LITTÉRATURE - L'Institut littéraire suisse devrait ouvrir ses portes à l'automne 2006 à Bienne. Bilingue et intégré à la HES d'art bernoise, il entend offrir une formation à la traduction et à l'écriture littéraires. La scolarisation croissante des Universités depuis les réformes de Bologne rend le projet d'autant plus pertinent, estiment les initiateurs du projet.

 

Impossible d'apprendre à écrire comme on apprend à peindre ou à composer de la musique? Le projet de l'Institut littéraire suisse entend démontrer le contraire. Lancée il y a deux ans par l'auteur bernois Guy Krneta, membre de l'Association des autrices et auteurs de Suisse (AdS), l'idée a fait son chemin parmi les acteurs du monde littéraire et culturel helvétique: mettre sur pied une formation professionnelle destinée aux traducteurs littéraires et à ceux qui désirent faire de l'écriture créative leur métier. Irene Weber-Henking, qui enseigne la traductologie en allemand à l'Université et dirige le Centre de traduction littéraire (CTL) à Lausanne, est membre du comité qui a élaboré le concept du futur Institut. Entretien.

 

Y a-t-il un réel besoin pour un tel Institut littéraire en Suisse?

Irene Weber-Henking: Il n'existe pas, en Suisse, de formation professionnelle dans le domaine de l'écriture et de la traduction littéraires. Les offres de formation sont ponctuelles et s'adressent à des traducteurs déjà établis, pas aux jeunes. Quant à l'écriture pure, il existe bien des ateliers d'écriture – celui de l'Université de Genève, par exemple. Mais il n'y a aucun véritable cursus dans ces domaines, malgré une forte demande: les étudiants en lettres sont friands de créativité littéraire, et je pense qu'un tiers de mes étudiants serait intéressé. Un tel enseignement existe depuis longtemps en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, où l'image de l'auteur est peut-être différente.

Qu'en pensent les auteurs?

– Si l'avis des auteurs suisses n'est pas unanime face au projet d'un Institut littéraire, les étudiants romands et alémaniques ne demandent que cela, et beaucoup d'enseignants francophones sont d'ailleurs aussi créateurs – mais ils dissocient les deux domaines. Il est important de souligner que le but premier est la formation des jeunes. On demande l'opinion des auteurs confirmés à ce sujet, mais la formation décernée par l'Institut ne leur sera pas destinée. Ceci est aussi valable pour les traducteurs établis. Ils ont déjà fait leurs preuves.

Quelles sont les raisons des critiques entendues?

– Les critiques que l'on reçoit sont les mêmes qu'il y a quarante ans, quand on voulait ouvrir des écoles de jazz et que certains objectaient que l'impro ne s'apprend pas, qu'on naît avec ce don ou non... Certains auteurs ont peur du moule. Mais nous voulons éviter toute standardisation: il n'y aura pas d'enseignants-fonctionnaires mais, comme dans toutes les écoles d'écriture existantes, des auteurs invités pour une année, qui laissent ensuite place à d'autres. Nous inviterons aussi des écrivains étrangers, pour varier davantage les subjectivités. La diversité des points de vue empêchera tout modèle de s'établir. La partie réservée à l'enseignement théorique sera restreinte, tandis qu'une large part sera dédiée aux cours d'écriture donnés par ces différents auteurs.

Comment peut-on apprendre à devenir écrivain?

– Il s'agit d'abord de différencier une formation qui s'inscrit dans une politique en soi, et le marché du travail. Le travail du traducteur, par exemple, est en partie artistique, en partie artisanal: il peut donc apprendre des techniques et les faire valoir sur le marché du travail, et une formation en traduction littéraire améliorera incontestablement la reconnaissance publique des traducteurs.

»Quant à la création littéraire, elle ne surgit pas d'un no man's land historique ou culturel mais s'inscrit dans une tradition et des représentations esthétiques, avec lesquelles elle entre en dialogue. Elle fait intervenir des techniques précises que chacun peut acquérir, en réfléchissant sur sa propre pratique d'écriture et en la comparant à celle des autres. Les étudiants acquerront des compétences dans divers genres d'écriture, qu'ils pourront faire valoir dans des secteurs variés: la critique littéraire, la radio, l'édition, le théâtre, le cinéma, etc.

Les Facultés des Lettres ne peuvent-elles pas dispenser ce genre de formation?

– Notre souhait est que les Universités ouvrent leurs cours à ces étudiants. L'Université de Lausanne a des structures uniques en Suisse: le CTL, le Centre de recherche sur les lettres romandes... La littérature suisse alémanique y est bien représentée. L'Université aurait beaucoup à apporter à l'Institut.

»Mais aujourd'hui, le système universitaire devient très scolaire et s'approche de quelque chose de complètement normalisé. Le processus de Bologne amène de grands changements. Son côté positif est la mobilité, mais l'esprit comptable qui est lié l'est beaucoup moins. Les étudiants en lettres auront beaucoup de domaines obligatoires, et plus le temps de lire tellement leur horaire sera chargé – la 1ere année comptera facilement 30 heures obligatoires... Les étudiants avec des envies, des goûts et des facultés littéraires n'y trouveront plus leur compte. Pour eux, l'Institut littéraire devient encore plus pertinent: c'est un contrepoids à Bologne, une alternative nécessaire à la formation littéraire, qui leur donnerait une bulle d'air. Ce projet est porteur d'espoir pour toute la scène littéraire, ce n'est pas un débat d'auteurs abstrait.

S'agit-il de créer un lieu qui aurait pour fonction de revaloriser la littérature dans son ensemble?

– Exactement. Il devient de plus en plus difficile de défendre les pages littéraires dans la presse: cela ne fait pas vendre. Nous voulons créer une autre plate-forme où l'on peut discuter de littérature, et instaurer une ambiance qui mette en avant la littérature dans sa totalité – l'écriture théâtrale, de radio, de cinéma... On espère aussi favoriser le débat sur la qualité des textes. Les éditeurs sont globalement favorables au projet: ils pensent qu'ils recevront plus de manuscrits de qualité.

Quelles sont les prochaines étapes?

– L'idée est lancée mais tout reste à faire au niveau du contenu. Toutes les possibilités sont encore ouvertes. Nous pouvons nous inspirer d'autres écoles du genre, celle de Leipzig notamment. Mais la particularité de l'Institut suisse est qu'il serait bilingue. C'est idéal pour la traduction littéraire, mais certains trouvent cela plus discutable pour l'écriture seule. Le nouveau responsable du projet devra à présent élaborer une structure, définir le détail du cursus – quel contenu, comment choisir les enseignants, etc. –, trouver un bâtiment, une source de financement... Nous avons bénéficié de fonds privés dans la phase de préparation, mais l'Institut ne pourra être financé sans les fonds publics à la formation. Ce qui n'enlèvera rien aux auteurs, puisqu'il ne s'agit pas du même budget. Enfin, pour arriver à défendre le projet au niveau national, un soutien public est indispensable, aussi en Romandie.

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L'INSTITUT EN BREF

Un groupe de travail s'est réuni régulièrement depuis deux ans, afin d'élaborer le concept du futur Institut littéraire suisse. Constitué de membres de l'AdS, de représentants des HES d'art de Berne et de Zurich et du Centre de traduction littéraire de Lausanne (deux membres de chaque institution, mais en grande majorité des Alémaniques), ce comité désignera prochainement un nouveau chef de projet: sa mission sera de préciser le contenu et l'organisation de l'enseignement, et de lui trouver un lieu et un financement public.

L'Institut littéraire suisse devrait ouvrir ses portes à l'automne 2006. Il serait rattaché à la Haute école des arts bernoise (HEAB), née en 2003 de la fusion de la Haute école de musique et d'art dramatique et de la Haute école d'arts appliqués. Il compléterait ainsi l'offre de la HES, qui dispense actuellement une formation dans tous les domaines artistiques excepté la littérature. Les cours seraient donnés en allemand et en français: la ville de Bienne, bilingue et proche de Berne, est pressentie pour l'accueillir.

L'Institut proposera un cursus sur cinq ans (bachelor et master), offrant des cours de traduction littéraire ainsi qu'une formation à différents genres d'écriture – radiophonique, théâtrale, de scénarios, etc. 

 

«Les auteurs ont besoin d'aide à la promotion»

Silvia Ricci Lempen craignait que «l'on ne vise à produire des écrivains à la chaîne et que l'Institut formate les gens et l'écriture!» Mais l'écrivaine admet que ses réticences se sont affaiblies à mesure qu'elle a acquis une meilleure connaissance du dossier. «L'Institut n'entend pas donner une marche à suivre pour «écrire bien». Son enseignement peut être intéressant et formateur sans être normalisant.» Elle ne considère pourtant pas l'Institut littéraire comme «un objectif prioritaire pour la promotion de la littérature et du statut des écrivains en Suisse». Car dans un monde où la civilisation de l'image a pris le dessus sur celle de l'écrit, où les éditeurs rencontrent des difficultés financières, où les librairies indépendantes ferment, «ceux qui restent attachés à l'écriture n'ont pas besoin d'apprendre à écrire, mais plutôt d'une aide pour promouvoir leur production». Et de s'interroger quant à l'utilité et à l'efficacité d'un tel l'Institut pour résoudre un problème inhérent au marché du livre dans son ensemble.

Si le projet sera profitable aux traducteurs, en ce qui concerne la création pure «il est en revanche difficile de cerner la qualité d'une oeuvre en termes techniques», estime Silvia Ricci Lempen. «J'aurais préféré qu'il se nomme Institut d'écriture, plutôt que «littéraire»: les gens ne savent plus s'exprimer correctement par écrit, et l'Institut pourrait jouer un rôle important dans ce domaine, plus important que dans celui de l'écriture créative, à mon avis.»

L'Institut devrait être attentif à ne pas faire de fausses promesses: il s'agit de «maintenir la différence entre l'écrivain, qui n'a d'autre juge que lui-même, et quelqu'un qui sait manier l'écriture sans être écrivain. La distinction est glissante: qui peut juger?

 

«Sur quels critères juger les créations littéraires de étudiants?»

L'écrivain genevois Guy Poitry est chargé d'enseignement au département de langue et littérature françaises modernes à l'Université de Genève. Dans ce cadre, il anime depuis 2000 des ateliers d'écriture. Au départ, rien de formel: après la publication de son premier roman en 1996, des étudiants expriment le désir de pouvoir parler de ce qu'ils écrivent. Un petit groupe commence alors à se réunir, hors Université, pour parler de leurs textes. Après quelques lectures organisées dans ce contexte, le Département de français demande à Guy Poitry d'institutionnaliser la démarche. «L'esprit des rencontres a changé: je suis devenu enseignant, alors que j'étais un participant comme un autre. Dans le cadre de l'Université, je ne propose plus mes propres textes.»

Ses ateliers d'écriture réunissent chaque année une dizaine d'étudiants, qui se prêtent d'autant plus librement au jeu de la création que le séminaire ne fait l'objet d'aucune évaluation. Pour Guy Poitry, l'atelier offre une approche complémentaire à l'approche critique enseignée à la Faculté. «Il permet de changer de perspective, de passer de l'autre côté: c'est une manière d'appliquer ce que l'on a appris en théorie.» Les étudiants ont envie d'écrire sans forcément savoir «sur quoi». Le rôle de l'animateur est de proposer un point de départ, explique Guy Poitry. «Un texte, un tableau, que l'on analyse. Puis on imagine la suite, on écrit un pastiche, etc. C'est à la fois sérieux et ludique. Un vrai plaisir. La semaine suivante, on discute les textes de chacun. C'est cette confrontation qui est intéressante.»

LES ATELIERS D'ÉCRITURE BIENTÔT NOTÉS

Les ateliers d'écriture feront bientôt partie intégrante du cursus universitaire. L'Université de Genève a en effet profité de l'occasion de la réforme de Bologne pour ouvrir des espaces de créativité dans son programme: dès la rentrée prochaine, elle proposera des modules d'ateliers d'écriture – littéraire, pour le théâtre et pour le cinéma – qui donneront accès à des crédits. Ce qui ne va pas sans soulever un certain nombre de questions, relève Guy Poitry, qui se dit peu convaincu par l'idée d'une évaluation. «Je propose des exercices très divers, qui conviennent plus ou moins bien à chacun. Comment faire pour évaluer les textes, les noter? Sur quels critères? Comment se poser en juge, alors qu'ici la subjectivité joue un grand rôle? Je n'ai pas encore résolu le problème. Une solution serait peut-être de demander à chaque participant d'évaluer les autres, au même titre que moi, ce qui ferait une sorte de moyenne sur l'année...

 

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CÔTÉ ÉTUDIANT

Valérie Bucheli, étudiante en Lettres, participe aux ateliers d'écriture de l'Université de Genève: «Le projet d'Institut littéraire fait rêver! Remettre la créativité au programme pourrait se révéler nécessaire, surtout au sein d'une institution, avec un cadre théorique et par des gens qui ont un contact avec les milieux de l'écriture. Il peut paraître contradictoire de parler de «cadre» en évoquant la «créativité», mais je suis convaincue qu'on ne peut pas évoluer sans rigueur et effort. D'autant qu'une école qui délivrerait un diplôme ne serait pas totalement détachée des contingences extérieures, mais pourrait au contraire offrir des débouchés dans divers domaines de l'écrit. Cela pourrait être une alternative à des études en Lettres au sein du processus de Bologne, si controversé, dont je pense en effet qu'il rend le cursus universitaire beaucoup plus rigide et scolaire.» 

http://www.lecourrier.ch/institut_litteraire_suisse_a_l_ecole_des_auteurs