TECHNOLOGIES Les nouvelles technologies transforment-elles l`art? L`utilisation massive de l`ordinateur change-t-il le rapport à la lecture et à l`écriture? Faut-il de nouveaux outils théoriques et critiques pour en parler? Ces oeuvres sont-elles si nouvelles que cela? Quelques pistes et quelques liens...

 

Poésie en génération automatique, fictions hypertextuelles, créations aléatoires, animations à l`écran, art hypermedia, Web.art... Les dénominations varient pour ce qui se présente comme les premières expérimentations esthétiques d`un nouveau support de création original par son immatérialité et son instabilité: l`art informatique. Qu`est-ce exactement? «Il ne s`agit pas seulement des oeuvres créées par ou sur ordinateur. L`art numérique concerne toutes les oeuvres qui s`inspirent de l`informatique», précise Gabriel Umstätter président d`Infolipo, une association genevoise qui travaille sur les rapports que les arts entretiennent avec les nouvelles technologies de l`information. «Ainsi l`artiste Hervé Graumann a réalisé des fonds d`écran en trois dimensions. Ailleurs, il a appliqué le principe du couper-coller, outil du traitement de texte, à une chaise qu`il expose découpée et recollée...»

Le nom Infolipo, acronyme d`«informatique et littérature potentielle», s`inscrit dans la lignée de l`Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo), fondé dans les années 60 par Raymond Queneau et François Le Lionnais et consacré au développement de littératures à contraintes. Dans le cadre des Activités culturelles de l`Université de Genève, Infolipo propose chaque année des stages d`initiation à la création numérique et des ateliers de création et de critique.1

Pour Gabriel Umstätter, il est clair que les inventions technologiques ont un impact sur l`art, qu`il soit visuel, musical ou littéraire. «L`invention de l`imprimerie a fait basculer la littérature de l`oral vers l`écrit, amorçant l`essor de la prose libérée de la tyrannie de la rime dans sa fonction mnémonique», écrit-il sur son site www.blabliblo.net. Et au début du XXe siècle, «les progrès de la typographie et du graphisme, l`apparition de moyens d`enregistrement du son et du mouvement, entraînèrent à leur tour Apollinaire ou Cendrars dans des aventures formelles nouvelles.»

 

COLLAGES ET NOMBRES

L`ordinateur suscite-t-il alors la révolution littéraire qu`on pourrait imaginer? Il transforme radicalement l`expérience de l`écriture, puisque le clavier et l`écran ont remplacé le manuscrit ou la machine. Mais les écrivains semblent encore beaucoup l`utiliser uniquement comme un outil qui imite la machine à écrire. Une simulation pourtant loin d`être fidèle. Les corrections sont invisibles, le texte ne garde pas en mémoire ratures et versions précédentes; la rapidité de l`écriture et l`usage du copier-coller changent la manière de penser, de construire, de faire des liens... Cette fonction copier-coller est d`ailleurs peu exploitée autrement que comme un outil pratique, alors que le collage de textes a été initié par Lautréamont ou les mobiles de Michel Butor. Le copier-coller a également inspiré les cinéastes (Level 5 de Chris Marker est monté notamment à partir d`images tournées par d`autres). Il a carrément créé un genre musical: la techno et les musiques électroniques ne composent plus de nouvelles mélodies mais utilisent des samplings, collages de phrases musicales existantes qu`elles mixent d`une façon inédite.

Mais en littérature, les versions automatiques de poèmes oulipiens, comme par exemple les Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau, ne font que reproduire sur mode informatique un concept de générateur de textes aléatoires inventé par l`Oulipo il y a des décennies.

 

ÉCRITURE NON LINÉAIRE

Ce que la littérature informatique offre de véritablement nouveau, c`est l`interactivité. Elle peut aller au bout de l`idée amorcée par ces «livres dont vous êtes le héros», où le lecteur pouvait choisir entre différentes options, chacune le menant vers une autre suite par un autre chemin. La structure en réseau d`Internet permet de créer des oeuvres originales sur ce concept. Mais le mode d`écriture le plus original que le web rend possible est probablement l`hypertexte.

L`hypertexte met en relation des pages par le biais de mots clés sur lesquels l`utilisateur clique pour naviguer et se déplacer dans le texte. Il peut choisir lequel de ces liens activer - quel chemin prendre et dans quel ordre. Il est possible d`explorer divers mondes parallèlement, de dédoubler le récit, de jouer sur des résonances, de faire dialoguer plusieurs espaces et époques, de revenir en arrière... Le texte peut se ramifier, bifurquer, générer des sous-textes, des digressions, inclure sons et images... Globalement, peu d`écrivains utilisent toutes les potentialités ouvertes par l`hypertexte. Employés comme des métaphores du réel ou des figures de style, ces procédés peuvent cependant enrichir le discours, la fiction, et pourquoi pas la réflexion philosophique.

Un tel mode d`écriture libère de l`écriture linéaire et ouvre la porte à l`écriture par association d`idées. Pour Gabriel Umstätter, l`hypertexte «s`apparente à la pensée libre qui connecte les mots et les sens en sautant du coq à l`âne. Les liens hypertexte modélisent en effet remarquablement bien les processus de rapprochement et d`associations d`idées qui fondent les mécanismes de la conscience» et qu`on retrouve dans le rêve. Des romans entiers disponibles sur le Web utilisent ce procédé 2.

Chris Marker, lui, joue sur les associations d`idées pour organiser son CD-Rom Immemory. Il utilise les possibilités de l`image, du texte et du son pour faire entrer le lecteur-spectateur dans son monde imaginaire comme dans un voyage au rythme du clic de la souris. Plusieurs chemins sont possibles dans ce qui est aussi une réflexion sur la mémoire et l`écriture. Réseaux informatiques et neurologiques, serpents aléatoires de la mémoire et des liens émotifs, multiplicité des espaces et des temps...

 

QUELS OUTILS CRITIQUES?

Est-il encore possible de raconter une histoire ou le sens se perd-il dans ce dédale de textes? Comment construire une oeuvre qui s`achève, se referme sur elle-même, dans cette écriture qui tend à l`expansion et à la multiplication? Comment savoir si on a tout lu et quand s`arrêter?

Selon Marc Bernstein 3 de nouveaux outils critiques et théoriques sont nécessaires pour aborder ce nouveau type d`oeuvre. Cycles, répétitions, retours, échos, expriment la présence d`une structure même s`il est souvent impossible d`en percevoir la totalité. «L`expérience que fait le lecteur de nombreux hypertextes n`est pas celle d`un désordre chaotique, même si nous ne pouvons pas encore décrire cette structure d`une manière concise; le problème n`est pas que les hypertextes manquent de structure, mais que nous manquons de mots pour la décrire» écrit Marc Bernstein sur le site eastgate.com.

Il a donc analysé les meilleurs travaux littéraires dans le domaine pour en repérer les motifs et schémas structurels récurrents. Jeux de miroir, entrelacements, liens suggérés mais manquants (dont l`absence est aussi signifiante que l`ellipse ou l`allusion dans la narration linéaire «classique») sont quelques-uns des schémas identifiés. Des outils critiques qui permettront aux créateurs d`aller plus loin dans l`exploration des potentialités informatiques.

Pour finir, et puisqu`il est impossible de faire le tour des oeuvres intéressantes qui animent le Web, le plus simple est de fonctionner comme un hypertexte: les quelques adresses électroniques citées ici étant des liens qui mènent à leur tour vers d`autres liens qui renvoient à d`autres liens...

 

1 Rens.: www.infolipo.org. Site très com plet qui propose des liens avec des sites de critiques, d’arts visuels et de littérature.

2 Par exemple Apparitions inquiétantes, fiction hypertextuelle d’Anne-Cécile Brandenbourger: www.anacoluthe.com/index_passe.html. Ou Trajectoires de Jean-Pierre Balpe: www.trajectoires.com

3 www.eastgate.com/hypertext.html Site en anglais sur les hypertextes, qui réunit essais critiques sur des œuvres précises, essais théoriques généraux, et liens avec des hypertextes de fiction, de poésie ou de philosophie.

 

 Expos numériques

• Du 24 au 29 septembre 2002 se tient à Paris le premier grand festival de Net-art français, Villette Numérique (Grande Halle de la Villette, Cité des Sciences). Installations et performances interactives, musique électronique, jeux vidéos... Avec le groupe Kraftwerk, ancêtre de la musique électronique. www.villette-numerique.com

• Du 16 octobre au 6 janvier, Sonic Process au Centre Pompidou: l’esthétique du sampling dans les projets musicaux comme dans les créations visuelles. L’expo établit des liens avec

des œuvres de John Cage, Jean-Luc Godard, Andy Warhol ou Nam June Paik, en présentant des artistes musicaux contemporains et en s’interro- geant sur la culture internaute. www.centrepompidou.fr et www.sonic-process.org

• Le Centre Culturel Suisse à Paris organise un festival au carrefour des arts poétiques, visuels et corporels: Polyphonix, du 8 au 20 octobre, invite performers, écrivains, musiciens et plasticiens. Colloque international sur le thème «Langages de la poésie actuelle», soirée de poésie directe, expositions, films, CD Rom interactifs... Au Centre Culturel Suisse, au Centre Pompidou et au Centre culturel canadien.

Rens.: www.ccsparis.com

• Il y a quarante ans, les écrans n’affichaient pas d’images et Internet n’était qu'un océan de texte. Une forme d’art émergeait: des images composées de symbole, de chiffres, de lettres et caractères spéciaux du clavier. Nommée art ASCII, cette culture underground existe toujours. Une petite expo à Berlin présente ses travaux. Voir www.ascii.netart-datenbank.org et www.geocities.com/joan_stark/t extasciihistory.txt 

http://www.lecourrier.ch/les_navigations_imaginaires