, les chercheurs expliquent avoir travaillé en fonction des sources disponibles alors et des versions déjà publiées.

 

Aujourd’hui, alors que l’accès aux sources s’est ouvert, il serait enfin possible d’élaborer une édition critique des œuvres d’Isabelle Eberhardt à partir des originaux. Karelle Ménine imagine un catalogue raisonné de l’œuvre où figureraient les ratures, découpes et collages de Barrucand. «Il faut revenir à la source, dépoussiérer le mythe, afin d’être au plus près de la véracité de son écriture», dit-elle. Depuis l’ouverture de l’exposition à la Maison Tavel, un éditeur a déjà fait preuve de son intérêt. Affaire à suivre!

 

 


 

Isabelle Eberhardt, à la rencontre de l’autre

 

Depuis l’ouverture d’«Isabelle Eberhardt, de l’une à l’autre» il y a une semaine, la petite pièce au deuxième étage de la Maison Tavel ne désemplit pas, se réjouit la commissaire de l’expo Karelle Ménine. Quarante documents y sont présentés, la plupart tirés des Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence qui en détiennent 200 à 300 – «ils ont été incapables de me le dire avec précision», regrette Karelle Ménine. Entreposés dans des boîtes, non triés, les documents sont enfin accessibles. La Bibliothèque de Genève a quant à elle acquis récemment deux manuscrits dans une vente privée, tandis que les papiers officiels exposés ici proviennent des archives cantonales de l’Etat de Genève.

 

Parcours de vie

 

 

Karelle Ménine a imaginé un parcours chronologique, du registre des naissances genevois à la photo de la tombe d’Isabelle Eberhardt en Algérie. Manuscrits en français, en arabe et en russe, lettres, photos et dessins recomposent en quatre vitrines le puzzle poignant d’une existence aussi brève qu’intense. Une soixantaine de documents numérisés complètent le tout – on y voit notamment la nouvelle «Heures de Tunis», qu’Eberhardt publie à 25 ans dans la Revue Blanche (1902), où elle côtoie au sommaire Guillaume Apollinaire et d’Alfred Jarry.

 

 

On y découvre ainsi avec curiosité une facture de la librairie genevoise Georg (elle y a acheté une grammaire arabe, Germinal et Nana de Zola…); on sourit en lisant le procès verbal du policier genevois qui l’a arrêtée pour un contrôle d’identité («vêtue en homme», «fréquente assidûment les groupes de Jeunes-Turcs», «très militante comme une idée», écrit-il à propos de ce louche personnage); on s’étonne de la lettre d’Isabelle à la police genevoise en 1899, où elle signale la disparition de son frère. Il y a aussi cette missive à son fiancé («Zizou chéri»), qui reçoit des instructions précises pour préparer leur mariage; des pages de Trimardeur ou de Vision; des fleurs japonisantes dessinées de sa main, tout comme une carte sinueuse du désert, entre rêve et itinéraire.

 

Encore tout à découvrir

 

 

Si l’expo est petite, elle ouvre des portes, donne envie d’en savoir plus. «C’est un premier pas», s’enthousiasme Karelle Ménine, forte de l’intérêt suscité par «Isabelle Eberhardt, de l’une à l’autre». Encouragée par la Maison de Rousseau et de la littérature et par la Maison Tavel, la commissaire imagine à présent une grande exposition en partenariat avec la France, et notamment l’Institut du monde arabe. «On pourrait mettre les écrits d’Isabelle Eberhardt en parallèle avec les notes d’André Gide, prises dans le désert algérien à la même période», avance-t-elle, débordant d’idées.

 

 

Isabelle Eberhardt a encore beaucoup à nous dire, appuie Laure Adler, journaliste et écrivaine française, auteure notamment des Femmes qui écrivent vivent dangereusement (2007). «Outre son courage d’aventurière, ses descriptions de sa vie quotidienne en Algérie en font une pionnière de l’anthropologie, une philosophe de l’existence. Son expérience résonne de façon très actuelle alors qu’on vit une période d’intolérance et de rejet de l’islam, le confondant de manière toxique avec le djihadisme.» Venue en Algérie après avoir appris l’arabe, désireuse de connaître sa culture, convertie au soufisme, Eberhardt a véritablement rencontré l’autre. Et elle-même. «Il est des heures à part, des instants très mystérieusement privilégiés, où certaines contrées nous révèlent, en une intuition subite, leur âme, en quelque sorte leur essence propre, où nous en concevons une vision juste, unique et que des mois d’étude patiente ne sauraient plus ni compléter, ni même modifier, écrit-elle dans Au Pays des sables…

 

Expo. «Isabelle Eberhardt, de l’une à l’autre», à jusqu’au ­7 avril à la Maison Tavel, Rue du Puits-Saint-Pierre 6, Genève. www.m-r-l.ch

 

Le n°29 de La Couleur des jours consacre un dossier à Isabelle Eberhardt, signé Karelle Ménine. www.lacouleurdesjours.ch

https://lecourrier.ch/2019/01/24/en-toute-liberte/