LITTÉRATURE - L'auteur genevois Yves Laplace signe avec «L'Original» un roman dérangeant sur le sexe, qui questionne les limites du lecteur. A Genève, le Grand Conseil s'est exprimé sur la pétition contre la lecture en classe du «Grand Cahier» d'Agota Kristof, dont certains passages sont jugés «pornographiques». On lira également la réaction écrite d'Yves Laplace à ce propos.

 

«Le plaisir du sexe, c'est le sexe, le plaisir de la montagne, c'est la montagne. La quantité décide, je n'en démordrai pas.» Dans L'Original, du Genevois Yves Laplace, paru cet automne chez Stock, le narrateur Y.L. recueille les paroles de son cousin Bernard, héros du roman et obsédé sexuel. Fier de ses mille prostituées, de ses quatre femmes et de ses cinquante volcans d'Indonésie, ce Casanova contemporain érige ses pulsions en ligne de conduite et bâtit sa vie sur l'accumulation – des conquêtes, des sommets. Rencontré à Genève, Yves Laplace évoque son livre – ou plutôt ses livres, puisque Stock réédite également une version remaniée de L'Homme exemplaire, écrit en 1984. Où un surveillant de centre commercial, interné dans un asile, raconte à son compagnon de chambre comment il a assassiné sa femme.

Parce «qu'un homme et une femme ne se rejoignent jamais», le romancier et dramaturge ne cesse de mettre l'homme en face de la différence sexuelle, irréductible. «Il n'y a pas de commune mesure sexuelle, disait en substance Lacan. Bernard répond à cette impossible relation par la consommation», explique-t-il. A vingt ans d'écart, les deux livres résonnent ainsi des mêmes obsessions – sexe et mariage, malheur d'être né et refus de la reproduction, misogynie paranoïaque sous-tendue par une théorie du complot féminin. C'est toujours la femme, ou plutôt son corps, qui occupe le coeur du récit.

 

DOUBLE IMPASSE

Mais Bernard n'est pas seulement dans l'action: «Il met sa morale au service de ses pulsions et construit à partir de là un discours argumenté, relève Yves Laplace. Ce qui le place aux antipodes du touriste sexuel de Plateforme de Michel Houellebecq.» Une démarche qui résonne comme une métaphore de celle de l'auteur: Bernard développe sa vie de manière artistique – «obsédée, compulsive, mais artistique, y compris dans sa dimension comptable et plus mesquine, qui fait aussi partie du processus créatif».

Par le biais de son personnage, Yves Laplace prend aussi position face à la «l'imposture» des années 2000. Bernard, 15 ans à la fin des années 60, reste fidèle à son adolescence. «Les utopies et la libération des moeurs ont débouché sur une double impasse. D'un côté, un ordre moral et de nouvelles formes de censure; de l'autre, un consumérisme affectif et sexuel globalisé – dans la pornographie mais aussi dans le courrier du coeur des magazines, dans leur mélange de romance fleur bleue et de kamasutra pour ados... Bernard prend tout cela en défaut. Sa réponse est vitale et paradoxale, délibérément dérangée.»

 

POINT DE VUE DÉFORMÉ

Cet infirmier assistant en psychiatrie choque par ses déclarations extrêmes, suscite le rire ou le rejet. L'auteur a voulu «inventer un langage qui, par ses énormités, ses impasses, ses truculences, soit le reflet des déviances de Bernard». Impossible donc de ne pas tiquer au récit de ses aventures avec de jeunes prostituées asiatiques, ou de ne pas mettre en doute sa parole lorsqu'il affirme que son épouse africaine se prostitue dans ses salons pour son «épanouissement» à elle... Frustré dans notre désir d'identification on recule, on se distancie du récit, on met une limite. Goal. Yves Laplace a atteint son but.

L'Original et L'Homme exemplaire «ont en commun un discours irrecevable», explique-t-il. «Ces voix folles que j'essaie de saisir disent le dérapage du monde. Elles sont un point de vue déformé, décalé, désarçonnant et désarçonné. Elles devraient amener le lecteur à réfléchir, susciter la critique et le rire – défensif et jubilatoire.» Expérience inconfortable, qui fonde l'écriture d'Yves Laplace et sa posture littéraire. Enfin, la force de l'auteur est tout entière dans le procédé narratif qu'il a choisi, invitant le lecteur à vivre le déséquilibre de l'intérieur.

Car on se retrouve pris au piège du discours de Bernard. Le monde du roman surgit uniquement à travers sa parole. «C'est une voix en action, analyse l'auteur. Une imprécation qui se déploie et opère comme un révélateur.»

 

DIALOGUE EN MIROIR

Le lecteur est d'autant plus coincé entre la paranoïa du personnage et son goût de la confession rousseauiste que cette confession lui est adressée. L'écriture d'Yves Laplace se construit «en miroir», toujours dans un dialogue. Dans L'Homme exemplaire, ce miroir est incarné par la vitre du réfectoire de l'asile: «Un homme parle à travers la baie vitrée d'un asile; un autre est là (...), qui l'entend et qui parle, à son tour, à travers lui. A moins plutôt que ce ne soit le premier homme, derrière la vitre, qui parle à travers celui qui l'entend», écrit l'auteur à la fin du roman.

Cette structure reflète l'état fragmenté du monde et une irréductible solitude. Mais la «vitre», à l'oeuvre dans tous les romans de Laplace, n'a pas forcément besoin de s'incarner pour fonctionner. A la fois signe de la séparation et du dialogue, elle représente aussi le conflit et la contradiction au coeur de l'oeuvre d'Yves Laplace. Qu'il s'exprime sur la guerre en Bosnie ou celle des sexes, il se pose comme l'écrivain des frontières, génératrices de tensions. C'est notre rapport à la violence qu'il interroge, ce «fond de barbarie qui nous traverse et dont témoigne la langue». En confrontant son lecteur au discours de Bernard, Yves Laplace le pousse à regarder son côté sombre, à se demander où il place ses limites à lui, où il situe le bien, le mal. Tout en empêchant ce lecteur malmené de porter un jugement définitif. «On a tous un cousin Bernard. Notre tête est habitée par bien des monstres. Bernard est obscène, mais aussi séduisant, émouvant, sensible à l'état du monde. Il prend sur lui les perversions et les injustices. Qui sommes-nous pour le juger, alors qu'il rôde quelque part dans notre cerveau reptilien?»

 

«SUR LA LIGNE»

Les personnages d'Yves Laplace jouent avec les limites sans les franchir. Bernard «s'en tient à sa conception gastronomique des femmes. Il fait l'impasse sur l'amour et sur l'autre. Il va moins loin que l'homme exemplaire: il ne tue pas mais reste à la lisière du tolérable, jouant avec les marges de liberté qu'offre la loi, avec les frontières politiques aussi. En France, il serait condamné pour ses salons de massage... Pas à Genève.»

Lui-même dit «écrire sur la ligne». Pas étonnant pour un auteur qui est aussi arbitre de football. (1) Et de faire remarquer que «sur un terrain de foot, les lignes font parties des surfaces qu'elles délimitent».

 

(1) Di 21 novembre à 9h sur RSR la Première, «De quoi j'me mêle» est consacré à l'arbitrage. Reportage sur le terrain avec Yves Laplace. Rediffusion me à 21h. Yves Laplace: L'Original, éd. Stock, 2004. L'Homme exemplaire, éd. Stock, 2004.

 

Sexe, humour, frontières et transgression

On sait l'opinion publique prompte à dénoncer le politiquement incorrect en littérature. Mais malgré son propos dérangeant, L'Original n'a suscité ni débat ni scandale. Sans doute parce que l'auteur évite les descriptions explicites et les détails truculents: le livre réussit à ne parler que de sexe sans être un «roman érotique». Sans doute aussi parce que le dispositif narratif d'Yves Laplace empêche toute lecture manichéenne: «Le faux débat sur le politiquement correct s'en tient au contenu. Mais la vérité de l'énonciation est aussi dans la rhétorique, la mise en scène. Soit l'écrivain capitule et écrit des romans «moraux» ou délibérément incorrects, ce qui revient au même. Soit il essaie d'explorer le paradoxe, l'ironie.»

C'est la posture qu'a choisie l'auteur, qui assume la «voix troublante» de L'Original et de L'Homme exemplaire: «Tous ces thèmes me traversent et me fascinent, mais je n'y adhère pas forcément.» Ses romans naviguent dans la contradiction, dans le jeu, et ne se laissent pas enfermer.

Selon Yves Laplace, L'Original suscite donc un malaise, perceptible dans le silence de certains médias. «Il est écarté sans être attaqué.» La presse féminine a par exemple refusé de le lire: «On ne pouvait pas faire de ce roman une polémique facile», explique l'auteur. Et, alors que la critique française s'est montrée élogieuse (pour Le Monde, «l'humour du livre grince à chaque page, les dérapages de l'auteur sont parfaitement contrôlés»), certains comptes rendus hostiles parus en Suisse romande ont porté sur le message supposé – tombant dans le piège tendu par l'auteur, celui de prendre Bernard «à la lettre».

 

Cachez ce "Grand cahier" que je ne saurai lire!

La commission des pétitions du Grand Conseil genevois a rendu son rapport sur la pétition «relative à la lecture de livres contenant des scènes de pornographie imposée aux élèves de l'école publique». Elle avait été déposée en janvier 2004 par des parents d'élèves indignés par la lecture du Grand Cahier d'Agota Kristof dans une classe de l'école de culture générale Henry-Dunant. Taxant certains passages de «zoophiles et pédophiles», les 2281 signataires demandaient à l'Exécutif «d'agir pour que cesse rapidement l'obligation de lire des livres à caractère pornographique dans les écoles publiques de notre canton». Dans son rapport du 28 octobre, la commission fait part de sa décision de «déposer la pétition sur le bureau»: elle ne soutient pas la demande d'interdire certains livres, sans pour autant classer la pétition.

Une manière de reconnaître qu'il y a eu problème, «à ne considérer que les retombées du choix de cette lecture». Mais le rapport indique qu'il appartient «aux écoles, cycles et collèges, dans une concertation adéquate, de trouver des solutions à ces questions délicates, favorisant une juste liberté d'enseigner, sans qu'il soit nécessaire de remplacer le bon sens par des directives frôlant la censure».

Chacun peut encore consulter et donner suite au dossier «déposé sur le bureau» – ce que n'a pas manqué de faire le groupe UDC. Alors que le sujet pouvait être classé hier, il fera l'objet d'un débat lors d'une prochaine session du Grand Conseil, mais pas avant 2005.

EXCITER OU DÉNONCER?

Le Grand Cahier fait partie des programmes scolaires depuis des années. En 2000, le livre avait suscité la même réaction à Abbeville, en France. Un enseignant de 26 ans avait été placé en garde à vue et la police avait fouillé son domicile... Aucune charge n'avait été retenue contre lui grâce au soutien de l'Education nationale, mais il a été muté dans une autre ville. En Suisse romande, la polémique n'a pas débouché sur un dialogue satisfaisant.

Pour le libéral Claude Aubert, auteur du rapport, «il s'agit de considérer l'oeuvre littéraire dans son ensemble et de ne pas extraire les passages incriminés de leur contexte. Dans Le Grand Cahier, ils n'ont pas été écrits dans l'intention d'exciter les gens, mais pour dénoncer les traumatismes de la guerre.» L'association Réagir avait soutenu la pétition. Pour sa présidente Claire-Lise Giacobino, «dire que le livre est une «oeuvre artistique» ouvre la porte à tous les abus. Ce n'est pas une raison pour obliger les mineurs à lire de la pornographie dure» – qui implique animaux, enfants, violence ou excréments. Et même si la littérature n'est pas la réalité, «écrire ce genre de scènes, c'est les banaliser. On se dit que c'est possible. C'est grave.»

AUTOCENSURE

Les deux plaintes déposées par Réagir – au Parquet de Genève contre le directeur du Théâtre du Grütli qui avait monté Le Grand Cahier, et à Neuchâtel contre Agota Kristof – ont été classées. «Nous n'avons pas fait recours, ce serait peine perdue, commente Claire-Lise Giacobino. Mais il serait très malvenu d'apprendre que ce livre est à nouveau étudié.» Les enseignants pourraient céder à la tentation de l'autocensure.

Cela arrive même à des entreprises... Diffulivre, importateur de livres français en Suisse, a renoncé à diffuser Superpositions. Une Histoire des techniques amoureuses d'Anna Alter, disponible sans problème en France. L'une des illustrations, une estampe japonaise de Katsushika Hokusaï datant du XVIIIe siècle, représentant l'accouplement d'une femme et d'un poulpe, est qualifiée par certains de «zoophile». Diffulivre craint les plaintes: condamné en 2000 pour avoir fait circuler «des images à caractère pornographique», le diffuseur risque la prison en cas de nouvelle condamnation.

http://www.lecourrier.ch/sexe_et_litterature_la_solitude_du_collectionneur