ÉDITION - L'équipe du Serpent à Plumes, racheté mi-février par les éditions du Rocher, est révoltée par les conditions de cette transaction. Une pétition a été lancée, et l'affaire devrait se régler devant la justice française.

 

«Auteurs, éditeurs, traducteurs ne sont pas des marchandises et nous ne pouvons nous résoudre à ce qu'un fonds éditorial patiemment constitué, cohérent et unique, soit ainsi bradé et dilué dans celui d'une autre maison.» Le conflit qui oppose Le Serpent à Plumes aux éditions du Rocher a pris une nouvelle ampleur avec la pétition qui circule depuis samedi dernier sur le Net.1 Initiée par les auteurs du Serpent, elle compte déjà près de 900 signatures. Auteurs, libraires, éditeurs, illustrateurs, journalistes ou simples lecteurs, ils se disent choqués par les conditions du rachat de la petite maison d'édition – sept employés – par Le Rocher. Et exigent que «l'intégrité et l'indépendance de la ligne éditoriale du Serpent à Plumes soient respectées».

 

UN RACHAT «BRUTAL»

Mi-février, Nicolas Philippe, propriétaire du Serpent depuis 1999, vendait ses parts aux éditions monégasques du Rocher (qui affiche un chiffre d'affaire de 20 millions d'euros, celui du Serpent étant de 3 millions pour un résultat négatif). Un rachat «brutal» selon Pierre Astier, fondateur et directeur éditorial du Serpent à Plumes, joint par téléphone à Paris: «Nicolas Philippe a écrit à nos auteurs, traducteurs et agents littéraires pour leur dire que j'avais été associé à cette vente. C'est faux. Je l'ai apprise le matin du 17 février, j'ai rencontré Jean-Paul Bertrand (P.-D.G. du Rocher, ndrl) un peu plus tard, et ils ont signé l'après-midi. Aucune discussion n'était possible. La lettre de Nicolas Philippe est tellement inacceptable que j'ai intenté une action en justice pour diffamation.» Autre son de cloche chez Jean-Paul Bertrand: «C'est une contrevérité. Pierre Astier cherchait un repreneur depuis plusieurs mois. Il avait même pris contact avec moi et nous avions fixé un rendez-vous. Il a ensuite refusé de me rencontrer, c'est ce qui m'a conduit à traiter directement avec Nicolas Philippe. De plus, quand une société est vendue, on n'est pas tenu d'interroger tous les cadres pour leur demander leur accord.»

 

ARCHIVES DISPARUES

Dans un communiqué diffusé le 13 mars, l'équipe du Serpent à Plumes dénonce les méthodes employées: le 1er mars, sans prévenir, «les éditions du Rocher sont venues dans nos locaux pour emporter nos ordinateurs, les fichiers de la production en cours ainsi que les contrats». A nouveau, Jean-Paul Bertrand nuance: «Nous avons acheté le fonds de commerce de la maison, pas ses locaux. La loi autorise un transfert immédiat, nous sommes donc venus récupérer les stocks et les contrats en cours pour pouvoir continuer à gérer la maison. Mais beaucoup d'archives avaient disparu: les dossiers des auteurs, des fichiers informatiques, des adresses. Je vais d'ailleurs déposer plainte pour vol de documents.»

 

EMPLOYÉS SANS TRAVAIL

L'équipe et les sympathisants du Serpent à Plumes dénoncent aussi le fait que seuls deux des sept employés se sont vu proposer un poste par Jean-Paul Bertrand: Pierre Bisiou, directeur de la collection de poche du Serpent «Motifs», et Pierre Astier en tant que directeur littéraire – alors qu'il assure la ligne éditoriale de la maison depuis sa création. «Je perdrais tout contrôle significatif sur la fabrication, la production et la gestion des collections», estimait-il le 17 mars dans Libération.

Les deux ont refusé d'intégrer le Rocher, également par solidarité envers le reste de l'équipe. Là encore, la loi n'oblige pas le repreneur à réengager l'ensemble du personnel, précise M. Bertrand: «Lors du transfert d'un fonds de commerce, nous avons obligation légale de reprendre les cadres dirigeants. Ils avaient un contrat de travail pour le 1er mars, mais ils ne se sont pas présentés.» Aujourd'hui, un nouveau directeur littéraire a donc été engagé: l'Antillais Christian Serano, «qui respectera la ligne éditoriale du Serpent et connaît un grand nombre de ses auteurs».

Quant aux cinq employés, Nicolas Philippe leur a proposé du travail dans ses autres entreprises. Ils ont décliné: «Des boulots risibles à mi-temps, des contrats à durée déterminée, souvent sans rapport avec leur qualification», explique l'auteur François Muratet édité au Serpent, interviewé par Mauvais Genres.2 L'équipe a engagé une procédure aux prud'hommes contre Nicolas Philippe pour «modifications substantielles du contrat de travail», et Jean-Paul Bertrand a reçu une mise en demeure concernant la reprise des employés.

 

«DÉPEÇAGE»?

Pierre Astier n'est pas opposé à l'idée de fusionner avec une autre maison d'édition: «Avec 400 titres, nous sommes à une étape où s'associer à un autre groupe pourrait être bénéfique. Mais il faut savoir avec qui, et à quelles conditions. Aujourd'hui, nous avons l'impression d'être bazardés.» Ce qu'il craint, c'est avant tout une perte d'identité de la maison. Créée d'abord sous forme de revue en 1988, elle a développé un catalogue original qui porte une attention particulière à la littérature émergente. Selon Pierre Astier, Jean-Paul Bertrand voudrait faire de «Motifs» la collection de poche du Rocher. Elle ira à sa filiale Alphée, tandis que Le Rocher reprendra les titres grand format du Serpent. «Avec ses 200 titres, «Motifs» est au coeur du Serpent. Séparer les collections est aberrant. Ce serait la disparition de notre maison, de son unité et de sa ligne éditoriale», dénonce Pierre Astier. Et de menacer d'intenter une procédure pour contrefaçon si Jean-Paul Bertrand utilise la maquette de «Motifs».

Interrogé à ce sujet, Jean-Paul Bertrand explique que cette séparation est purement technique: «Je ne veux rien changer. Pourquoi voudrais-je démanteler une maison que j'achète? Je veux conserver la même ligne éditoriale, les mêmes auteurs. Pierre Astier devrait comprendre que séparer la collection de poche du reste des publications se fait pour des raisons professionnelles, afin d'éviter des collusions au niveau des contrats d'auteurs. Ceci afin de pouvoir éditer des livres de poche du Rocher chez «Motifs». Toutes les maisons d'édition ont une structure juridique différente pour leur collection de poche.»

 

LES AUTEURS EN JEU

Enfin, un certain nombre d'auteurs du Serpent ont réagi, qui ne désirent pas forcément être publiés par le Rocher – éditeur notamment de Brigitte Bardot ou de Marc-Edouard Nabe. Ainsi, Noam Chomsky ou les ayants droits de Timothy Findley et Edward Saïd ont fait savoir à Jean-Paul Bertrand que la cession de leurs oeuvres au Rocher n'était pas acquise, leurs contrats comprenant des clauses qui leur permettent de s'y opposer. Jean-Paul Bertrand réagit: «Tous m'ont écrit la même lettre, visiblement à la demande de M. Astier: il leur a dit que la reprise de leurs contrats devait être soumise à leur accord. C'est faux. Et il n'existe pas de clause qui leur permette de rompre le contrat. Il n'y aura aucun changement pour eux, mais ils ont l'obligation d'éditer chez nous l'ouvrage en cours. Ensuite, libre à eux de choisir un autre éditeur.»

Le Rocher n'a pas encore retrouvé toutes les adresses disparues, et Jean-Paul Bertrand ignore encore combien d'auteurs travailleront avec lui. Mais tous sont mis au courant petit à petit de ces aspects juridiques et éditoriaux. «Beaucoup m'ont dit avoir été mal informés et sont rassurés.»

 

NOUVELLES ÉDITIONS

En attendant que la justice française se prononce sur le volet juridique de l'affaire, vraisemblablement en 2005, l'équipe du Serpent à Plumes entend continuer à défendre son idée de la littérature: elle s'apprête à créer une nouvelle structure éditoriale dans de nouveaux locaux, avec de nouveaux partenaires financiers, et les auteurs qui lui seront restés fidèles. Enfin, l'ex-ministre français de la Culture Jacques Aillagon s'était ému de la situation et avait fixé une réunion le 8 juin prochain pour entendre chacune des parties. Elle devrait être maintenue par son successeur, Renaud Donnedieu de Vabres.

1) http://lesplumesduserpent.free.fr

2) www.mauvaisgenres.com

 

Le choc de deux cultures

Ce sera à la justice de trancher dans l'affaire qui oppose le Serpent à Plumes au Rocher. Pourtant, en dehors des accusations d'ordre juridique que se renvoient les deux parties, ce qui est au coeur du conflit est aussi l'affrontement de deux sensibilités. Edité par Le Serpent à Plumes, François Muratet ne dit pas autre chose: «On a le sentiment que M. Bertrand a acheté des produits, un catalogue, un chiffre d'affaires, mais il ne sait pas qu'il y a des personnes derrière, que ça s'appelle des auteurs. (...) Ce sont des méthodes qui en disent long sur l'état d'esprit du repreneur. Aucune concertation, aucune rencontre avec le personnel, rien. C'est à moi, je l'ai acheté, je le reprends.»

Même si Le Rocher a agi en toute légalité, il a sans doute sous-estimé l'importance de ménager les susceptibilités. Il est vrai que la loi ne l'y obligeait pas. Mais il a fait preuve d'un manque de tact certain, et surtout d'une méconnaissance de l'état d'esprit qui régnait au sein du Serpent à Plumes – une petite équipe soudée de sept personnes, engagées dans l'aventure depuis ses débuts. Selon Jean-Paul Bertrand, même s'il comprend «l'attachement» qui lie Pierre Astier au Serpent, celui-ci «a des convictions décalées par rapport à la réalité». Une incompréhension qui aura suffi à mettre le feu aux poudres, révélatrice du choc de deux cultures qui peinent à dialoguer.

http://www.lecourrier.ch/les_convulsions_d_un_serpent_qui_ne_se_laisse_pas_mordre