LITTÉRATURE AFRICAINE - L'Université de Lubumbashi, au Congo, accueille dès lundi un colloque qui s'annonce passionnant:«1960-2004: bilan et tendances de la littérature négro-africaine». Nous avons demandé aux organisateurs d'esquisser pour nous les contours de cet immense territoire.

 

La littérature africaine? Une vaste contrée passablement méconnue sous nos latitudes, malgré l'intérêt croissant que lui portent plusieurs éditeurs français. Du 26 au 28 janvier 2005, l'Université de Lubumbashi, en République démocratique du Congo, accueille un colloque intitulé «1960-2004: bilan et tendances de la littérature négro-africaine»1. Professeurs et écrivains d'Afrique francophone et anglophone tenteront de faire l'état des lieux des lettres africaines, et d'en délimiter les enjeux thématiques et esthétiques. Un projet ambitieux. Les premiers écrivains du continent noir ont lutté contre la colonisation dans des essais et fictions rédigés dans la langue de l'oppresseur. En réaction à l'européocentrisme ambiant, ils revendiquaient leur «négritude» – mouvement d'affirmation de l'identité noire lancé à Paris, dans les années 30, par une poignée d'étudiants africains et antillais, dont Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. La littérature a ainsi permis à l'Afrique de reconquérir une dignité bafouée: en se posant comme sujets de leur discours, les auteurs contribuaient à la reconstruction de l'identité africaine.

Aujourd'hui, la jeune génération est confrontée à d'autres luttes. Les auteurs se sentent écrivains avant d'être Africains, rejettent les concepts essentialistes d'africanité ou de négritude créés par leurs aînés, et aspirent à l'universalité. Est-il possible de déceler des tendances au sein d'une littérature qui touche plusieurs pays, plusieurs langues, et s'étale sur une soixantaine d'années? Jean-Pierre Bwanga Zanzi, coordinateur du colloque de Lubumbashi, le professeur de Lettres Jacques Keba Tau et l'assistant Daniel Canda Kishala ont accepté de répondre collectivement à nos questions au nom du comité organisateur.

Qu'est-ce qui caractérise la littérature africaine avant les indépendances?

– Que cela soit avant ou après les colonies, et sauf quelques exceptions, l'ensemble de la production littéraire africaine est toujours une littérature de lutte, de combat, de dénonciation. Avant les indépendances, le roman dénonce les méfaits du colonisateur. Il n'y a qu'à lire Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti, polémiste célèbre pour ses satires mordantes de la période coloniale, ou Le Vieux nègre et la médaille du Camerounais Ferdinand Oyono, qui démonte les mécanismes de la société coloniale. »La réflexion la plus complète est celle d'Aimé Césaire dans son pamphlet Discours sur le colonialisme. Avec leurs «armes miraculeuses», les poètes fustigent eux aussi le colonialisme aux abois – notamment Senghor au Sénégal, ou le Guyanais Léon-Gontran Damas. Et si Camara Laye, auteur de L'Enfant noir, s'est réfugié dans la contemplation du passé, c'est pour rejeter le présent trop compromis par le colonisateur blanc.

Et après les indépendances?

– La littérature des années 50-70 porte l'espoir de (re)bâtir l'identité africaine. La première décennie s'ouvre par le roman de formation et de construction de l'Afrique nouvelle. Ô Pays mon beau peuple de Sembène Ousmane propose un modèle de développement communautaire pour l'Afrique. Puis le roman social fait son apparition, qui dénonce les travers sociaux comme la polygamie, la sorcellerie, la débauche... »A partir de la deuxième décennie, et surtout vers la fin des années 60, le regard du romancier africain se pose sur le dirigeant politique africain. En 1970, l'Ivoirien Ahmadou Kourouma publie Les Soleils des indépendances, qui rompt avec le style classique des auteurs africains de l'époque et leurs thèmes de prédilection (l'esclavage, le colonialisme...). Kourouma pose un regard très critique sur les gouvernements issus des indépendances. Il traduit en français le malinké, sa langue natale, et casse la langue française afin de restituer le rythme africain. Il y aura aussi La Vie et demie du Congolais Sony Labou Tansi, dénonciation des dictatures ubuesques des dirigeants africains. L'auteur prend à partie les tortures, les exécutions sommaires, le pillage systématique des caisses de l'Etat, le culte de la personnalité, etc. Ce genre de roman sera à l'honneur jusqu'à la fin du XXe siècle.

Les écrivains actuels se considèrent-ils comme «engagés»?

– Oui. Ecrire, c'est poser un acte social. Et poser un acte social, c'est s'engager. On ne peut donc pas dissocier l'écriture et l'engagement. Tout roman, et même l'absence d'engagement sociopolitique, est aussi une forme d'engagement. Les écrivains africains actuels jouent le rôle traditionnellement dévolu aux écrivains, à savoir celui d'éclaireurs des consciences. Mais ils sont avant tout écrivains: le fait d'être Africains relève de la contingence.

Quelles sont les nouvelles tendances du roman africain?

– L'Afrique du XXIe siècle est plongée dans des guerres et des conflits de toutes sortes, et marquée par un début de démocratisation des régimes politiques. Il y a fort à parier que la mondialisation et les conflits actuels donneront des pistes d'inspiration nouvelles à la littérature africaine. »Mais elle n'a pas encore intégré toutes ces nouvelles donnes, et peu d'oeuvres ont exploité les drames récents – mis à part quelques titres sur le génocide rwandais. La plupart des romans africains ont pour cadre la ville, et leurs héros sont citadins. Mais avec le début de thématisation des drames récents de l'Afrique, l'on commence à rencontrer des héros sans épaisseur ni identité et parfois des héros qui sont de véritables anti-héros.

Quel est le rapport à la langue, aujourd'hui?

– Le roman africain des années 50 à 80 se caractérisait par un style qui se voulait tout à fait classique et parfait. Mais dans le roman moderne, notamment à partir de Soleils des indépendances de Kourouma, les écrivains tirent un point d'honneur à domestiquer le français, à le dompter et à l'écrire comme s'il s'agissait d'une langue africaine pour traduire les réalités qui leur sont propres. C'est une manière de se révolter contre la tyrannie stylistique de cette langue. Aujourd'hui, les recherches les plus importantes d'innovation de la langue tendent toujours à africaniser le français, à lui donner des colorations locales.

Existe-t-il beaucoup de romans en langues locales?

– Non, car ce genre de manuscrit rencontre des problèmes d'édition et de lectorat. La lecture n'est pas vraiment populaire en Afrique, c'est plutôt l'oralité qui caractérise la plupart de nos comportements sociaux. Même la nouvelle génération d'écrivains africains francophones n'est ni bien connue ni bien diffusée au Congo. Il y a un réel effort à faire de ce côté. La littérature africaine est très peu enseignée dans les écoles et universités, et mériterait beaucoup plus d'attention.

Quelle est la place des femmes dans la littérature africaine?

– En tant qu'auteures, elles occupent une place dérisoire dans la littérature du Congo. Les Congolaises qui écrivent ou qui ont écrit ne dépassent pas la dizaine. En tant que personnages de romans, elles sont souvent mises en scène mais le rôle qu'on leur fait jouer est pour la plupart du temps hautement négatif. En tant que lectrices, enfin, leur place est encore plus ténue.

 

1 Organisé par le réseau CRITAOI (Littérature CRITique francophone de l'Afrique subsaharienne et de l'Océan indien), en collaboration avec le Département des lettres et civilisation françaises de l'Université de Lubumbashi.

 

Lettres du Sud sur le sol européen

L'édition africaine souffre d'un manque de moyens et de structures. D'une absence de politiques en matière de promotion du livre. D'un lectorat limité par l'analphabétisme. Pourtant, des maisons d'édition existent sur le continent. Africultures, site internet et revue de référence des cultures africaines, a initié en 2002 le projet Afrilivres, qui présente tous les titres non-scolaires publiés par les éditeurs d'Afrique francophone regroupés en association. Près de 200 livres peuvent ainsi être commandés directement sur www.africultures.com. En Suisse romande et en France, les ouvrages d'auteurs africains occupent une place croissante sur les rayons des librairies. Mais ceux-ci sont édités par des structures implantées sur sol européen, de plus en plus attentives aux littératures du Sud, dites «d'émergence». Trois exemples.

Les éditions genevoises Zoé ont lancé la collection «Littératures d'émergence» en 1994, qui publie la Sud-Africaine Bessie Head, le Somalien Nuruddin Farah ou Wole Soyinka. Et l'année dernière, «Ecrits d'ailleurs» a été inaugurée par deux courts récits signés Leila Aboulela (Soudan) et Ivan Vladislavic (Afrique du Sud). C'est dans cette même collection qu'est paru cet automne le recueil de nouvelles de Pauline Melville, La Transmigration des âmes (lire Le Courrier du 4 décembre 2004).

En France, Le Serpent à Plumes a été l'un des premiers à s'intéresser aux littératures du Sud. Dès 1988, d'abord en tant que revue puis en tant qu'éditeur, Le Serpent a fait connaître des dizaines d'auteurs en provenance d'Afrique, des Caraïbes et du Maghreb – publiés aujourd'hui dans sa collection (mal nommée) Fiction française. Dernière parution en date, Matins de couvre-feu de Tanella Boni, qui narre la vie d'une femme repliée sur sa propre histoire, celle des femmes de sa famille, en réaction à la violence du conflit qui déchire la Côte d'Ivoire.

JEUNES AUTEURS ET DIASPORA

Chez Le Serpent à Plumes, on découvrira notamment le Congolais Alain Mabanckou, professeur aux Etats-Unis (African Psycho), le Béninois Florent Couao-Zotti ou encore Yambo Ouologuem (Le Devoir de violence, Prix Renaudot 1968, roman culte et brûlot censuré pendant plus de trente ans et réédité en 2003). A signaler également deux auteurs dont Le Courrier s'était fait l'écho: Emmanuel Dongala pour Johnny Chien Méchant, qui met en scène les enfants-soldats pris dans une Afrique ravagée par des guerres absurdes, et la jeune Bessora, Franco-Belgo-Gabonaise.

Gallimard, ensuite. L'éditeur a lancé en 2000 la collection Continents Noirs, qui réunit fictions ou essais d'écrivains contemporains d'Afrique et de la diaspora – la plupart des auteurs de la collection vivent actuellement en Europe ou aux Etats-Unis. A raison de sept nouveautés par an, 31 titres ont déjà paru, essentiellement d'auteurs francophones nés après 1960 – notamment Sami Tchak, Henri Lopes, ou Eugène Ebodé, ancien international de football au Cameroun aujourd'hui conseiller municipal en France.

Trois fictions ont paru à l'enseigne de Continents Noirs ce mois-ci: le premier roman du Togolais Théo Ananissoh, Lisahohé – enquête sur le meurtre d'un ancien ministre –, L'Invention du beau regard, «contes citadins» drôles et cruels signés Patrice Nganang, et Ainsi va l'hattéria du Béninois Arnold Sènou, un premier roman traduit de sa langue maternelle par l'auteur. 

 

Drop et Césaire, symboles et pionniers

En France, l'aventure éditoriale africaine commence à Paris en 1947 avec la revue littéraire et culturelle Présence africaine, fondée par l'écrivain sénégalais Alioune Diop. Elle devient une maison d'édition en 1949. Véritable institution dans le monde culturel africain, elle s'ouvre à tous les genres littéraires et accueille des textes de toutes tendances. Proche de Diop, Aimé Césaire participa à l'aventure dès ses débuts, aux côtés d'autres illustres parrains – André Gide, Michel Leiris ou Albert Camus. C'est dans les colonnes de Présence africaine que Césaire publie ses premiers articles importants sur la nature de la poésie nationale dans les pays émergeants, s'opposant alors à Aragon. Il participe aussi activement aux manifestations littéraires et culturelles organisées par Présence Africaine dans les années 50 et 60, notamment aux deux Congrès mondiaux des écrivains et artistes noirs (Paris 1956 et Rome 1958). Les intellectuels africains y débattent pour la première fois du rôle de l'art et de la littérature en Afrique.

Aujourd'hui, Présence africaine possède un riche catalogue et reste le symbole de la créativité intellectuelle africaine depuis soixante ans. Mais son rythme de publication est clairement moins dynamique.

 

http://www.lecourrier.ch/l_encre_noire_de_l_imaginaire