Entrez dans la danse

Les rencontres et festivals littéraires se multiplient en Suisse romande. Entre performances et lectures, médiation et promotion, les auteurs se retrouvent sous les projecteurs. Enjeux. 

Le week-end dernier à Morges, 40 000 visiteurs se sont pressés à la 7e édition du Livre sur les quais pour voir et écouter 340 auteurs, dont plus de 150 suisses. Derrière ces chiffres, une réalité: depuis une quinzaine d’années, les lieux et les occasions de rencontrer les écrivains se sont multipliés de façon étourdissante en Suisse romande comme en France. L’auteur est ainsi appelé de plus en plus souvent à porter son livre dans l’espace public. De la simple séance de dédicace à la lecture, du débat à la performance qui prend une valeur artistique hors du livre, les formes varient (lire page suivante). Les lecteurs se montrent friands de ces mises en scène qui s’incarnent aussi à la une de nombreux journaux dans des figures d’écrivains connus et reconnus, tandis que la médiation culturelle fait l’objet d’une attention croissante – la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia organisait d’ailleurs une journée professionnelle sur ce thème vendredi dernier à Morges.

Médiatisation et ère de l’image

Les apparitions de l’écrivain remet­tent-elles au centre l’échange et l’oralité liés aux récits depuis la nuit des temps? Ou le risque est-il que le texte s’efface derrière la personne, le corps, la voix, la performance publique de l’écrivain? On se souvient du grinçant L’Infini livre de Noëlle Revaz, où les romans «apparaissent» sans que leurs auteurs eux-mêmes ne connaissent leur contenu, où l’on discute sans fin sur les plateaux TV de leur couverture, de leur titre et de la personnalité de l’auteur – un monde de façade où le «for intérieur» a été remplacé par l’image.

Le phénomène de médiatisation des auteurs n’est pas nouveau, rappelle Jérôme Meizoz dans La Littérature «en personne». Alliant littérature et sociologie, l’écrivain et professeur à l’université de Lausanne réfléchit ici aux «postures» de l’écrivain sur la scène médiatique actuelle, soit à la façon personnelle dont un auteur se positionne dans le champ littéraire, tant par ses comportements que par son discours. Interview.

 

Comment expliquer cette multiplication des rencontres littéraires? S’agit-il de se démarquer dans une production éditoriale pléthorique?

Jérôme Meizoz: Les causes en sont nombreuses. Les acteurs du livre cherchent à créer de nouveaux lieux et des occasions pour toucher leurs publics. Plusieurs festivals, comme le Livre sur les quais, attirent désormais un public varié, apparemment curieux d’associer un livre à un visage. Il y a bien sûr des raisons commerciales pour les éditeurs, les libraires, mais aussi pour les auteurs. La librairie est en pleine transformation, les ventes en ligne rendent les achats et les choix plus solitaires et anonymes, ils favorisent souvent les best-sellers internationaux. Face à cela, la scène culturelle romande mise sur la proximité, le contact et l’échange.

Cette tendance est renforcée par le succès des clubs de lecture, des ateliers d’écriture et du booktubing: on a compris que le livre se répand de manière virale, par bouche-à-oreille, à partir de prescripteurs qui sont de plus en plus souvent les lecteurs eux-mêmes. Un livre est un vecteur de vie publique, il suscite la parole, le commentaire, le débat.

L’auteur devient le médiateur de son œuvre, qu’il doit porter dans l’espace public. Celui qui ne se prête pas au jeu est-il pénalisé?

C’est certainement un changement important. L’auteur ne se contente plus d’écrire un texte que l’éditeur transforme en livre circulant indépendamment de sa personne. Il est invité à accompagner physiquement son livre, à signer, lire, répondre aux questions, etc. Parfois à performer directement son texte, comme un comédien. Il s’agit d’incarner concrètement cet objet abstrait qu’est le livre.

Bien des auteurs étaient réticents, auparavant, à faire eux-mêmes la promotion de leurs ouvrages. Je pense à Henri ­Michaux, Gracq, Salinger ou Pynchon. Les nouvelles générations ne partagent pas cette réserve, elles semblent trouver intérêt et plaisir à accompagner un livre au devant du public. De ce point de vue, certains parlent d’un tournant «festivalier» de la littérature…

Y a-t-il un lien entre ces apparitions publiques et les nouveaux médias?

Oui, c’est une conséquence de la montée en visibilité des artistes, depuis plus d’un siècle, avec la photographie, puis la radio, la télévision et maintenant le web. Dans ce régime axé sur l’image publique, l’intérêt s’est déplacé de l’œuvre vers la personne de l’auteur. Cela contribue bien sûr à faire mieux connaître une création, mais certains pointent le risque d’une pipolisation de la vie littéraire, où le règne des stars remplacerait la profondeur et la complexité du texte. C’est le scénario cauchemardesque de romans récents comme L’Infini livre (2014) de Noëlle Revaz, ou La Politesse (2015) de François Bégaudeau. Des auteurs comme Christine Angot, Amélie Nothomb, Houellebecq ou Beigbeder ont développé une virtuosité médiatique comparable à celle, avant eux, de Simenon ou Duras.

On déplore souvent la diminution de la critique dans les médias traditionnels (radio et presse écrite), mais les interviews et portraits d’auteurs y restent bien présents, non?

La critique littéraire traditionnelle, issue de la presse, avec ses recensions argumentées, cherchant à évaluer un texte dans sa forme et son dispositif, recule dans les médias généralistes. Pour des raisons liées à la personnalisation de l’art et à l’évolution du journalisme, on préfère y présenter des auteurs, des artistes, à travers le portrait et l’entretien, etc. Là encore, le regard est porté sur la personne plus que sur l’œuvre. Ce changement n’est pas sans conséquences. Il mérite d’être souligné et sans doute débattu.

Comment expliquer l’essor de la performance?

On avait presque oublié que pendant des siècles, la littérature a existé avant tout par la voix, par la performance physique et vocale d’un aède, rhapsode, troubadour ou chansonnier. Et que l’état imprimé du texte, consommé en silence et solitairement dans un livre, n’est qu’une forme récente. Un moyen de conservation. Tout se passe comme si l’on revalorisait désormais, dans les festivals, l’oralité et la performance, pour faire entendre des rythmes, une voix, un corps. Une fois de plus, retour à une personne, une singularité.

Comme c’est le cas pour le théâtre et la chanson, la littérature s’incarne donc de nouvelles façons, elle qui semblait avoir perdu le corps à l’ère de l’imprimé et plus encore avec internet.

La multiplication des événements littéraires pose la question de la ­professionnalisation de ces interventions, et dès lors de la rémunération des auteurs. Qu’en pensez-vous?

En Allemagne et en Suisse alémanique, il est jugé normal que les écrivains soient payés pour leurs lectures et ils arrivent souvent à vivre grâce à divers revenus liés à l'écriture (lectures, mais aussi radio, théâtre, bourses, etc). Le débat a été vif en Suisse romande au printemps dernier. Un abcès a été crevé et au Livre sur les quais, Pro Helvetia a organisé une journée de discussion sur le sujet. C’est désormais une question publique et tant mieux. Personnellement, je suis heureux que l’AdS (Association des auteurs et autrices de Suisse) ait pris position et agi concrètement en faveur d’une reconnaissance professionnelle et pécunière plus sérieuse des auteurs. Sans eux, il n’y aurait pas de textes de création. On n’imagine pas le nombre d’heures nécessaires pour écrire un livre, et quand on sait la faible part qui reviendra à l’auteur…

Ceci dit, il faut aussi imaginer les difficultés réelles qu’affrontent d’autres acteurs du livre, avant tout les éditeurs et les libraires. En Suisse, malgré les tentatives de Pro Helvetia ou de l’Office fédéral de la culture, le statut d’écrivain ne fait pas l’objet d’une réelle reconnaissance de la part des élus, qui ne prennent pas la vie intellectuelle au sérieux. Nous sommes un pays de capitalistes pragmatiques: le livre – comme la santé! – n’intéresse  que lorsque le secteur privé peut en dégager des profits.

Lire. Jérôme Meizoz, La Littérature «en personne». Scène médiatique et formes d’incarnation, Ed. Slatkine, 2016, 216 pp.

Ecouter. Jérôme Meizoz était invité à parler de son livre dans l’émission La Suite dans les idées, samedi 3 septembre dernier sur France Culture: www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/tout-le-reste-est...

 

 

Abondance romande

Les amoureux des lettres n’ont plus besoin d’attendre le Salon du livre de Genève – qui a évolué vers une présence accrue des auteurs et des débats – pour assouvir leur soif de rencontres et de découvertes. Rien qu’en Suisse romande, chaque semaine voit son lot de discussions littéraires, vernissages ou signatures dans les librairies et les bibliothèques, sans compter les rendez-vous annuels que sont la Fureur de lire et Poésie en Ville (en alternance à Genève début octobre), mais aussi les foires du livre et festivals de l’été (Saint-Pierre-de-Clages, Loèche-les-Bains, Festival Rilke à Sierre). Ce mois, deux nouvelles manifestations voient le jour: L’Amérique à Oron (15-17 septembre) et le Festival du livre suisse à Sion (23-24 septembre) – ce dernier étant une initiative du Salon du livre de Genève, tout comme le Festival du livre romantique en juin dernier à Chillon, et les deux jours qui seront consacrés au polar en novembre à Lausanne.

A cela s’ajoutent les nouveaux lieux dédiés au livre, comme la Maison de Rousseau et de la littérature en développement à Genève, ainsi que les manifestations autour des prix littéraires, dont certains donnent lieu à des rencontres avec les auteurs en lice, comme le nouveau Prix Lilau à Lausanne.

C’est dans ce contexte qu’il faut aussi replacer le débat actuel sur la rémunération des auteurs. Alors que leurs interventions se multiplient et deviennent partie intrinsèque du fait littéraire, il est légitime de réfléchir à leur professionnalisation – le temps croissant passé à «accompagner» un livre est pris sur le temps de l’écriture, les auteurs ayant par ailleurs tous un métier annexe pour payer leurs factures. Reste à imaginer un système économique qui tienne compte des spécificités et des contraintes des divers acteurs de la chaîne du livre, afin de n’en fragiliser aucun. La discussion ne fait que commencer. APD

 

Nouvelles formes, nouveaux publics?

Il est parfois délicat de tracer la frontière entre médiation culturelle et promotion. La distinction tient en premier lieu aux publics visés. «La médiation culturelle relève d’un projet politique et d’un geste civique, qui souhaite faciliter l’accès au livre à des publics très divers», observe Jérôme Meizoz. Elle n’a pas d’objectifs commerciaux directs, mais vise plutôt «à vivifier le débat démocratique, à promouvoir l’égalité et l’émancipation par la culture». La promotion, elle, relève du marketing et s’étudie dans les écoles de gestion: «C’est l’art de bien vendre un pro­duit. Ce geste n’a rien d’indécent en soi, mais il relève des compétences des com­merciaux et n’a pas les mêmes visées que la médiation culturelle.»

Et de rappeler son histoire militante, représentée en Suisse romande par Mathieu Menghini notamment. Historien, professeur d’histoire et de pratiques de l’action culturelle à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, ce dernier était invité par Pro Helvetia, lors du Livre sur les quais à Morges, à s’exprimer sur cet «objet incertain» qu’est la médiation culturelle.

«On peut considérer que l’enjeu de la médiation est d’approfondir l’accès à la culture auprès des publics empêchés, ou ‘non-publics’, mais aussi de considérer les obstacles symboliques, cognitifs et psychosociaux qui interdisent l’accès à l’art», explique-t-il, joint par téléphone. La médiation qu’il défend vise à articuler démocratisation culturelle et démocratie culturelle: «Elle doit d’une part permettre d’accéder à une culture qui n’est pas la sienne, et valoriser d’autre part l’expérience, la sensibilité et les représentations des personnes auxquelles on s’adresse.» Elle possède ainsi des vertus expressives et émancipatrices.

Chacun a quelque chose à apporter et doit être entendu. Voir Antigone avec des fem­mes migrantes lui a par exemple ouvert une nouvelle lecture de la pièce de Sophocle: «Il y a ici un enjeu crucial pour le renouvellement de l’art. Il s’agit aussi de connaître les limites de son monde, de se décentrer, de comprendre qu’on a tous des déter­minations.» C’est dans cette optique qu’il a lancé La Marmite, projet réunissant artistes, intellectuels et groupes sociaux marginalisés autour de parcours artistiques – nous y reviendrons.1

Pour Mathieu Menghini, l’intégration de l’auteur dans la médiation peut être précieuse s’il se montre généreux et ouvre à la polysémie du texte. Il dit regretter la révérence que manifestent parfois, envers la personne de l’écrivain, les «non-publics»  – n’étant pas de grands lecteurs, ils ont tendance à sacraliser le livre. «Un auteur n’est pas là pour susciter cette attitude, mais pour révéler les lectures possibles de son texte.» Reste que si les performances et autres mises en lecture offrent des émotions au croisement des formes scéniques et spectaculaires, elles attirent un public déjà intéressé par le livre, sans élargir cette audience. «Ces formes ne lèvent pas les obstacles à l’accès à la culture; elles ont le charme de la nouveauté mais ne sont pas forcément efficaces quant il s’agit de toucher de nouveaux publics.» La levée de ces obstacles est un long processus. Il faudrait en premier lieu que les politiques prennent au sérieux le problème, qui touche en ­priorité les plus fragiles socialement et économiquement.

1. lamarmite.org

http://www.lecourrier.ch/142240/entrez_dans_la_danse

 

 

La littérature en dialogue

Au-delà de la simple lecture par l’auteur, qui reste un classique des rencontres littéraires, le texte s’incarne aujourd’hui dans une grande diversité de dispositifs, donnant naissance à des formes artistiques au-delà de l’objet livre. Slam, poésie sonore, danse, arts visuels ou théâtre, plusieurs sources nourrissent cette littérature proférée et mise en scène, et les frontières deviennent poreuses entre les genres et les disciplines.

Des performances de poésie sonore d’Heike Fiedler aux lectures-spectacles d’Eugène, des collectifs d’auteurs comme Bern ist überall ou l’AJAR aux soirées du Cran littéraire à Lausanne, le texte passe alors par le corps, la voix, l’image. «J’éprouve un grand plaisir dans le partage de l’écriture», nous confie Odile Cornuz, invitée par Pro Helvetia à évoquer son expérience de la médiation en tant qu’auteure, vendredi dernier à Morges, aux côtés de Mathieu Menghini. «Il s’agit d’explorer des formes diverses, et il y a une énergie vitale à partager avec le public.»

L’auteure neuchâteloise a commencé à écrire pour la radio et le théâtre, deux genres où la présence du corps et de la voix est primordiale, mais aussi la discussion sur les textes, relève-t-elle. «J’ai toujours entretenu un rapport confrontant avec ceux qui allaient devoir assumer les rôles écrits pour eux.» Cette confrontation, qui permet d’avancer dans l’écriture, elle aime la retrouver lors des rencontres publiques. «Les moments les plus forts pour moi ont été ceux marqués par des débats parfois vifs: il y a alors un enjeu, le livre a le pouvoir de susciter des réactions. Les lectures publiques sont aussi une manière de se prêter à la discussion, à la critique.»

Elle participe régulièrement aux tournées du Jukebox littéraire, qu’elle a lancé avec Antoinette Rychner – les auteurs invités doivent lire un texte correspondant à un mot lancé par le public. Ou encore au Bal littéraire proposé par Fabrice Melquiot, du Théâtre Am Stram Gram, où alternent textes et danse. Ces formules permettent de rencontrer autrement le public, mais aussi de connaître plus intimement ses pairs, de former «une sorte de communauté». Que cela soit en relation avec les écrivains ou les lecteurs, il importe au final qu’elles fonctionnent comme une porte d’entrée vers l’œuvre, note-t-elle.

C’est cette même fonction que remplit le livre d’entretien, soit le dialogue entre deux auteurs – un genre qu’Odile Cornuz con­naît bien puisqu’elle a publié un ouvrage sur le sujet, issu de sa thèse.1 «Le livre d’entretien contribue à la visibilité de l’auteur, mais propose aussi un espace criti­que, précise-t-elle. Face à l’exiguïté des es­paces dédiés à la littérature dans les médias actuels, c’est un lieu de liberté qui permet de faire exister la critique en dialogue, plus ou moins bienveillant d’ailleurs.» C’est ce dialogue qui rend parfois possible un regard plus profond de l’auteur sur son œu­vre. Atteindre, peut-être, des régions inexplorées grâce à la confrontation avec un ou des interlocuteurs privilégiés? Cet idéal est pour elle au cœur des différents dispositifs publics autour du livre.

1. 1 Odile Cornuz, D’une pratique médiatique à un geste littéraire. Le livre d’entretien au XXe siècle, Ed. Droz, 2016, 372 pp.

http://www.lecourrier.ch/142241/la_litterature_en_dialogue