AMBIANCE Mercredi, au Salon du livre de Genève, Aminata Sow Fall, Ananda Levi et Véronique Tadjo évoquaient leur expérience de femmes de lettres.

 

Costards-cravates, boubous colorés, tailleurs chics, jeans décontractés: la foule se presse autour de l'apéritif offert pour l'inauguration du Salon du livre africain, mercredi après-midi. Les discussions animées laissent bientôt place au silence, face au podium où débute le premier débat: «Afrique: littérature, femmes et figures de femmes en littérature». Si l'heure prévue ne permet pas d'épuiser le sujet, elle donne le coup d'envoi au thème qui sera décliné sous diverses facettes pendant ces quelques jours: la place des femmes dans la littérature, la politique, la société, la religion en Afrique.

Animé par le critique Bernard Magnier, directeur de la collection Afriques aux éditions Actes Sud, ce premier débat réunit des écrivaines que l'on retrouvera régulièrement au fil des discussions prévues. La Sénégalaise Aminata Sow Fall tout d'abord. Drapée de bleu, la pionnière des lettres féminines dans les années septante vient de publier Le Festin de la détresse. La romancière mauricienne Ananda Devi ensuite, dont l'univers littéraire se situe aux confluents de l'Inde, de l'Europe et de l'Afrique; l'énergique Véronique Tadjo, Ivoirienne née à Paris et qui vit à Johannesburg après avoir arpenté la planète – son roman Reine Pokou sort tout juste de presse; enfin, Mariétou Diong Diop, chargée d'enseignement au Sénégal, et la professeure de littérature en Côte d'Ivoire Madeleine Borgomano.

Etait-ce difficile d'entrer en littérature en tant que femme, il y a trente ans? Non, répond Aminata Sow Fall, qui confesse avoir eu de la chance: «Je n'avais pas l'ambition de devenir écrivain. Quand mon éditeur a émis des réserves sur mon texte, j'ai donc résisté: je ne voulais pas être publiée coûte que coûte, au prix de devoir me conformer à ce que les Occidentaux voulaient entendre. J'avais simplement des choses à dire.» Cette revendication d'authenticité lui ouvre au final les portes d'une sensibilité universelle. «La littérature demande d'aller chercher au fond de soi. Derrière les différences de cultures et de croyances, nous nous retrouvons autour de notre humanité.»

 

PARADOXES

A ses débuts, Véronique Tadjo a été très soutenue. «En Côte d'Ivoire, je connaissais un certain nombre d'écrivains et la réception de mon recueil de poèmes a été très bonne.» Mais «plus on avance, plus c'est compliqué». Car la littérature reste un domaine masculin: «Même si de plus en plus de femmes écrivent, les hommes prédominent toujours dans les anthologies.» Au Sénégal, la situation est d'ailleurs paradoxale, relève Mariétou Diong Diop. Si, pendant les années 1970-1980, la production féminine était presque inexistante, c'est tout le contraire aujourd'hui. Depuis les années 1990, la jeune génération de littérateurs est dominée par les écrivaines. Elles sont non seulement plus nombreuses que leurs collègues masculins, mais «leur production est de bien meilleure qualité», selon Mariétou Diong Diop. «La littérature féminine est la littérature d'avant-garde au Sénégal aujourd'hui.»

«Depuis les indépendances, les littératures féminine et masculine se sont développées en parallèle et aujourd'hui les écrivaines, même jeunes, ont beaucoup d'assurance», complète Ananda Devi. «Ça me réjouit et me conforte dans mes convictions de toujours: les femmes ont en elles beaucoup de puissance et de lumière, et sont capables de réussir pour autant qu'elles se lancent», commente Aminata Sow Fall, qui a tissé avec ses jeunes consoeurs des relations empreintes d'amitié. Et de se souvenir que dans les années 1960, «les femmes qui écrivaient essuyaient les ricanement des hommes, même des intellectuels. Ils raillaient les sujets tournant autour de la «condition des femmes».»

 

AU NOM DES SANS-VOIX

Pourtant, si les femmes ont gagné en foi et en audace, leurs problèmes n'ont pas vraiment évolué et leurs rapports avec les hommes n'ont pas changé, tempère Madeleine Borgomano. «La condition des femmes reste une préoccupation profonde dont les écrivaines sont conscientes», ajoute Ananda Devi. Elle qui a grandi à l'Ile Maurice, où être femme revient à vivre dans «les marges des marges», se fait la porte-parole de leurs souffrances. «J'ai besoin de parler au nom de ceux qui n'ont pas de voix: les femmes sont les personnes les moins écoutées et les moins entendues.» La preuve par ce texte magnifique qu'elle lit d'une voix claire: s'adressant d'abord à la Nigérienne Safiya Husseini, condamnée à la lapidation pour adultère, elle lui donne ensuite la parole pour imaginer ses pensées alors qu'on l'emmène vers ce trou qui l'attend, déjà creusé dans la terre.

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