ÉDITIONLe 28 novembre paraissent deux textes majeurs du musicien et poète visionnaire John Cage, publiés par les éditions genevoises Héros-limite. Rencontre avec Alain Berset, éditeur et fondateur de l'association de poésie sonore Roaratorio, qui organise diverses manifestations autour de l'artiste américain du 28 au 30 novembre. Le même week-end se tient le colloque international «Textes en performance».

 

Les éditions Héros-limite? Un atelier situé dans un hangar du site Artamis à Genève. Un petit bureau vitré jouxte une imprimerie à l'ancienne. Lettres de plombs, linotypes et presse mécanique trahissent l'attention particulière portée à la typographie et à la mise en page des textes. L'âme du lieu, c'est Alain Berset, connu à Genève pour les performances qu'organise Roaratorio – association de poésie sonore qu'il a fondée avec Heike Fiedler et Vincent Barras.

Alain Berset est captivé par les auteurs qui considèrent le texte non comme un absolu, mais comme «pré-texte à la matérialisation, à la constitution d'un corps, d'un son, d'un espace spécifique, qui en seraient le déploiement abouti». Cet intérêt pour la mise en espace – graphique, spatiale et sonore – du texte se reflète naturellement dans les publications d'Héros-limite, qui édite depuis 1994 des ouvrages dont la forme est proche du contenu.

Dans quelques jours, les éditions sortent Silence et Journal, Comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu'aggraver les choses) de John Cage, en coproduction avec Contrechamps et avec le soutien du Centre national du livre français pour la traduction. Ecrit entre 1965 et 1982, Journal est une «mosaïque d'idées, de considérations, de mots et d'histoires» qui dépasse le cadre musical. Silence (1961), recueil d'articles et de conférences, développe la réflexion visionnaire de John Cage sur les possibilités de la musique. Egalement plastique et poétique, le travail du précurseur du sampling (échantillonnage) continue d'influencer les plus récentes créations musicales et littéraires. Rencontre avec Alain Berset.

 

Comment en êtes-vous venu à éditer Cage?

Alain Berset: J'ai découvert cet artiste d'abord par ses écrits, avant d'entendre sa musique. J'ai été frappé par la modernité et l'incroyable liberté de sa pensée, la densité poétique de tous ses écrits. Dans les années 30 déjà, il compose ses textes comme des partitions, en intégrant le silence dans la mise en page sous forme d'espaces blancs. Il parlait déjà de globalisation, de village mondial, de la société de communication, d'écologie. C'était un utopiste, fondamentalement optimiste, avec une vision du monde prophétique.

Cage construit ses oeuvres musicales et littéraires selon des opérations liées au hasard. Comment la traduction française respecte-t-elle cette démarche?

– Utiliser le hasard trahit la volonté de Cage de ne pas intervenir dans l'oeuvre: c'est la langue qui se sert de lui, et non l'inverse. Fasciné par le Zen, il veut débarrasser sa poésie de tout volontarisme, intellectuel ou affectif. Partant de cette idée de non-intention, il compose de la même manière sa musique et ses textes. Dans le Journal, il détermine donc aléatoirement un certain nombre de caractères et de mots par ligne, un certain rythme. Il n'était pas toujours possible de coller parfaitement à l'anglais, car le français est moins synthétique. C'est aussi une langue moins rythmique et moins musicale, dépourvue d'accents fixes. Le travail des traducteurs a donc été immense pour restituer l'esprit des textes, en redéfinissant parfois d'autres contraintes. Dans le Journal par exemple, nous avons été très fidèles à la mise en page, aux douze polices différentes.

Retouve-t-on la dimensionsubversive de la poésie visuelle ou sonore dans la création actuelle?

– La poésie sonore était une réaction à la littérature académique dans les années 50-60. Les artistes de l'époque étaient très cultivés et connaissaient parfaitement les classiques: ils avaient une conscience formulée de leur réaction. Aujourd'hui, cette conscience n'existe pas forcément. A l'heure de la simplification du langage, être en réaction serait d'utiliser une langue articulée plutôt que simplifiée à l'extrême. Certaines oeuvres actuelles se rapprochent de la publicité, avec un sens et un contenu parfois pauvres. On pourrait dire que la poésie concrète, actuellement, c'est la pub! Tandis qu'il n'y a rien de gratuit chez John Cage. Son travail n'est ni intellectuel, ni froid. La forme et le contenu sont indissociables: la forme qu'il emploie est pour lui la seule manière d'exprimer ce qu'il a à dire. Aujourd'hui, on se demande parfois pourquoi l'artiste utilise telle ou telle forme.

John Cage formule déjà les bases de la musique électronique et du «sampling».

– Les deux livres de Cage que nous publions pourraient être lus par tous ceux qui font de la musique électronique. Le sampling, l'idée que le bruit et le silence font partie de la musique ou l'utilisation du bruit, retravaillé, comme musique... Tout vient des expérimentations et des textes de John Cage, dès les années 30. Il est pour son temps révolutionnaire. Aujourd'hui, ces techniques sont utilisées de façon parfois systématique. Comme en littérature, qui investigue les possibilités ouvertes par les nouveaux modes de communication, cela n'a de sens que si la forme est entièrement liée au contenu.

Lire. Journal, Comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu'aggraver les choses), traduit de l'anglais par Christophe Marchand-Kiss, éd. Héros- limite/Contrechamps, 152 pp.

Silence, traduit de l'anglais par Vincent Barras, éd. Héros-limite/Contrechamps, 302 pp.

 

Poésie visuelle, sonore ou concrète?

»La poésie concrète a une origine plus précise: elle naît en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, avec le poète Eugen Gomringer et le groupe brésilien d'Augusto de Campos. On se demandait ce qu'il était encore possible d'écrire après la Shoah. Leur objectif était de retrouver une langue d'avant la grammaire.

»Quant à la poésie sonore, elle correspond à un mouvement né dans les années 50-60 et aujourd'hui, à mon sens, très éclaté. En réaction à la littérature académique, des artistes voulaient sortir la poésie du champ de la publication, de la page, pour la rendre performative. Ces poètes s'inscrivent dans la continuité des surréalistes ou de dada. Ils écrivent des manifestes politiques, avec leurs limites. La poésie sonore se situe dans les marges de la danse et des arts visuels, et surgit en même temps que les arts performatifs. On pourrait dire qu'elle explore deux voies. Celle de la recherche d'une langue à soi, à partir d'un bégaiement ou d'un trop plein langagier, dans lequel le sens subsiste – comme chez Valère Novarina aujourd'hui. Et celle d'une poésie totalement abstraite et phonétique, expressive en deçà du langage, où le sens n'est plus reconnaissable – comme dans la novatrice Ursonate de Kurt Schwitters (lire ci-dessous, ndlr). C'est le corps en marche à côté du langage, le retour à une langue primitive purement vocale, pulsive, émotive, avant qu'elle soit formée et maîtrisée. Elle dévoile aussi l'angoisse face à la perte de sens.

»Mais la poésie est par essence sonore, dès qu'elle est dite! Il faudrait sortir de ces appellations. Pour moi, c'est une question de sensibilité: il y a simplement des oeuvres qui touchent et d'autres non, sans jugement de valeur. Cage n'était d'ailleurs pas dogmatique. Il avait une grande liberté d'esprit et beaucoup d'humour.» 

 

Un week-end autour de Cage

L'association de poésie sonore Roaratorio profite de la parution de Silence et de Journal, Comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu'aggraver les choses) de John Cage pour organiser, du 28 au 30 novembre, une série de manifestations dans les anciens locaux de la SIP à Plainpalais. Installations, projections et concerts rythmeront le week-end. Repérage de quelques temps forts.

 

ÉCRITURES EN PERFORMANCE

Les performances proposées par Roaratorio sont des mises en forme physiques et concrètes, sonores et spatiales, de la poésie. Vendredi 28, l'association collabore avec le colloque international «Textes en performance» pour proposer des lectures de Caroline Bergvall et la fameuse Ursonate de Kurt Schwitters, interprétée par le compositeur et contrebassiste Hubertus Biermann. Les lectures de Caroline Bergvall s'écoutent comme une musique: à la fois minimalistes et spectaculaires, elles impliquent une gestuelle virtuose qui amplifie ou contredit le texte – dit en plusieurs langues – à la manière d'un accompagnement musical.

La Ursonate de Schwitters, écrite entre 1922 et 1932, est un monument de poésie concrète extrêmement complexe à réaliser physiquement. Dans le sillage des dadaïstes zurichois, Schwitters tente de retrouver les racines primitives du langage, d'affranchir la poésie des mots pour épanouir ses dimensions spatiales et sonores. Il joue avec la lettre et le son comme matières premières, en deçà du mot et en dehors de tout contenu sémantique.

 

CONCERTS ET LECTURES

Samedi à 18h, Vincent Barras et Christophe Marchand-Kiss, traducteurs respectivement de Silence et du Journal, en liront des extraits. Puis sera projeté White Memories under the Magnolia, vidéo de la Genevoise d'origine américaine Maya White. Elle esquisse un portrait en trois volets de l'arrivée de ses grands-parents à Genève dans les années 50, alors qu'ils fuyaient le maccarthysme (19h). On découvrira ensuite une vidéo réalisée par John Cage, One 11 and 103 (20h). A 21h30, la Cave 12 accueille le concert de musique électronique de la Japonaise Sachiko M, membre du mythique Ground Zero dissout en 1998. Ses expérimentations axées sur le sampler et les ondes sinusoïdales prolongent parfaitement la réflexion de Cage.

Dimanche, le chanteur et saxophoniste Ted Milton donnera une performance autour des textes du Russe Daniil Harms (18h). Décédé en 1942, Harms est l'auteur d'une oeuvre littéraire loufoque, qui joue sur l'absurdité du quotidien dans de petits textes cruels et corrosifs. Ted Milton rejoint ensuite Blurt, son groupe de punk-rock légendaire, pour un concert à la Cave 12 (21h30). Bel exemple de survivance du mouvement Dada, Blurt a disparu en 1992. Ted Milton poursuit depuis une carrière en solo, mêlant une pop électronique raffinée à des textes poétiques délirants.

Enfin, samedi et dimanche, la programmation de Roaratorio coïncidera avec les Journées portes ouvertes de la SIP. Les visiteurs pourront découvrir dès 11h les différentes galeries du lieu, en même que seront exposés les publications de petits éditeurs et les deux ouvrages de John Cage. Et pour l'occasion, le lieu sera animé par une installation sonore de Rudy Decelière, auquel on doit Mille mètres sur terre – installation de haut-parleurs dans la campagne genevoise, réalisée au printemps dernier dans le cadre du festival Archipel. 

 

Du 28 au 30 novembre 2003, SIP, 10 rue des Vieux-Grenadiers, Plainpalais, Genève. Atelier 51, bâtiment G/H, 1er étage. Cave 12, 12 bd de la Tour, Genève.

http://www.lecourrier.ch/l_esprit_de_john_cage_bien_vivant