Quarante ans de luttes et de littérature

En bas fête ses 40 ans samedi à Lausanne, avec ses auteurs et traducteurs. Portrait d’une maison engagée.

1976. La crise bat son plein. Les travailleurs immigrés ont dû regagner l’Italie ou l’Espagne et la Suisse compte 50 000 chômeurs, du jamais vu depuis la guerre. Des grèves rompent la paix du travail, les courants écologistes et nucléaires donnent de la voix, des groupes se forment pour la défense des droits des chômeurs ou des usagers de la psychiatrie, la contestation s’amplifie dans les prisons. Sociologue de formation, Michel Glardon est engagé dans les luttes alternatives, notamment le Groupe Action Prison à Genève. Il réalise alors que certains livres manquent aux luttes sociales, et qu’il serait utile de pouvoir travailler avec les exclus à la reconquête de leur histoire, à l’affirmation de leur identité.

Il lance les Éditions d’En bas pour donner la parole aux petits, aux obscurs – ceux d’en bas, cette face cachée de la réalité qu’il s’agit de ramener à la conscience sociale. Récits de vie, guides juridiques, livres de sciences humaines et politiques, le catalogue donne des outils pour accompagner, initier et décrypter les luttes. La structure est d’abord une association d’amis, fonctionnant grâce au bénévolat de son comité (dont Marie-Ange Wicki, Claire Gagné, ou les traducteurs Gilbert Musy et Ursula Gaillard). Une septantaine de titres voient le jour durant les dix premières années. Michel Glardon décède en 2003, deux ans après avoir transmis le flambeau à Jean Richard.

 «Deux magnifiques projets étaient sur la table à mon arrivée», raconte ce dernier. Une nouvelle collection de poésie bilingue, d’abord, que le Service de presse suisse (SPS) veut lancer avec le Centre de traduction littéraire de Lausanne (CTL). Jean Richard connaît bien le SPS pour avoir ­diffusé sa revue littéraire Feux croisés lorsqu’il ­travaillait dans le secteur diffusion de Zoé. Le ­premier titre à voir le jour sera Une Voix pour le noir, de Fabio Pusterla, traduit par Mathilde Vischer. Depuis, la collection bilingue continue à faire entendre les voix fortes de la poésie contemporaine; c’est l’une des marques de fabrique d’En bas, pionnier en la matière.

Le deuxième projet? Triomf, de Marlene van Niekerk, traduit de l’afrikaans. Le roman touche bien sûr celui qui est né et a grandi en Afrique du Sud, où son père, typographe vaudois, travaillait dans une imprimerie de l’Église protestante. Cette veine africaine, il la développera aussi via l’Alliance des éditeurs indépendants, dont il est un des cofondateurs: plus de soixante éditeurs issus de cinq continents et de six réseaux linguistiques, engagés à développer les coéditions solidaires Nord-Sud.

Depuis quinze ans, Jean Richard poursuit ainsi l’aventure sans rien renier du catalogue militant de son prédécesseur, bien au contraire. A la tête d’une petite équipe formée par Pascal Cottin et Antonin Gagné, soutenue par quelques conseillers et proches très impliqués, En bas publie aujourd’hui une quinzaine de livres par an. Migration, asile, travail clandestin, mendicité, monde paysan et ouvrier, conditions de travail, mondialisation, système de santé, bibliodiversité, écologie et environnement forment le cœur de son catalogue de 350 titres. Il compte plusieurs coéditions, comme avec la Déclaration de Berne pour Swiss Trading S.A. (2011), sur le commerce des matières premières: le livre s’est vendu à 5000 exemplaires – «600 traders l’ont acheté», sourit Jean Richard. Qui n’a pas renoncé non plus aux témoignages, récits de vie, journaux intimes, romans «sociaux» ou populaires qui font entendre des univers peu visibles.

Le volet littéraire, lui, s’est développé, surtout en traduction – même si En bas a parfois publié quelques «coups de cœur» romands. Ouvert à la performance, au spoken script, au slam, aux hybridations entre les langues, Jean Richard est un passeur, ouvert et généreux, fourmillant de projets, attentif aux littératures en marge, celles qui travaillent la langue. C’est lui qui a fait découvrir aux lecteurs francophones les Alémaniques Pedro Lenz, Ernst Bürren, Ariane von Graffenried ou Guy Krneta, le Grison Arno Camenisch, mais aussi Ilma Rakusa ou Irena Brezna, issues de l’immigration. Pas étonnant qu’il considère la traduction comme un véritable travail de création, qui fait passer dans la langue cible les bouleversements du texte premier.

Un bilan provisoire? «C’est un magnifique métier, enthousiasmant, mais avec une grande fragilité économique et une inquiétude permanente.» De fait, le marché du livre est devenu «plus compétitif et complexe. Nous avons gagné en renommée, mais les ventes sont plus variables et le risque est toujours là.» Points positifs: la diffusion d’En bas en France s’est fortement développée et la collaboration avec les éditeurs romands réunis au sein du Cran littéraire est stimulante, le groupe réfléchissant à se faire connaître à l’étranger en organisant des performances littéraires, et à s’unir pour renforcer le travail de promotion. Ne reste qu’à souhaiter longue vie à une maison unique dans le paysage éditorial romand. APD

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UNE JOURNÉE DE FÊTE ET UN LIVRE

Ce samedi, à l’Espace Saint-Martin à Lausanne, En bas invite à célébrer ses 40 ans. Lectures – en musique, croisées ou trilingues –, slam et performances, vidéos, intermèdes musicaux (Dida, Delf, Marian Crole & Sandro Pires), buffet, la fête s’annonce belle. Elle réunira lecteurs, amis, auteurs et traducteurs de la maison, parmi lesquels Fabiano Alborghetti, Domenico Carli, Pierrette Frochaux, Edouard Höllmül-ler, Silvia Ricci Lempen, Anne-Catherine Menétrey-Savary, Walter Rosselli ou encore Olivier Sillig… (programme: www.enbas.net)

Pour son anniversaire, En bas a publié ce printemps l’Almanach des calendes: articles de presse et informations sur l’histoire des éditions, survol de l’année 1976, portrait de Michel Glardon côtoient dans un joyeux mélange textes inédits des auteurs et traducteurs de la maison, calendriers lunaires, recettes de cuisine et autres proverbes, vieilles publicités, dessins et collages. Un portrait vivant et polyphonique de l’enseigne lausannoise, après le plus sérieux Luttes sociales au pied de la lettre, ouvrage collectif paru pour ses 30 ans (En bas, 2006). APD

Sa 1er octobre 2016 de 11h à minuit, programme: www.enbas.net

http://www.lecourrier.ch/142892/quarante_ans_de_luttes_et_de_litterature