Surgi des ténèbres

«LES MONSTRES» (1/7) La jeune Mary Shelley a 17 ans quand elle imagine «Frankenstein» à la Villa Diodati, sur les rives du Léman. Retour sur la genèse d’un roman mythique. 

Illustration du roman Frankenstein par Theodor van Holst en 1831. BODLEIAN LIBRARY, OXFORD 

 

En mai 1816, Percy Bysshe Shelley (1792-1822) et Mary Godwin (1797-1851) s’installent dans une petite maison au bord du lac Léman, dans la campagne genevoise. Ils sont accompagnés par Claire Clairmont, maîtresse de Lord Byron (1788-1824). Le grand poète britannique arrive quelques jours plus tard et loue la belle Villa Diodati, sur les hauteurs de Cologny. Le temps froid et pluvieux les cantonne des jours entiers à l’intérieur, où ils lisent les Fantasmagoriana, des récits allemands de spectres. C’est le 16 juin que Byron lance un défi devenu fameux: chacun doit écrire une histoire de fantômes.

Ils seront quatre à se plier à l’exercice: Percy, poète plus que prosateur, renonce assez vite; Byron esquisse quelques pages d’un «Fragment» qui sera publié en 1819; John Polidori, jeune médecin de Byron auteur d’une thèse sur le somnambulisme, qui s’est joint au groupe, signe The Vampyre; quant à la timide Mary Godwin, 17 ans, elle imagine l’histoire du docteur Victor Frankenstein donnant la vie à un être composé de fragments de cadavres, au moyen d’une «étincelle» d’électricité…

 

Des jeunes en rupture

Quand on pénètre dans la fraîcheur du sous-sol de la Fondation Bodmer, qui présente jusqu’au 9 octobre à Cologny (GE) une ambitieuse exposition autour de la genèse de Frankenstein, on est accueilli par les visages plus grands que nature des protagonistes de cette soirée mémorable: empruntés à la National Portrait Gallery de Londres, leurs portraits révèlent leur jeunesse. «Bohèmes, révolutionnaires radicaux, fantasques et criblés de dettes, ce sont des jeunes gens en rupture, qui brûlent la vie par les deux bouts et se retrouvent cet été-là dans une situation de marginalité», commente Nicolas Ducimetière, vice-directeur de la Fondation Bodmer et co-commissaire de «Frankenstein créé des ténèbres» avec David Spurr.

Lord Byron, qui domine le groupe par sa stature d’écrivain accompli, ne retournera plus en Angleterre. «Aristocrate, il a fait l’apologie de la Révolution à la Chambre des Lords, poursuit M. Ducimetière. Ses opinions politiques, son comportement flambeur et ses aventures adultères le rendent indésirable.» Percy, lui, a été expulsé d’Oxford en 1811 après la publication d’un pamphlet proclamant son athéisme. Poète anarchiste et adepte de l’amour libre, il s’est rapproché du philosophe politique William Godwin, l’un des pères du mouvement anarchiste. Et a séduit Mary, sa fille âgée de 16 ans. Quand celle-ci arrive à la Villa Diodati, elle est brouillée avec son père pour avoir suivi un homme marié, et déjà deux fois mère, d’une petite fille décédée prématurément et d’un bébé de trois mois.

«Elle perdra trois de ses quatre enfants et sa propre mère a succombé peu après sa naissance», remarque Nicolas Ducimetière. Par ailleurs, à l’automne 1816, sa demi-sœur Fanny se suicide, puis l’épouse de Percy à la fin de la même année – le couple se mariera dans la foulée. C’est dire si l’écriture de Frankenstein ou le Prométhée moderne a partie liée avec la vie et la mort.

 

Pionnier de la science-fiction

Paru de manière anonyme en 1818 et aussitôt best-seller, le roman inaugure un genre littéraire nouveau, la science-fiction, et n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Il exprime de manière mythique l’inquiétude d’un monde confronté aux avancées scientifiques et technologiques, dans une époque politiquement troublée – son intrigue est contemporaine de la Révolution française et il a été écrit l’année suivant la chute de Napoléon 1er. Progrès scientifique débridé, liens entre technologie et biologie, solitude et désillusion du monde moderne, marginalité, mystères de l’inconscient: les questionnements qu’il soulève sont au cœur des préoccupations littéraires et philosophiques des deux derniers siècles.

En une centaine de documents, l’exposition nous fait pénétrer dans son univers à travers une riche collection de manuscrits. Lettres et journaux intimes de Mary Shelley, brouillons de Frankenstein à différentes étapes de sa rédaction et éditions originales – dont un exemplaire de la première édition du roman annotée par l’auteure – côtoient des tableaux et gravures, le tout en lien avec le monde de 1816 et les idées du livre. Nicolas Ducimetière nous guide entre les vitrines doucement éclairées. Sur le manuscrit de Frankenstein, des notes de la main de Mary et Percy Shelley: le poète aiguillonne sa compagne, et ce qui devait être une nouvelle va gagner en épaisseur. Son élaboration dure onze mois, Mary achevant le manuscrit en mai 1817.

 

Les lectures du «monstre»

Nourrie de littérature classique, elle dispose d’un solide bagage culturel, relève M. Ducimetière. Elle a lu, bien sûr, les essais de son père et de sa mère, Mary Wollstonecraft, philosophe et grande figure du féminisme, et mettra certaines de ses lectures dans la bouche de Victor Frankenstein ou de sa créature. Les vitrines montrent ainsi des éditions anciennes de Paradise lost de John Milton et du Jeune Werther de Goethe, lus par le «monstre». On y voit aussi les Rêveries du promeneur solitaire et les Confessions de Rousseau, qui sous-tendent le roman. «Rousseau était honni en Grande-Bretagne, souligne Nicolas Ducimetière. La créature est sensible, elle apprend à parler et à lire, recherche la compagnie et l’amitié. Mais tous la repoussent à cause de son physique et elle devient un être haineux: c’est la société qui crée le monstre.» Le «pauvre hère» est d’ailleurs rejeté par son propre créateur atterré. Cet abandon n’est pas sans rappeler la biographie de Mary, qui a souffert de l’absence de sa mère et signera bientôt Mary Wollstonecraft Shelley.

Dans l’édition de 1831 du roman, on découvre en frontispice une remarquable illustration signée Theodor von Holst, qui représente l’éveil de l’hominidé. L’artiste montre un visage humain qui ne suscite pas la peur, plutôt la pitié. «La créature se découvre seule et s’effraie elle-même, observe Nicolas Ducimetière. On ne trouve aucune  interprétation moderne aussi proche de la complexité psychologique du texte.» Rien de monstrueux en effet dans cet être éperdu, si ce n’est peut-être son aspect gigantesque et musculeux.

 

A la pointe

Ce gigantisme est repris par les adaptations théâtrales du livre. Car son succès rapide – il est traduit en français en 1821 déjà – vient aussi de ses nombreuses adaptations au théâtre, qui popularisent ses thématiques. Les pièces se jouent à Paris et Londres, s’éloignant parfois de l’original – ainsi du Monstre et le magicien d’Antonio Béraud et Jean-Toussaint Merle, où le médecin genevois devient un alchimiste dans la Venise du XVIe siècle. «On veut davantage de spectaculaire, comme plus tard le cinéma hollywoodien. Le fantastique fait son retour, au détriment de la science-fiction, et personne ne meurt. La dimension scientifique de l’œuvre sera en revanche omniprésente au théâtre dès les années 1930, conséquence de la révolution industrielle.

Nicolas Ducimetière dévoile encore les premières critiques de Frankenstein: celle, incendiaire, du conservateur John Wilson Croker qui tire à boulets rouges sur ces «gauchistes destinés à l’asile», suivie de la réaction de Walter Scott qui démonte ses arguments. Aux murs, des tableaux de la Villa Diodati, de Genève et Plainpalais, mais aussi du Mont Blanc et de son glacier qui atteint alors les premières maisons de Chamonix. Autant de lieux qui ont impressionné les Shelley et se retrouvent dans le roman. Enfin, l’auteure s’intéresse aussi aux explorations scientifiques et géographiques en cours: en choisissant de faire débuter Frankenstein dans l’Arctique, sur le bateau de Robert Walton, elle l’ancrait au cœur des expéditions en terra incognita, à la pointe des défis de l’époque.

 

Un été mythique

Dans un extrait de son journal daté de 1839, visible à la Fondation Bodmer, Mary Shelley évoque cet été 1816 «décisif», devenu très vite mythique pour le grand public – elle le racontera dans sa préface à l’édition de 1831, répondant à la demande du public et des éditeurs. Car ces trois mois n’ont pas seulement représenté un tournant crucial dans sa vie, modifiant son destin personnel et l’histoire des lettres en donnant naissance à la science-fiction: ils ont également été le creuset de plusieurs textes majeurs de l’histoire littéraire.

The Vampyre de John Polidori inaugure le genre en prenant pour la première fois un vampire comme personnage principal d’une œuvre entière. Paru anonymement en 1819, il est d’abord attribué à Byron. Polidori, qui décède en 1821, ne verra jamais son nom sur la couverture. «Le vampire empreinte ses traits à Byron... qui était un véritable suceur d’énergie», commente Nicolas Ducimetière.

Lord Byron, lui, a signé cet été-là des poèmes qui marqueront la littérature mondiale. Il compose le Chant III de Childe Harold’s Pilgrimage, dont les deux premiers, parus en 1812, l’avaient rendu célèbre. Un troisième chant imprégné par les paysages grandioses qui les entourent et les marquent durablement – lac, haute montagne, mer de Glace, perçus dans un état d’esprit romantique où la fugacité de la vie est soulignée par l’ampleur écrasante du paysage. Byron écrit encore Le Prisonnier de Chillon, à l’automne 1816, ainsi que son poème Darkness (Ténèbres) inspiré par les conditions météo exécrables de cet été: une rêverie apocalyptique dans lequel le soleil et les astres sont éteints.

Quant à Percy Shelley, il écrit son célèbre poème Mont Blanc. Secondant Mary sur le thème de Prométhée, qui le fascinait, il en a fait par ailleurs une lecture politique, voyant en Prométhée libéré de ses chaînes une figure d’opposition au despotisme. Il publie en 1821 son Prometheus Unbound

 

L’EFFET PAPILLON

La fécondité littéraire de l’été 1816. En avril 1815, le volcan Tambora, sur l’île indonésienne de Java, entre en éruption. Ses effets sont perçus à 2000 kilomètres à la ronde et provoquent la mort de dizaines de milliers de personnes. Pendant une semaine, il envoie 100 kilomètres cube de cendres dans la haute atmosphère, avec une puissance qui équivaut à 10 000 fois les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki réunies. Ses cendres font le tour du globe et se positionnent sur le continent européen. Pendant une année, elles forment un couvercle sur une Europe bouleversée par la guerre et qui dépend de l’agriculture; le continent ne sait pas d’où vient cet hiver qui masque le soleil, refroidit et assombrit le monde, et causera des centaines de milliers de morts de froid et de malnutrition. Des émeutes éclatent, une famine se déclare en Suisse où l’état d’urgence est décrété.

Ce voile de cendres ne fait pas que des malheureux: «Turner a peint ses plus beaux couchers de soleil», sourit Nicolas Ducimetière, qui nous montre le tableau météorologique de ce mois de juin 1816 frais et pluvieux. On y lit notamment: «Les chênes n’ont pas encore une seule feuille, au 30 juin. Il y a des poiriers qui en sont également dépourvus, et dont les fruits sont tombés.» Cette météo apocalyptique explique pourquoi les Shelley ne peuvent pas redescendre jusqu’à leur petite maison au bord du lac et restent trois jours à la Villa Diodati. Entre café, laudanum, teinture d’opium et… histoires de fantômes. 

 

 

 

Prométhée ou le défi lancé aux dieux

Frankenstein ou le Prométhée moderne est devenu l’un des romans les plus renommés de la littérature européenne moderne «tant pour ses qualités littéraires que pour la façon dont il exprime les inquiétudes de l’époque face au savoir scientifique, à la technologie et à leur influence sur les conditions de la vie et de la mort», écrit le professeur David Spurr dans Frankenstein créé des ténèbres, le très beau catalogue qui accompagne l’expo de la Fondation Bodmer.

Le début du XIXe siècle voit l’émergence de la médecine moderne, et Mary Shelley est au courant des découvertes qui bouleversent la vision de l’humain. Aux côtés des textes littéraires qui l’ont influencée, le musée donne aussi un aperçu des avancées scientifiques discutées à la Villa Diodati et qui ont nourri son inspiration.

L’époque est aux recherches sur l’électricité et le magnétisme. On interroge les liens entre science physique et biologie, ainsi que l’essence de la vie. Benjamin Franklin mène ses expériences sur l’électricité, tandis que Luigi Galvani teste ses effets sur des corps vivants, tout comme Giovanni Aldini qui, en 1804, applique ses électrodes sur un condamné récemment pendu, faisant bouger ses membres au grand effroi du public présent. Dans son Histoire de l’électricité, Joseph Priestley évoque quant à lui la «fiole de Leyde», qui permet de transmettre des charges électriques aux êtres vivants. C’est ce genre d’«étincelle» qui donnera vie au corps inerte de la créature de Frankenstein.

«On se demandait ce qu’était un être humain, d’un point de vue médical et philosophique», note Nicolas Ducimetière. Dans une approche matérialiste et athéiste, La Mettrie démontre dans L’Homme machine une vision mécanique du vivant, hors de toute transcendance: des idées reprises par Victor Frankenstein. Le nom de Frankenstein lui-même est inspiré par le château de Frankenstein, en Rhénanie: au XVIIe siècle y résidait le théologien, médecin et alchimiste Johann Conrad Dippel, qui menait des recherches sur la vie.

Ces questions sur le corps et ce qui l’anime demeurent brûlantes. «Ce qui m’a intéressée dans Frankenstein, confie Laure Coulombel, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale français, c’est cette volonté d’étudier au plus près la décomposition et le fonctionnement du corps, avant d’aller plus loin en le modifiant, en le recréant. Ce mouvement est celui de la recherche scientifique.»

Mary Shelley transpose le mythe grec de Prométhée à ses intuitions scientifiques. Le Titan a créé les hommes à partir d’eau et de terre, puis vole le feu – le savoir – aux dieux afin de le leur donner. Pour le punir, Zeus le condamne à être enchaîné à un rocher, où chaque jour un aigle lui dévore le foie, qui repousse la nuit. «La science a toujours été habitée par un rêve prométhéen», remarque Hervé Chneweiss, invité comme sa collègue dans le cadre de la série de débats autour de «Frankenstein créé des ténèbres» à la Fondation Bodmer. Directeur de recherche du laboratoire Neurosciences Paris Seine, il en veut pour preuve les recherches actuelles sur l’édition du génome – l’idée étant de modifier des organismes vivants minimaux, telles les bactéries, pour qu’ils produisent par exemple du pétrole ou d’autres substances énergétiques à grande échelle. Et, à terme, de synthétiser le génome humain, tâche proprement titanesque. «Les 3 milliards de paires de base de notre ADN sont le résultat d’1,5 milliard d’années de vie sur Terre. Seuls 6% des gènes codent les protéines: est-ce que ça veut dire que tout le reste est inutile? Pas sûr. Car la réalité est loin de la vision mécanique de Frankenstein

Etymologiquement, Prométhée c’est le prévoyant, le rusé, celui qui pense avant, relève-t-il. «Le danger, ce n’est pas lui, mais son frère, Epiméthée.» Prométhée a mis ce dernier en garde: il ne doit accepter aucun cadeau des dieux. Pourtant, quand Zeus lui offre une femme pourvue de tous les dons, il accepte. C’est Pandore: elle ouvrira la jarre où Prométhée avait enfermé les maux de la Terre, qui se répandent alors sur l’humanité. «Ce qui est dangereux, ce n’est pas de penser avant, mais après, conclut Hervé Chneweiss. Frankenstein n’a pas réfléchi au devenir de sa créature. Les tenants du nucléaire non plus.»

Les inquiétudes de Mary Shelley se posent toujours de la même manière, la technologie étant à la fois source de bénéfices et de dangers potentiels. Un exemple? «Nous pourrions aujourd’hui stériliser les moustiques, qui causent 1 million de morts par an, dont 430 000 du paludisme, note Hervé Chneweiss. Mais quel en serait l’impact sur l’environnement? Cela resterait-il confiné aux moustiques? Comment en serait modifiée la chaîne alimentaire? Nous ne maîtrisons pas ces effets en chaîne. Aujourd’hui, nous avons la capacité de fabriquer des monstres dans à peu près toutes les directions...»

Laure Coulombel et Hervé Chneweiss sont membres du Comité consultatif national d’éthique, dont la mission est d’évaluer les impacts des avancées scientifiques en concertation avec les instituts de recherche à l’échelle européenne. Tous deux soulignent l’importance d’informer de la complexité des enjeux et d’ouvrir le débat avec la société. «Beaucoup de peurs sont liées à un déficit de compréhension», note Laure Coulombel. «Les sciences biomédicales sont devenues un enjeu pour l’humanité – y compris pour l’économie – qui mériterait d’être au centre de sommets internationaux», conclut M. Chneweiss. 

 

 

SÉRIE D’ÉTÉ 2016: LES MONSTRES (1/7) Il y a deux cents ans, Mary Shelley concevait son roman Frankenstein ou le Prométhée moderne à la Villa Diodati, à Cologny (GE). Cet anniversaire est l’occasion pour Le Mag d’interroger cet été la figure du monstre, incarnation mythique de l’inquiétude, de la confrontation à la différence et des défis posés par la science et la technologie. 

http://www.lecourrier.ch/140873/surgi_des_tenebres