LITTÉRATURE & ENGAGEMENT - Du 1er au 3 juin, l'Université de Lausanne organise un colloque sur l'engagement littéraire. L'occasion de se demander si la posture de l'écrivain engagé est obsolète ou toujours actuelle, et quelles formes prennent aujourd'hui l'inquiétude et la pensée critique.

 

Qu'est devenue la figure de l'intellectuel engagé incarnée par Sartre? Comment les écrivains se confrontent-ils à la réalité? Quel est leur rapport à la politique? Quel monde reflètent – ou recréent – leurs écrits? Ce sont quelques-unes des questions que se posera «Formes et modèles de l'engagement littéraire», le colloque organisé par l'Université de Lausanne du 1er au 3 juin prochains. Il tentera d'esquisser des pistes de réflexion dans un domaine aussi passionnant qu'immense: si le terme «écrivain engagé» est intimement lié à Sartre et à la philosophie existentialiste, il touche par assimilation quelques siècles de littérature inquiète, de Rabelais à nos jours, en passant par Stendhal, Proust ou Romain Gary.

Consacrée aux auteurs contemporains, la journée de mercredi s'ouvrira par «Fictions critiques», conférence de Dominique Viart, professeur à l'Université de Lille. Sonya Florey, doctorante à l'Université de Lausanne et co-organisatrice du colloque avec le professeur Jean Kaempfer, parlera ensuite d'«Ecrire par temps néo-libéral», tandis que Jérôme Meizoz, enseignant à l'UNIL et également co-organisateur, modérera l'après-midi de jeudi consacré à Proust, Sartre et Gary. Entretien croisé avec les trois intervenants.

 

Les auteurs contemporains se reconnaissent-ils encore dans le terme «engagé»?

Sonya Florey: Non, ils ne revendiquent pas cette étiquette. Plus encore, ils la réfutent. Le terme est trop lourdement connoté, trop lié à Sartre et à la gauche de l'après-guerre – à un aspect politique qui est passé au second plan dans la littérature dès les années septante. Sartre liait écriture et action concrète: il pensait que la littérature pouvait changer le monde. Les auteurs sont maintenant plus humbles, plus lucides aussi: ils veulent décrire et dire le monde, mais plus le changer.

Jérôme Meizoz: Effectivement, le terme d'«auteur engagé» renvoie trop explicitement à Sartre et au projet des Temps modernes, avec tous les souvenirs ambivalents que cela a laissé. Ceci dit, on assiste depuis la fin des années nonante à une reviviscence de la question de la responsabilité de l'écrivain. Sur d'autres modes, des gens comme Didier Daeninckx, Thierry Jonquet, François Bon ou Leslie Kaplan prennent à bras le corps les problématiques de leur époque et leur littérature les questionne en termes éthiques et politiques.

»En fait, la pertinence philosophique de la notion d'engagement n'est pas niée. Le raisonnement sartrien sur la liberté et la responsabilité est tout à fait entré dans les moeurs littéraires. Personne, je crois, ne le conteste. Mais Sartre a adhéré à des causes qui aujourd'hui sont perçues par les médias dominants comme des erreurs historiques (URSS, Cuba, etc.).

Dominique Viart: On est sorti de l'idée d'une littérature affiliée à une réflexion conceptuelle – idéologique ou politique. Elle n'est plus le lieu de présentation d'une réflexion extérieure à elle et surplombante. Il n'y a plus de romans à thèse. C'est pourquoi je propose la notion de «fiction critique», et non engagée. L'engagement, c'est adopter une position pour laquelle on va se battre. La critique est une vigilance envers les réalités sociales et les discours qui en rendent compte.

Pourquoi ce changement d'attitude et cette méfiance envers toute notion connotée idéologiquement?

S.F.: Cette attitude est liée à la faillite des idéologies. La littérature actuelle reflète notre société postmoderne, avec son éclatement des valeurs et la disparition des références communes. Aujourd'hui, il n'y a plus une vérité, mais chacun se construit la sienne. La réalité contemporaine est protéiforme, disloquée, et rend caduque toute approche idéologique - forcément réductrice. Daeninckx fait un constat désabusé sur le monde politique, tellement corrompu qu'il n'est plus une voie privilégiée pour un changement de société. Il dit écrire pour lui et pour régler ses comptes avec son passé, non dans un but didactique, mais son discours est ambigu: ses textes touchent beaucoup, trahissant une volonté d'interpeller le lecteur.

D.V.: Les idéologies issues de l'humanisme étaient convaincues que la civilisation marchait vers le progrès; elles promettaient le bonheur et l'enrichissement de tous. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans ces discours construits, presque épiques. On ne parle plus de l'humain au sens abstrait, universel, mais dans sa construction quotidienne à travers les relations humaines. D'où beaucoup d'oeuvres qui s'intéressent aux relations, à la proximité, aux détails. C'est parfois le signe d'un repli sur soi, sur l'intime et les petits bonheurs – chez Philippe Delerm ou Christian Bobin, par exemple. Mais d'autres écrivains mettent en lumière ce que les détails révèlent d'important, ce qu'ils ouvrent de plus substantiel. Ils suivent en cela l'influence de la psychanalyse, pour laquelle l'attention aux détails permet de révéler la psyché profonde. Les récits intimes d'Annie Ernaux ouvrent par exemple sur des enjeux sociologiques, linguistiques.

Peut-on dire que l'«engagement» s'est déplacé, qu'il est maintenant dans ce jeu avec le doute et l'incertitude?

J.M.: Oui, il me semble que c'est la tendance, en Suisse romande comme en France. L'engagement se lit désormais plutôt «en creux», dans l'interrogation faite aux discours, dans le soupçon porté sur tous les systèmes totalisants, notamment celui du marché néo-libéral.

S.F.: On n'est plus dans l'ordre du prescriptif. Les textes proposent une certaine vision du monde, mais le lecteur reste libre. Une grande importance est donnée à la phase réflexive, qui permet de dépasser la surinformation ou la banalisation de l'horreur véhiculées par les médias. Le filtre de la littérature est alors un moyen de nous renvoyer une image de la réalité censée nous faire réfléchir.

Dans un monde en proie au doute, les écrivains semblent avoir du mal à se considérer comme des «maîtres à penser».

D.V.: Il pèse aujourd'hui de tels scrupules sur la pensée qu'ils excluent toute forme d'autorité. Ce qui n'empêche pas certains auteurs d'être très impliqués. Les ateliers d'écriture de François Bon sont une action sociale; la création des Villes Refuges offre un soutien politique aux auteurs, cela relève de l'intervention pratique et non d'une idéologie. L'écrivain est devenu un homme dans la foule: quand il intervient sur le terrain, c'est en citoyen.

J.M.: Je crois qu'on assiste à une crise profonde de l'autorité des valeurs littéraires. Un écrivain n'est plus le prophète ou le mage qu'il a pu être en 1830. D'autres formes d'autorité culturelle se sont imposées – les nouvelles technologies et la culture de masse. Plutôt que de se lamenter sur la perte d'autorité des intellectuels, on peut se demander où a été transférée cette autorité, et ce qui autorise désormais de nouvelles personnes à parler du monde tel qu'il est. Je pense au pouvoir structurel de la presse, donc des journalistes, et de la télévision.

Ces écrivains que vous définissez comme «critiques», «impliqués», apparaissent très peu dans les médias. Pourquoi?

D.V.: Deux phénomènes sont à l'oeuvre dans les médias. D'une part, on y reçoit ceux qui tentent de conserver la position de l'intellectuel, à la Zola: ils ne sont pas forcément écrivains mais souvent écrivants, c'est-à-dire qu'ils font des livres, ont un discours, incarnent une certaine «bonne conscience», mais ne se préoccupent pas de la forme. Leur écriture est convenue. Il s'agit souvent de philosophes – Bernard Henri Lévy, Alain Finkelkraut... D'autre part, il y a ceux qui font un travail critique sur la forme: aussi leur écriture est-elle souvent déconcertante. Elle oblige à penser autrement mais se prête mal au spectacle des médias grand public. La télévision préfère accueillir les écrivains «concertants», bien calibrés: Beigbeder ou Houellebecq font consensus. Leur provocation fait partie du jeu médiatique. Ils se prêtent au système et en font d'ailleurs partie – Beigbeder anime une émission TV.

Sur quoi se porte le regard critique des auteurs actuels? Que remettent-ils en question?

S.F.: Quel que soit le sujet abordé, l'idéologie néo-libérale est en arrière-plan – même si les auteurs n'en parlent pas en tant que thème. C'est le paradigme dominant de notre société: on ne peut l'éviter, puisque c'est la pensée unique depuis le milieu des années quatre-vingt. Le néolibéralisme donne une vision désincarnée de l'humain: l'homme est un simple rouage d'une société qui tend au profit. Cette déshumanisation est à l'oeuvre dans le monde du travail, au sein de la famille, dans les liens sociaux. Et cette définition de l'humain légitime beaucoup de comportements actuels. C'est une illusion de penser que l'on peut changer le système économique: on en fait tous partie, on en profite aussi. Mais la littérature pourrait aider à transformer cette image de l'être humain.

J.M.: S'engager, aujourd'hui, c'est dire non. Mais que proposent les auteurs? Ont-ils encore un projet de société, et peuvent-ils encore le formuler avec l'espoir d'être pris au sérieux par l'opinion publique? Je ne sais pas.

 

«L'écriture contemporaine déstabilise les discours figés»

Pour Jean-Paul Sartre, l'écriture engagée se devait d'être efficace: «L'écrivain contemporain se préoccupe avant tout de présenter à ses lecteurs une image complète de la condition humaine. Ce faisant, il s'engage. On méprise un peu, aujourd'hui, un livre qui n'est pas un engagement. Quant à la beauté, elle vient par surcroît, quand elle peut», écrivait-il en 1947 (Situations I). L'attention de l'écriture contemporaine envers la forme traduit un souci de refléter au plus près le réel dans sa complexité et son éclatement. Quelques pistes.

 

Quelles sont les formes que prend cette écriture du doute?

D.V.: Les fictions «critiques» sont critiques à la fois envers les objets dont elles se saisissent, et envers leur propre forme qu'elles ne cessent d'interroger. Les écrivains réfléchissent sur leurs procédés, les mettent en question... François Bon travaille pour être au plus près de ce qu'il nomme les «éclats de réalité». Dans Daewoo, son écriture est en évolution, jamais figée sur un modèle. Il inclut des témoignages, des comptes-rendus à caractère journalistique, des réflexions personnelles. Cette hybridation le pousse plus loin encore dans la tentative de refléter la complexité du réel.

L'«engagement» d'un texte se trouve-t-il aujourd'hui plus dans sa forme que dans son contenu?

J.M.: Depuis Sartre, au moins deux visions cohabitent: celle de l'écrivain qui joue un rôle de mentor en prenant la parole publiquement, de par son statut d'intellectuel, dans les questions politiques. Et celle de l'engagement par la forme, qui a été formulée par Roland Barthes après Sartre: l'écrivain «dé-fatalise» le monde en questionnant les catégories du langage qui figent notre pensée. Le travail sur la langue est considéré comme une prise de position responsable: c'est ce que Barthes nomme l'«écriture», «morale de la forme», opposée au «style» individuel et égotiste. La littérature aujourd'hui est le lieu d'expérimentation et de déstabilisation des discours figés, et nombre d'auteurs d'ici travaillent à défiger la langue. Je pense à Jean-Marc Lovay, par exemple.

D.V.: Cette littérature exprime des constats, des inquiétudes. L'énonciation doit donc révéler les défauts du réel, les non-dits de l'histoire, aller creuser ses silences. Elle doit en manifester les perturbations sans les masquer, les annexer ni les transformer en objets esthétiques – où le plaisir de la lecture ferait de l'ombre à la réflexion. Les auteurs réfléchissent à la forme, pas à l'esthétique. Ils se méfient du mimétisme, du pittoresque. Ils tentent de trouver la manière la plus juste de dire le doute, et elle est parfois étonnante. Elle peut être très littéraire – comme chez Bergounioux ou Michon –, et n'offre pas forcément une transparence immédiate.

»Il s'agit d'être efficace dans la monstration. Cela donne parfois des phrases «fautives», comme celles issues des ateliers d'écriture de Bon. D'habitude, soit on corrige les fautes – mais alors on fausse la phrase, car l'erreur dit un lieu douloureux –, soit on fait de la faute un emblème, et elle devient pittoresque. Bon choisit au contraire de montrer le sens de cette faute, l'effet qu'elle a produit sur lui, et la phrase en devient signifiante.

 

Cette littérature semble s'ouvrir sans problèmes à d'autres champs...

D.V.: Oui, elle s'inspire – sans y souscrire – des démarches sociologiques, psychanalytiques, linguistiques, qui sont ancrées dans le réel. Elle dialogue avec les sciences humaines, qui du coup dialoguent aussi entre elles au sein du texte littéraire.

S.F.: C'est en cela qu'est féconde l'écriture de François Bon. Dans Daewoo, il ne se confine pas à une approche: il explore les angles humains, économiques, la logique des dirigeants, etc. En tenant compte de la réflexion d'autrui, il rend possible un dialogue.

 

A la rencontre des lecteurs

L'«engagement littéraire» n'existe pas vraiment hors de la logique d'échange entre l'écrivain et son lecteur. Les fictions «critiques» sollicitent de façon particulière sa coopération, sa connivence, sa réflexion. Lire, traduire, commenter peuvent alors s'inscrire dans une même démarche de questionnement du monde.

Ces livres trouvent un certain écho, selon Dominique Viart. Mais qui les lit? François Bon s'est posé la question dès son premier ouvrage, Sortie d'usine. Touchera-t-il des ouvriers d'usine, des dirigeants d'entreprise ou des lecteurs universitaires? Aujourd'hui, la question le préoccupe moins que sa présence sur le terrain. Il anime des ateliers d'écriture en prison, dans les banlieues, les hôpitaux. Son site internet remuet.net se fait le reflet de ces activités, mais propose aussi des dossiers et des liens sur d'autres actions et d'autres auteurs. Il est un véritable lieu de découverte, qui aborde également des problèmes de société.

«Des actions de vigilance», selon Dominique Viart. Qui note que les textes contemporains passent aussi, souvent, par le théâtre: «Les acteurs viennent dire le texte, que le public vient écouter non en spectateur, mais pour recevoir quelque chose. François Bon parle d'un «dispositif noir», lieu de la profération où la parole est mise en avant, projetée sur la ville.»

Enfin, d'une manière générale, «il n'y a jamais eu autant de festivals, de salons, de rencontres et de lectures dans les bibliothèques, etc.», relève Dominique Viart.

 

En Suisse

Dans le sillage de Max Frisch, Peter Bichsel et Adolf Muschg, la tradition littéraire alémanique est très sensible à la question de l'engagement. En Suisse romande, on connaît les prises de position d'écrivains comme Daniel de Roulet, Yves Laplace, Anne-Lise Thurler ou, dans le sillage de Contre-pouvoir d'Yves Velan, celles d'un Claude Darbellay. L'existentialisme et l'idée de littérature engagée a marqué la Suisse dès les années cinquante. La revue littéraire Rencontre (1950-1953)[1] a été un des lieux de l'engagement sartrien. «Yves Velan, Henri Debluë, Michel Dentan ont relayé le propos sartrien dans nos régions», explique Jérôme Meizoz.

 

[1] A l'origine de la maison d'édition Rencontre (1950-1971), dont François Vallotton vient de retracer l'historique dans Les Editions Rencontre 1950-1971, Lausanne, éd. d'En Bas, 2004.

http://www.lecourrier.ch/l_ere_du_doute