Romancière, essayiste, journaliste et blogueuse, Ece Temelkuran est dans le collimateur du pouvoir turc pour ses prises de position. Invitée à Genève par le FIFDH, elle y parlera aussi de son premier roman traduit en français.

En 2013, la rue manifeste contre un projet immobilier qui menace le parc Gezi à Istanbul.
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C’est l’une des journalistes politiques les plus connues dans son pays. Ece Temelkuran, 43 ans, a tenu pendant dix ans une chronique dans Milliyet, un des plus gros tirages de la presse turque, puis dans le journal Habertürk. Editorialiste, journaliste d’investigation, chroniqueuse, essayiste et romancière traduite en plusieurs langues, elle a publié une dizaine de livres sur des sujets brûlants dans son pays – de la question kurde aux droits des femmes, des prisonniers politiques au génocide arménien (un ouvrage qui s’est vendu à 70 000 exemplaires en Turquie!). Son travail a été récompensé par de nombreux prix et elle a été élue deux fois «chroniqueur politique le plus lu de Turquie». Or cet impressionnant palmarès n’a pas empêché son licenciement d’Habertürk après qu’elle ait écrit deux articles au vitriol sur le massacre d’Uludere – fin 2011, à la frontière ­turco-irakienne, l’armée turque tuait 35 Kurdes, dont 19 enfants.

Il en faut plus pour la faire taire. Ece Temelkuran reste active sur son blog et publiait en 2012 For the Record (non traduit), qui revisite le passé récent de la Turquie pour mettre en lumière son glissement progressif vers un Etat fasciste; elle vient de signer The Insane and The Melancholy «pour dire au monde comment les choses dégénèrent en Turquie», dit-elle. Paru en anglais et en allemand, le livre n’est pas publié dans son pays; de même, elle propose à présent ses articles en free lance uniquement à la presse internationale – Le Monde diplomatique, The Guardian, Der Spiegel, etc.

Alors que son troisième roman, Devir, est paru en Turquie en 2015, JC Lattès publie cette semaine A quoi bon la révolution si je ne peux danser, son deuxième roman et le premier à être traduit en français. Invitée à Genève par le Festival du film et forum sur les droits humains (FIFDH) pour participer au jury de la catégorie «documentaires de création», Ece Temelkuran sera lundi soir à la Maison de Rousseau et de la littérature afin de parler d’écriture et de liberté d’expression. L’occasion était belle de lui lancer un coup de fil à Istanbul.

 

A quoi bon la révolution relie les destins de quatre femmes à différents événements du Printemps arabe. Quelle a été sa genèse?

Ece Temelkuran: Je l’ai écrit en Tunisie, où je suis allée en 2010 et où j’ai vécu une année après les élections de 2011. C’est pendant cette période que j’ai reçu un appel du rédacteur en chef d’Habertürk, qui a duré deux minutes. Il m’annonçait que je ne pouvais plus continuer à travailler pour eux, ce que je savais très bien. Après le massacre de ces enfants kurdes par l’armée – des «terroristes», selon le pouvoir –, Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, avait ordonné aux médias de ne pas en parler. J’ai été la seule journaliste de la presse mainstream à dénoncer ce qui s’était passé dans deux articles publiés fin 2011: «Sir, Yes, Sir!» et «As if...».

Quand j’ai été virée, la situation était déjà épouvantable pour les journalistes. La Turquie les emprisonne en masse au prétexte d’activités terroristes. J’étais éditorialiste politique, je me retrouvais au chômage. J’ai alors décidé de me tourner vers la littérature.

 

Sur votre blog, vous écrivez: «J’essaie de passer de la réalité à la vérité, du journalisme à la littérature, et d’éviter la politique quotidienne en Turquie.» Pouvez-vous nous en dire plus?

– Depuis dix ans, la «réalité» a été abondamment déformée par le pouvoir. En tant que journaliste et d’un point de vue personnel, il est devenu très difficile d’en dépendre: elle change de jour en jour, d’heure en heure. Je n’en étais donc plus satisfaite; les événements formaient un énorme nuage de réalité embrouillée, et j’avais besoin de voir percer la lumière du soleil, si l’on peut dire. J’avais déjà ressenti cela en 2008, au moment d’écrire mon premier roman The Sounds of Bananas (2010). J’étais alors au Liban pour écrire sur le Hezbollah – j’y avais déjà vécu en 2006, pendant la guerre. Mais après quelques jours, je ne supportais plus mes interlocuteurs. Pourquoi continuer à endurer ça? J’ai donc commencé à écrire cette fiction qui met en parallèle la guerre civile et l’histoire d’une domestique philippine à Beyrouth.

En tant que journaliste, on a une relation particulière au temps: ce qu’on écrit est tout de suite caduc et il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier. Cela m’était devenu insoutenable. La littérature est un nouveau pays où cette répétition n’a plus cours, la vérité n’est pas liée au temps de la même manière. Je pense au final que la fiction est plus forte que la réalité.

 

Vous en parlez aussi comme d’une protection.

– C’est vrai. Cette vérité est une manière de me protéger du combat quotidien du monde réel; je ne suis pas faite pour ce combat, qui est de plus en plus laid. La Turquie est un pays patriarcal depuis longtemps. Mais aujourd’hui, les pratiques sont encore plus conservatrices et l’attitude du gouvernement envers les femmes encourage la violence à leur égard. Elles se font tuer, violer: il y a urgence sur ce front. Il règne en Turquie une ignorance organisée hostile aux femmes comme aux intellectuels. Une femme indépendante, qui réfléchit, ne peut pas le supporter. Je me suis tournée vers cette idée de vérité, qui est plus sûre et autorise à nouveau la pensée. La fiction est une métaphore et une protection qui me met à l’abri des attaques quotidiennes, me permet de m’inventer une vie, de m’élever au-dessus de cette réalité. Et heureusement, le régime n’a pas le temps de lire des romans!

 

A quoi bon la révolution si je ne peux danser évoque justement le statut des femmes.

– Oui. Son titre original est Women who Blow on Knots. Il fait référence à une expression du Coran, «soyez attentifs aux femmes qui soufflent sur les nœuds», qui désigne les femmes pratiquant la sorcellerie. A l’époque, les femmes nouaient des cordes, leur adressaient leurs prières, puis soufflaient sur les nœuds pour faire advenir la magie: la magie est dans le souffle des femmes. C’est la métaphore centrale de mon livre. J’ai écrit sur les sorcières du monde musulman, cela signifie beaucoup pour moi. Il y a Maryam, l’historienne égyptienne, Amira, activiste politique et danseuse du ventre, Madame Lilla, une vieille femme magnifique, phénoménale, entre déesse et mère cruelle; et puis la narratrice, une journaliste turque qui a perdu son travail et semble se référer à moi... mais ce n’est pas si simple. De la Tunisie au Liban en passant par la Libye et l’Egypte, elles traversent ces sociétés arabes après les révolutions.

Tout au long du livre apparaît la figure mythique de Didon: réfugiée à Carthage, elle fonda la ville et en devint la première reine après avoir subi défaites et humiliations. Moi aussi j’étais réfugiée à Carthage à ce moment, dans une étrange période. La ville était encerclée par les islamistes radicaux, la menace omniprésente, et ­j’écrivais.

 

Justement, subissez-vous des menaces en tant que journaliste et auteure?

– Les menaces sont la routine en Turquie. Le pire pour moi a été la frénésie des campagnes de discrédit et d’atteintes à la réputation, terriblement destructrices. Quand des milliers de personnes de l’AKP (Parti de la justice et du développement fondé par Erdogan, islamo-conservateur, ndlr) ouvrent des comptes pornographiques en votre nom et colportent des rumeurs sur vous, c’est extrêmement perturbant. Ce harcèlement a duré une année.

 

Vos essais politiques portent sur des sujets controversés en Turquie. D’où vous vient ce courage?

– Les gens pensent que je suis courageuse, mais je n’aime pas ce terme. Il me fait peur. Je suis quelqu’un de très lâche, mais j’oublie tout ce dont j’ai peur quand je commence à écrire.

 

Ecrire des romans, est-ce une autre manière d’aborder des questions politiques, en les transposant? Vos livres se déroulent soit à l’étranger, soit dans le passé de la Turquie.

– Oui. Les deux premiers ont en effet pour cadre le Liban et plusieurs pays arabes. J’éprouve trop d’émotions envers la Turquie; je les projette donc dans d’autres lieux ou d’autres temps afin de pouvoir réellement les aborder et les définir, dans des récits plus gérables. Quand j’écris sur Beyrouth, c’est en réalité des Kurdes voisins et de leur situation que je parle. Mon dernier roman, Devir («ère» en français, paru en anglais sous le titre «Time of The Mute Swans», ndlr), se déroule dans les années 1980 mais c’est d’aujourd’hui qu’il s’agit. La situation politique embourbée de la Turquie actuelle prend racine dans cette époque. Devir est un roman sur l’histoire récente – les coups d’Etat de 1971 et 1980 –, sur la mémoire et l’oubli, les cygnes devenant une allégorie de la population aux ailes brisées, muette, qui ne peut fuir.

 

Quelle est la place de la littérature, et de manière générale de la culture, dans la Turquie d’aujourd’hui?

– La vie culturelle est très dynamique. L’art est souvent florissant en période d’oppression. Les écrivains turcs sont plus que jamais traduits et publiés à l’étranger. Il faut relever que toute la culture est le fait des dissidents. L’AKP essaie de produire son art propre mais ça n’a pas beaucoup de succès...

 

Quel genre d’art est-ce là?

– La réponse est dans la question (rires). Le système n’a jamais été soutenu par les artistes et j’en suis très fière. Ce n’est pas le cas des intellectuels, qui l’ont défendu pendant bien trop longtemps, également au niveau international. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, c’est devenu trop embarrassant. Mais beaucoup ont été d’abord séduits par l’idée d’un mariage parfait entre démocratie et islam. Quand les critiques se sont élevées, elles ont été réduites au silence, accusées par les nationalistes d’être le fait d’une élite laïque oppressant le «vrai peuple».

 

Le tableau que vous brossez est très sombre. Où voyez-vous des raisons d’espérer un changement?

– Il y a eu les manifestations contre la destruction du parc Gezi, dans le quartier de Taksim, en 2013: les gens ont été très actifs, très engagés et solidaires. Mais aujourd’hui, la question de l’espoir revient chaque jour dans les conversations. Ce n’est pas facile de voir une issue. La Turquie a toujours été une société divisée – entre laïcs et religieux, entre communautés. Plutôt que d’espoir, je parlerais de détermination, d’entêtement. Sommes-nous déterminés à vivre ensemble? A résister au fait que ce pays devient un enfer? Ceux qui critiquent l’AKP sont vivement encouragés à partir. En 2008, le discours était: «Nous sommes un pays uni, les opposants n’ont qu’à le quitter...» Vont-ils le faire? Beaucoup y réfléchissent, c’est l’une des conversations les plus fréquentes. Mais pour devenir réfugiés en Europe?

 

A ce propos, quel impact a eu sur la population l’arrivée d’un million et demi de réfugiés syriens en Turquie ces dernières années?

– Nous n’avons pas de problèmes de réfugiés (rires). Tout d’abord, ils ne sont pas venus en masse d’un coup, comme dans les pays de l’Union européenne, mais ont traversé la frontière au fil du temps. Ça a été moins spectaculaire. Ensuite, la politique turque affirme que «nous n’avons pas de problèmes de réfugiés», donc ce problème n’existe pas. Ils n’existent pas. Et il y a une communauté qui croît au sein de la société turque et se retrouve complètement ignorée, invisible. C’est dangereux: cet environnement imprévisible crée un climat d’insécurité et favorise les sentiments nationalistes et xénophobes.

La crise migratoire est selon moi le dernier avatar de la crise du capitalisme. Il devient urgent d’élaborer une critique de ce système qui crée des situations de guerre désespérées, puis tente de se débarrasser des réfugiés en oubliant ses responsabilités.

 

Rencontre. Lu 7 mars à 20h, Maison de Rousseau et de la littérature, 40 Grand Rue, Genève. www.m-r-l.ch Rés. conseillée: 022 310 10 28. Soirée organisée en partenariat avec le FIFDH, qui a lieu à Genève du 4 au 13 mars 2016, et le PEN Club Suisse.

Lire. Ece Temelkuran, A quoi bon la révolution si je ne peux danser, tr. du turc par Ferda Fidan, JC Lattès, 2016, 400 pp.

www.ecetemelkuran.com

 

L’humour, arme de résistance

Le blog d’Ece Temelkuran présente un choix d’articles traduits en plusieurs langues, dont le français et l’anglais. Plusieurs d’entre eux décryptent les discours du pouvoir pour mieux le contrer. Dans «L’humour fait de la résistance» (paru dans The Huffington Post Maghreb, 26 juin 2013), elle réfléchit aux manifestations de la place Taksim à Istanbul – la contestation contre un projet immobilier au parc Gezi, en 2013, s’était transformée en vaste mouvement de protestation contre le régime. Pour elle, ces événements ont marqué «un micro-changement dans le discours de l’opposition en Turquie»: car la satire politique et l’art de résistance se sont assez vite invités dans l’équation.

Et de l’expliquer ainsi: au lieu de continuer à s’épuiser en répondant aux attaques du gouvernement qui les accusent d’être antidémocratiques, terroristes, manipulés par l’étranger, ennemis de la religion, élitistes déconnectés du véritable peuple turc, etc., les opposants ont commencé à reprendre ces affirmations et ces insultes à leur compte «dans un esprit d’exagération repoussant les frontières du sensé». Les blagues ont alors dominé le discours, la créativité libérée devenant arme de résistance et nouvelle énergie. Le tout a culminé quand certains politiciens ont dénoncé une cyber-attaque: les opposants ont alors juré «fidélité au royaume de Gondor, à Dark Vador, et sur certains murs, on pouvait lire: ‘Nous sommes les soldats de Gandalf!’» L’humour qui triomphait, «illimité, venait de la peur illimitée entretenue par le gouvernement», note Ece Temelkuran. C’est cette arme qu’elle manie, elle aussi, dans ses chroniques à l’ironie souvent mordante. Un exemple parmi bien d’autres: dans «As if...», où elle dénonce la mort des enfants kurdes d’Uludere, elle reprend à son compte les justifications d’Erdogan pour montrer leur absurdité et sa manipulation du réel.

UN DISCOURS TETANISANT

C’est qu’il est difficile de déconstruire les mensonges et le discours totalitaire du président turc. Dans «Méfiez-vous du génie du discours du ‘modèle turc’», elle évoque l’effet tétanisant qu’il a sur ses opposants. Car Erdogan a l’art de détourner le débat pour le mener sur des terrains qui laissent la contestation sans voix. Et dans ce pays très croyant, l’opposition laïque se retrouve démunie quand il s’agit de contrer un discours qui lie islam et démocratie: «Le danger réel de ces partis n’est pas qu’ils se proclament ou insinuent qu’ils sont le parti de Dieu mais plutôt qu’ils se disent, de plusieurs manières, représenter la démocratie», note Ece Temelkuran.

Comment s’en sortir? En construisant une opposition sur la question des droits sociaux, suggère-t-elle ici, seul domaine où elle a connu jusqu’à présent quelques succès.  Une voie que la blogueuse sait solitaire: elle ne plaira pas aux alliés européens et américains, qui se contentent très bien de ces démocraties islamiques modérées et «sont terrifiés par les mots ‘justice sociale’».    

 

Journalistes en prison

La Turquie pointe à la 149e place sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières en 2015. Les atteintes à la liberté de la presse se sont accentuées au cours du mandat de Recep Tayyip Erdogan. En 2015, 15 chaînes de télévision ont été saisies ou interdites d’émettre par le pouvoir. Des centaines de journalistes sont sous le coup de poursuites pour avoir «insulté le président», et plus d’une centaine seraient en prison. Twitter est le seul moyen d’expression qui reste à la population, écrivait Ece Temelkuran dans The Guardian du 13 octobre 2015, après les attentats d’Ankara.

Cette semaine, on apprenait que deux journalistes de Cumhuriyet, principal quotidien de l’opposition en Turquie, ont été libérés vendredi 26 février dernier, la Cour constitutionnelle turque estimant que leur détention constituait une violation de leurs droits. Arrêtés en novembre 2015, Can Dundar, rédacteur en chef du journal, et Erdem Gul, chef de l’antenne d’Ankara, étaient accusés de soutien à une organisation terroriste armée et de publication d’informations enfreignant la sécurité nationale. Ils avaient révélé en mai les livraisons d’armes à Daech réalisées par les services de renseignement turcs.

Malgré cette remise en liberté, ils restent sous le coup de poursuites judiciaires et devront comparaître devant la justice le 25 mars. Ils risquent la peine capitale. Le président Recep Tayyip Erdogan, qui avait personnellement porté plainte contre les deux journalistes, a critiqué dimanche la décision de la Cour constitutionnelle: «Je ne suis pas en position d’accepter cette décision. Je le dis très clairement: je ne suis pas d’accord avec cette décision et je n’ai aucun respect pour elle.» Une pression sur l’autorité judiciaire qui serait impensable dans tout Etat de droit.    Avec l’AFP

 

http://www.lecourrier.ch/137061/la_voix_de_l_autre_turquie