Le poète et la machine

Musicien, Pierre Thoma a élargi son champ à celui du texte. Lors de ses performances, il lit les poèmes improvisés par un logiciel qu’il a programmé.

Le poète et la machine
Pierre Thoma dans son bureau- atelier genevois. JPDS

A l’écran, les fenêtres s’ouvrent sur un langage inconnu, mathématique: celui de la programmation. D’autres affichent alors des listes qui nous sont plus familières: des mots, classés par catégories – substantifs, adjectifs, verbes transitifs ou non, etc. Compositeur de musique instrumentale et électroacoustique, créateur d’installations sonores, le Genevois Pierre Thoma a élargi sa pratique au matériau textuel et travaille avec le logiciel Qt (C++) selon un programme entièrement créé par lui. Mais comment la poésie peut-elle naître d’un langage informatique et des choix d’une machine?

«Je programme la structure du poème: la syntaxe, le rythme parfois – j’ai une fois programmé des alexandrins, explique Pierre Thoma, qui nous a ouvert son atelier. Et puis j’entre dans la machine un vocabulaire pour chaque catégorie syntaxique. L’ordinateur puise ensuite aléatoirement dans ces différents ‘sacs’ – verbes, noms, adjectifs, etc. – selon un tirage sans remise, c’est-à-dire que le mot tiré est sorti de la liste jusqu’à ce que le vocabulaire soit épuisé, afin d’éviter les redondances. Une fois la catégorie vide, tous les mots y sont remis, brassés, et on recommence.»

Trois touches du clavier permettent à l’auteur d’appeler à l’écran différentes structures syntaxiques, et le texte se met à défiler, étonnant, inédit, infini et toujours renouvelé, proposant d’étranges combinaisons.

La poésie naît du rythme, des répétitions qui créent une petite musique obsédante, des rencontres de mots inattendues, des collisions de sens. «Je ne suis pas un narratif. J’aime le rythme et la sensualité des mots, des sons, les télescopages et les juxtapositions parfois brutales, reflets de ce bruit du monde qui nous entoure.» Le choix du vocabulaire est très intuitif. «Je cherche parfois dans le dictionnaire des synonymes ou des analogies.» C’est d’ailleurs une autre face de son travail d’écriture: à partir d’un texte convenu (du genre «le petit Chaperon rouge apporte une galette à mère-grand»), il joue à faire dériver chaque mot par analogie. Peu à peu, par glissements de sens, surgit l’absurde. Il affectionne également les listes, poèmes qui induisent une lecture scandée comme un chant.

 L'ici et maintenant

Mais revenons à nos moutons numériques. Les logiciels d’aujourd’hui offrent de nouveaux outils et une plus grande souplesse dans la conception et la réalisation, explique Pierre Thoma. «Mon interaction avec la machine est de plus en plus marquée, la rétroaction beaucoup plus importante, le côté dionysiaque se développe: quand je commence à tester ce que j’ai programmé, elle me sort une phrase avec un contenu et des relations entre les mots auxquels je ne m’attendais pas. Cela me donne de nouvelles idées, d’autres directions, et je peux amener des variations à la forme programmée.» Lui qui a étudié la sociologie travaille aussi avec les probabilités et les statistiques. Il a même imaginé un générateur de hasard.

Lors de ses lectures publiques, le logiciel improvise ainsi le texte en direct et Pierre Thoma le découvre en même temps que les spectateurs, souvent avec «émerveillement». A la fin de la performance, il peut sauver et imprimer ce qui est sorti. Ne serait-il pas intéressé par une publication? Ce qu’il aime, confie-t-il, c’est la découverte et la surprise, l’ici et maintenant, et non le figé d’une production imprimée sur papier ou pressée en vinyle. «Si un éditeur me proposait de publier mes textes je serais d’accord, mais je ne vais pas chercher à le faire.»

Dans cette pratique performative, la relation avec le public est primordiale. «Luciano Berio disait qu’il fallait un équilibre entre le prévisible et l’imprévisible, et c’est vrai en musique comme en littérature.» Si les éléments du vocabulaire et les règles qui les relient sont connus par lui, l’imprévisible réside dans le choix final des formes et des mots, opéré par la machine. Et c’est finalement au spectateur de donner du sens à ces associations. «Ce n’est pas moi qui le mets», sourit Pierre Thoma, se réjouissant de cette liberté laissée à chacun, gage de délicieuse ­polysémie…

MOTS

ces mots insensés ou fragiles qui susurrent, restitue-les, ­oublie-les!
ces mots inexplicables ou rouge-écarlates qui s’oublient, lèche-les, tords-les bruyamment!
les mots qui s’égarent, ­comprends-les peu à peu, gomme-les, murmure-les!
taille-les dans le marbre, ­dessine-les, ces mots résonnant et pourris qui s’enfouissent!
brûle-les, apprends-leur à écrire, efface-les sans but, ces mots sensuels, non, charnels qui se ­forment!

Pierre Thoma, Mots pour voix et ordinateur portable, extrait.

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Sampler son, texte et image

Heike Fielder développe un travail à la croisée des langues qui intègre texte, image et son.

«Je pratique le sampling depuis toujours, la musique a influencé mon travail et la manière de lier mes textes», confie Heike Fiedler, née à Düsseldorf et installée à Genève depuis les années 1980. Poète et performeuse, fondatrice avec Vincent Barras de l’association de poésie sonore Roaratorio (de 1999 à 2009), elle joue de manière stimulante avec les potentialités du langage. «Le fait de performer implique une vue globale sur la matérialité de la langue. Les aspects visuels et sonores en font partie et sont aussi importants que le sens.» Pionnière dans le domaine en Suisse romande, régulièrement invitée par les festivals internationaux, Heike Fiedler imagine le terme de poetry jaying pour parler de sa pratique: il existe bien des DJ, pourquoi pas une PJ, qui sample et projette images, textes et sons face au public?

L’improvisation orale rend possible un jeu particulier avec les mots, les syllabes et les fragments de phrases. Un exemple? «Je travaille actuellement sur une performance avec Valère Novarina, Poésie de cirque / Circus poésie: circus, circonstance, circus stance… ce glissement ne me serait pas apparu dans l’écrit.» Le même principe est à l’œuvre dans le jeu entre les langues, une hybridité au cœur de son travail. L’écrit, lui, est important pour «garder une trace». Ses performances publiques mêlent ainsi improvisation et composition, cette dernière faisant office de partition avec images, son, textes, qui lui permet de jouer librement avec la technique. «Je suis de plus en plus à l’aise, comme une pianiste qui aurait longtemps pratiqué, et cela me donne davantage de liberté pour improviser et jongler avec tous ces éléments.»

Cette dimension orale est liée à une forme de démocratisation de la littérature, souligne-t-elle. «Elle permet de la populariser, de la rendre plus accessible.» Elle implique aussi une collectivité. «Cette notion de partage est fondamentale – sans elle, je ne performerais pas. C’est à travers les échanges que mon travail se développe: je vois tout de suite, par les réactions du public, si je tombe à plat; a contrario, une écoute attentive donne une énergie incroyable.» L’oralité retrouvée redéfinit aussi des enjeux de pouvoir: la littérature et l’écriture ont longtemps été le privilège des classes dominantes. «Se détacher de l’écriture pour faire revivre la parole est une façon de dynamiter ces hiérarchies.» Et de rappeler que nos lunettes postcoloniales nous font souvent oublier que dans d’autres cultures, l’oralité restée centrale a longtemps été décriée… «Bien sûr, la performance déjoue cette oralité première, traditionnelle, par une approche plus expérimentale. Mais j’aime beaucoup les grands festivals, qui mêlent les approches sans hiérarchie.» APD

 

 

Pierre Thoma, Heike Fiedler et Patrice Mugny se produiront au Printemps de la poésie: lu 19 mars, 20h30 au Café Gavroche, Genève; ma 20 mars, 19h à la Galerie Humus, Lausanne.

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La radio, un incroyable espace de liberté

Journaliste, producteur radio, écrivain et éditeur, David Collin produit depuis cinq ans le LABO, sur la RTS: un atelier de création radiophonique qui explore tous les genres de création (fiction, documentaire, art sonore et radiophonique), dans les formats les plus variés.

La radio est un art qui développe une écriture spécifique, soit. Mais peut-on encore parler de «littérature»?

David Collin: La radio de création est davantage un art qu’une pratique littéraire, même si la littérature n’est jamais très loin, et parfois au cœur de cette création – aux Etats-Unis, de grands artistes radiophoniques sont aussi poètes, écrivains. Dans ma pratique personnelle, les deux sont liés. Le quotidien de la radio, ce sont des codes, des règles et des contraintes. Mais hors de la production quotidienne, le plus souvent en direct, dans les programmes et l’actualité, il existe aussi un art de la création radio, un incroyable espace de liberté.

Quelles sont les particularités de cette écriture?

Pour écrire la radio, il faut toujours penser radio. Cela paraît une évidence, mais pour beaucoup d’auteurs qui aimeraient écrire pour la radio, ce n’est pas du tout naturel. Il faut énormément écouter, se nourrir de radio, et surtout penser son. Dans les concours auxquels j’ai participé en tant que juré, nous recevons beaucoup de contributions d’auteurs de théâtre. Mais ce sont souvent des propositions de mettre en ondes un texte théâtral préexistant, non des œuvres ou des partitions écrites spécifiquement pour la radio. Et cela se ressent. Il faut imaginer que c’est le son qui produit le décor dans notre imaginaire. Qu’il peut s’épanouir sur plusieurs dimensions et niveaux d’écoute, et que parfois lui seul peut raconter une histoire. Il s’agit de penser à sa qualité et à sa circulation, aux diverses prises possibles (différents micros selon les situations), à des enregistrements de sons naturels même pour la fiction, etc.

Cette écriture peut-elle trouver un prolongement dans la publication? Quel intérêt?

C’est d’un grand intérêt. Cela permet de comprendre les strates, la pensée radio qui comporte d’autres indications que l’écriture théâtrale, par exemple. Ainsi l’excellent travail de la collection RIP ON/OFF à Lausanne, qui édite les textes (réflexions et œuvres radio) de l’invité phare de chaque édition du Lausanne Underground Film and Music Festival. C’est un peu comme publier une partition musicale, sauf que c’est moins pour la rejouer (quoique) que pour en comprendre les subtilités. Certaines de ces écritures sont aussi très littéraires et poétiques et se lisent comme des textes à part entière.

Est-ce que les nouveaux moyens numériques ont changé la manière d’écrire pour la radio?

Nous sommes encore des apprentis du numérique. Il permet de réaliser des formats dont la durée importe peu, qui ne sont pas dépendants de la diffusion linéaire devant rentrer dans une case – même si le LABO s’en affranchit souvent. Il y a beaucoup à développer et surtout un grand espace de proposition et un public francophone très motivé – nous collaborons régulièrement avec d’autres radios francophones publiques (RTBF, France Culture). Des formats très courts sont réalisés – par exemple «le son du jour» –, et le feuilleton renaît de ses cendres, puisque le numérique permet facilement de faire durer les «séries», de les accompagner d’images, de vidéos, de dessins. Ce qui change aussi, c’est le lien avec l’image ainsi que toute la réflexion sur le podcast et la manière de distribuer autrement les mêmes objets. On peut également faire entendre de grandes plages d’ambiance ou de travelling sonore, accueillir plus facilement des propositions spontanées, faire des mini-concours, proposer aux internautes de publier eux-mêmes leurs propres propositions/créations… Nous sommes dans un chantier où tout reste à faire. Il faut créer de nouveaux espaces sans détruire ceux qui existent, avoir une diffusion linéaire, «on line», en parallèle au numérique. Les deux se nourrissent.

Le LABO explore des formes hybrides qui brouillent les frontières entre fiction et documentaire. Pour plus de liberté de création?

Absolument. Comme c’est une petite unité de création, j’estime qu’on doit rester très ouverts et se donner beaucoup de liberté dans l’exploration des formes. De nos limites, nous essayons de tirer des avantages. Cela ne se fait pas en un jour, mais c’est un état d’esprit. Ne rien restreindre est, pour le coup, devenu une spécificité reconnue du LABO. Nous travaillons avec des auteurs d’horizons différents et réalisons des œuvres qui mêlent plusieurs arts. Nous avons en ce moment un projet en co-production avec le théâtre Saint-Gervais qui mêle performance, cinéma, littérature et radio.

Une œuvre radio est-elle toujours collective?

Certains auteurs sont des hommes ou femmes-orchestres. Ils font tout de A à Z. Cela donne un ton particulier. Mais il y a toujours un dialogue avec le producteur, et presque toujours une étape de réalisation et de mixage qui se fait au final dans nos studios. Donc la plupart du temps, c’est un art collectif. Nos plus grandes expériences collectives, nous les vivons dans la fiction et la réalisation de nouvelles séries/feuilletons radiophoniques. C’est une pratique récente, et cette forme collective est assez originale et peu fréquente ailleurs. Auteurs, comédiens, gens de radio, tous participent à l’écriture, au jeu, à la conception de la série. C’est très stimulant. Dans les projets récents Hilary & Donald et Gulliver (avec des étudiants de l’UNIL), nous avons vécu de très belles expériences.

https://lecourrier.ch/2018/02/08/le-poete-et-la-machine/

- En lien avec ces articles: "Ces mots qu'on délivre" de Thierry Raboud (La Liberté), sur le numéro du Persil consacré à la littérature "hors du livre".

Le Persil, Nos 144-145-146, La littérature hors du livre. Commande par e-mail à Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

https://lecourrier.ch/2018/02/08/ces-mots-quon-delivre/