"LIVRAISONS" Du 12 au 15 mai, le festival lyonnais de la revue éclaire une vaste constellation, lieu de débats artistiques et politiques. Discussion avec François Cusset, historien des idées, et Diane Scott, rédactrice en chef de «Revue Incise».


Le spectacle Wagons libres, de la chorégraphe Sandra Iché, mêle histoire et fiction autour de la revue beyrouthine L’Orient-Express. A voir samedi 14 mai. DR

 

La 2e édition de Livraisons témoigne de la vitalité du monde des revues en France: du 12 au 15 mai à Lyon, tables rondes, lectures, débats et spectacles mettront en lumière la diversité d’une constellation mouvante qui allie art et politique, critique et création, débat et réflexion. Liées aux avant-gardes artistiques et politiques du XXe siècle, les revues ont nourri les révolutions et rayonnent d’une connotation mythique. Elles demeurent des espaces de liberté et de création. Plusieurs rencontres lyonnaises interrogent de fait leur portée politique, qu’elle prenne source dans la réflexion critique ou le geste artistique, dans la capacité à susciter le débat ou à imaginer des alternatives esthétiques et sociales. A l’heure où la presse traditionnelle est en crise et où la figure de l’intellectuel est remplacée par celle des «experts» du système culturel marchand, quel rôle peuvent-elles jouer? Deviendront-elles le support où se préparent les utopies?

«J’aime les considérer comme une technologie intellectuelle, au même titre que le colloque ou l’édition d’essais», dit François Cusset, historien des idées et professeur de civilisation américaine à l’université´ de Nanterre, qui réfléchit à ces questions. «Et cette technologie est le lieu de nombreuses propositions théoriques, politiques et culturelles où émergent à nouveau les idées.» Le contexte politique de la contestation a trouvé en France de nouvelles formes de vie et d’expression. Et le contraste est frappant entre ce réveil politique et social et «le vieux monde intellectuel grand public, fortement ancré à droite et vers la réaction», constate François Cusset. L’expulsion d’Alain Finkelkraut du rassemblement de Nuit debout, à Paris, est révélatrice de ce hiatus. «Pour certains, cette éjection contredit les objectifs du mouvement, mais les idées de Finkelkraut sont bien plus excluantes.»

Face au passage à droite des intellectuels «officiels», la gauche critique est plus discrète, présente dans les universités, s’exprimant toujours dans les médias de centre gauche. «Par ailleurs, les ventes du Monde diplomatique sont en hausse et il existe une contre-presse alternative très active, qui va du fanzine tract de guerre aux revues littéraires», note François Cusset – il a lui-même collaboré à la Revue du Crieur. Peu invités par les médias, les intellectuels de gauche accompagnent les débats de la société civile, terreau des initiatives. «Un François Ruffin (fondateur du journal «Fakir» et réalisateur de «Merci Patron!», ndlr) ou le philosophe Frédéric Lordon soutiennent clairement le mouvement Nuit debout, par exemple, mais ne veulent pas parler à la place de ceux qui descendent dans la rue.»

REVIVIFIER LA PENSEE

Egalement présent à Lyon, le collectif Tenons et Mortaises rassemble justement des revues de sciences humaines et sociales aux côtés d’intellectuels, de chercheurs, de militants de la société civile et d’artistes, tous inquiets de la gravité de la situation politique en France et souhaitant «porter une autre parole». Fondé par l’historienne Sophie Wahnich, membre du comité de rédaction de Vacarme, le collectif se présente avant tout comme un réservoir de désirs politiques qui s’expriment lors de débats publics où se mêlent prises de parole militantes et intellectuelles, et présence artistique; il édite aussi un site internet et un journal papier. Créée en 2014 à l’initiative du Studio-Théâtre de Vitry, Revue Incise en fait partie. «Comment faire pour que la vigilance politique et la vitalité intellectuelle de tout un pan des revues puissent avoir une efficience au-delà de leurs cercles habituels?», s’interroge sa rédactrice en chef Diane Scott.

Annuelle, Revue Incise est née d’un besoin de revivifier la pensée critique. «Elle n’est pas une revue théâtrale, mais le désir de fonder une revue est né depuis le théâtre», précise Diane Scott, ancienne metteure en scène qui se consacre aujourd’hui à la critique et à la recherche. «Le théâtre est frappé par des empêchements liés à la parole, c’est-à-dire à la pensée. Le système des coproductions et des tournées implique de penser des produits adaptés: il y a un effet de lissage de la pensée et du travail en général. Artistiquement, le phénomène d’entre-soi et de courtisanerie inhibe la critique et le regard du spectateur.» La critique est gênée par un autre impensé encore: la culture a hérité de la mission de «faire advenir quelque chose de l’ordre de la démocratie. La tâche politique a reflué du côté de la culture, ce qui surdétermine la parole critique. ‘Incise’? On coupe, on sort de cet entre-soi. On met en jeu nos catégories de jugement, pour une pensée approfondie et affranchie des bienséances intéressées.»

LIEUX ET MIGRATIONS

Les structures de travail déterminent les modes de prise de parole. Créer une revue, c’était s’inventer un espace de réelle alternative aux modes de production du théâtre et à son rapport au travail. Revue Incise expérimente ainsi une autre manière de penser la lecture, visible dans son sommaire qui évite rubriques et hiérarchie.

La revue s’articule par ailleurs autour de la question du lieu, pour se libérer de celle du public qui obnubile les théâtres. «Il faut remplir les salles, pour des questions moins économiques qu’idéologiques. Nous pensons que la question du public est une manière erronée de s’interroger sur le peuple. La question du lieu est au contraire une métaphore politique pertinente: elle se pose aussi pour un hôpital, une école, un Etat-nation, l’Europe.» Elle mène enfin à celle des identifications et, partant, du militantisme. A l’heure des débats identitaires et de la «crise» de la migration, Revue Incise fait appel à Walter Benjamin, figure tutélaire et intellectuelle forte, demeuré dans la marge et la précarité malgré le rayonnement de sa pensée, et mort en 1940 à la frontière espagnole. Tout un symbole.

 

Débats, lectures et performances du Québec au Liban

Il existe des centaines de revues en France. Une floraison qui rime aussi avec dispersion: «Tirant en général à 500 ou 1000 exemplaires, elles s’adressent à des publics restreints, rappelle Gwilherm Perthuis, co-organisateur de Livraisons - Festival de la revue avec Paul Ruellan. Reste que ces petites audiences additionnées forment un lectorat important.» Du 12 au 15 mai, Livraisons met les échanges au centre de sa programmation pour mieux faire connaître au public près d’une vingtaine d’entre elles.

Après une journée sur la diffusion des revues, leur histoire et la place de la critique littéraire, la soirée d’ouverture du 12 mai donne la parole à Jean-Christophe Bailly: écrivain, philosophe, éditeur, fondateur de trois revues, il dialoguera avec Jean-Baptiste Para, directeur d’Europe. Invité d’honneur de cette 2e édition du festival, le Québec sera présent avec quatre revues. Lancement d’Apulée, initiée par Hubert Haddad, lecture de la genevoise L’Ours Blanc, spectacle mêlant son, vidéo et théâtre autour de la beyrouthine L’Orient-Express, lectures et performances sont quelques-uns des rendez-vous de ce festival ambitieux.

«Nous ciblons un large public qui fréquente les librairies mais ne se tourne pas naturellement vers les revues», relève Gwilherm Perthuis. Egalement rédacteur en chef d’Hippocampe, il est aussi l’un des fondateurs, en 2014, de l’association «Livraisons. Des revues en Rhône-Alpes». Objectif: «contribuer au développement, à la diffusion et à la connaissance des revues littéraires, artistiques, de sciences humaines et sociales à l’échelle régionale». L’association est aussi un lieu de ressources et d’information pour les revues, et un interlocuteur pour les institutions.

UN NOUVEL INTERET

«Nous voulons dédramatiser le rapport aux revues, poursuit M. Perthuis. Il existe des préjugés même chez les libraires et les bibliothèques, qui trouvent difficile de les classer, de les vendre, etc.» Les revues pâtissent en effet de leur contenu transdisciplinaire et de leur format hybride. Depuis 2008 pourtant, avec l’arrivée des mooks (mot valise formé à partir de «magazine» et «book», ou livre), on observe un regain d’intérêt pour les périodiques qui a mis en lumière le reste des revues, se réjouit Gwilherm Perthuis. Car comme les mooks, celles-ci allient temps long et textes ambitieux, de l’ordre de l’enquête, de la création littéraire ou de la critique artistique, palliant à la défection de la presse traditionnelle dans ces domaines. Raison de plus pour les découvrir.     

 

Festival Livraisons. Du 12 au 15 mai à Lyon.

> Ve 13 mai, soirée consacrée au collectif Tenons et Mortaises coordonnée par Sophie Wahnich, «Ce qui se décide en notre nom et qui nous fait honte», 20h, Ecole nationale supérieure des beaux-arts (ENSBA).

> Sa 14 mai, «François Cusset: les intellectuels en action?», 14h, ENSBA.

Programme: www.livraisons-revues.org

 

http://www.lecourrier.ch/138842/les_revues_un_desir_de_vigilance