LITTÉRATURE - Le 14 juin 1986, Jorge Luis Borges décédait à Genève. Rencontre avec sa veuve Maria Kodama.
«J'ai commis le pire des péchés qu'un homme puisse commettre, je n'ai pas été heureux», a un jour confessé Jorge Luis Borges, poète lumineux et grand essayiste. L'auteur du «Livre de sable» et de «L'Aleph» décédait du cancer à Genève il y a exactement vingt ans, le 14 juin 1986, à l'âge de 87 ans. Au cimetière des Rois, sa tombe prend des airs runiques: un bas-relief orné d'un bateau viking surplombe une inscription en anglo-saxon, référence à une vieille saga islandaise.
Car Jorge Luis Borges donnait à Buenos Aires des cours privés d'anglais du Xe siècle: c'est ainsi qu'il rencontra celle qui deviendra sa femme quelques semaines seulement avant sa mort, Maria Kodama, invitée mardi dernier à la Société de lecture à Genève. Avant d'y parler avec érudition de l'oeuvre de Borges, la charmante sexagénaire raconte volontiers la relation qui la liait au grand écrivain argentin.
«Mon père était un grand admirateur de Borges et j'ai entendu une de ses conférences à l'âge de 12 ans», explique-t-elle, dans l'un des petits salons de la Société de lecture. «Puis il m'a proposé d'étudier avec lui l'anglais ancien. J'avais 16 ans.» Fascinée par l'écrivain aveugle et vieillissant, la jeune femme noue avec lui une relation «très douce, une amitié qui s'est développée peu à peu», raconte-t-elle, le visage en partie dissimulé par les grandes mèches blanches qui balayent son long carré noir.
Amour pour Genève
En 1975, à la mort de la mère de Borges avec laquelle il vivait, Maria Kodama devient son assistante. Elle l'accompagne alors dans tous ses voyages et écrit sous sa dictée. «Je suis Japonaise par mon père – donc très pudique. J'ai trouvé dans L'Iliade des mots pour exprimer ce que Borges représentait pour moi.» Et de citer, en grec, la tirade d'Andromaque à Hector, avant de traduire: «Hector, tu es mon père, ma mère, mes frères, mais surtout, tu es pour moi l'amour qui fleurit.»
Selon Maria Kodama, Genève est l'une des «patries de coeur» de Borges, à laquelle il rend d'ailleurs hommage dans son dernier livre, Les Conjurés. Adolescent précoce, il étudie au Collège Calvin entre 1914 et 1918, et c'est à Genève qu'il décide d'écrire, en espagnol. L'Argentin pensait que «toute l'humanité devrait prendre exemple sur la Suisse», rapporte sa veuve, «où différentes langues et religions forment un pays par pure volonté, et vivent dans l'harmonie en respectant les différences». Cette vision idéale explique sans doute le départ pour Genève d'un Borges qui se savait en fin de vie. Mais c'est de Buenos Aires et de l'Argentine qu'il a su le mieux parler, dans une oeuvre qui, comme sa vie, ressemble à un labyrinthe où abondent les contradictions.
Controverse autour des «oeuvres complètes»
Il existe des sujets qui fâchent, et notamment celui de la réédition des «OEuvres complètes» de Jorge Luis Borges dans la prestigieuse collection La Pléiade de Gallimard, bloquée pour d'obscures raisons. Un procès étant en cours, les parties refusent de s'exprimer. La controverse se cristalliserait sur les enregistrements des conversations entre Borges et le professeur à la Sorbonne Jean-Pierre Bernès.
Borges a mis en chantier la publication de ses oeuvres complètes en français en 1984. A Genève, avant de mourir, il travaille avec son ami Jean-Pierre Bernès, spécialiste de son oeuvre. Ils se voient presque chaque jour pour préparer l'édition critique de La Pléiade. Le premier volume paraît en 1993, le second en 1999, et les deux sont aujourd'hui épuisés depuis cinq ans.
Les discussions entre les deux hommes ont été enregistrées sur des cassettes, dont les droits appartiennent pour moitié au professeur Bernès et pour moitié à Maria Kodama en tant qu'héritière de Borges. «Je ne veux pas que paraisse un appareil critique qui mentionne «Borges m'a dit que» sans que rien ne le prouve, puisque ces cassettes ne sont pas publiques, explique Maria Kodama. On ne peut pas vérifier ce que Borges a dit et dans quel contexte.»
Nous n'avons pas pu joindre le professeur Bernès. Mais le 5 mai dernier, il exprimait son incompréhension sur les ondes de Radio Zones. Selon lui, les enregistrements incriminés n'ont rien à voir avec l'édition de La Pléiade: «Avec Borges, on les appelait les «récréations de La Pléiade»: après nos séances de travail, on parlait de littérature, du concept de latinité, etc. Maria Kodama s'est mise en tête que les exigences de Borges étaient contenues dans ces bandes, alors qu'elles sont un jeu après la Pléiade», regrette-t-il. Pourtant, par décision de justice, Maria Kodama a reçu copie des fameuses cassettes. Mais elle estime qu'il s'agit de faux ou qu'elle n'a pas tout reçu.
Quand un grand auteur meurt, on spécule sur ses inédits», explique le journaliste Juan Gasparini, auteur de La Dépouille de Borges, ouvrage qui soulève plusieurs questions non résolues sur les derniers mois de Borges à Genève (Le Courrier du 19 avril 2006). «Les seuls inédits sont ces enregistrements.» Que Maria Kodama voudrait donc publier. Or aucune base légale ne permet de «conditionner la réédition des «OEuvres complètes» à l'édition des cassettes», selon le journaliste.