ENJEU - La semaine dernière, on célébrait les 50 ans du 1er Congrès des écrivains et artistes noirs. Hommages et perspectives, avec des universitaires et écrivains d'Afrique et de sa diaspora, dont René Depestre et Henri Lopes.
Des bribes d'anglais et de français se mêlent dans l'odeur du café matinal. Le hall de l'Unesco bourdonne de conversations animées. Sur le stand de Présence africaine, installé devant l'entrée de la grande salle de conférences parisienne, des ouvrages d'auteurs contemporains côtoient ceux d'Aimé Césaire, de Léopold Sedar Senghor ou d'Alioune Diop. La veuve de ce dernier, fondateur des éditions et de la revue Présence africaine, fait aujourd'hui tourner la maison. Et si les salles de l'Unesco se sont remplies, la semaine dernière, d'une foule d'écrivains et professeurs d'Afrique et de sa diaspora, c'est pour commémorer l'initiative de ce même Alioune Diop. Il y a cinquante ans, il organisait à la Sorbonne le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs.
Culture et politique
«Il appartient à la culture, pour le salut et l'équilibre des peuples, d'inspirer la politique, de la penser, de l'animer», déclarait-il le 19 septembre 1956 dans son discours d'ouverture[1]. Pendant quatre jours, il réunit intellectuels et artistes pour «illustrer la présence des hommes de culture noirs» dans un monde «où les silencieux sont écrasés». La victoire contre le nazisme a réveillé d'autres désirs de liberté. Il s'agit de montrer que l'Afrique existe, de «faire de notre culture une puissance de libération et de solidarité, en même temps que le chant de notre intime personnalité», selon Alioune Diop. Le Congrès se veut le pendant culturel de la rencontre de Bandoeng, où s'étaient réunis en 1955 les Etats décolonisés, essentiellement asiatiques, pour revendiquer leur «non-alignement» sur les USA et l'URSS.
Des intellectuels français apportent leur soutien aux congressistes – Gide, Picasso, Sartre, Camus. Parmi eux se trouve la fine fleur intellectuelle de l'Afrique noire, des Etats-Unis et des Caraïbes: les Sénégalais L.S. Senghor et Cheikh Anta Diop, les Martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon, l'Haïtien Jean Price Mars, l'Afro-Américain Richard Wright.
Tous dénoncent le mythe des «peuples sans culture» forgé par les colons, et questionnent les représentations dont le colonialisme tire sa justification. La culture se fait le vecteur de revendications identitaires, mais aussi outil de dialogue entre les peuples. Les congressistes défendent l'idée de bâtir une «civilisation de l'universel, faite de l'apport de tous», selon les termes de Senghor. Pour cela, «nous voulons d'abord nous connaître nous-mêmes et nous réaliser nous-mêmes, pour réaliser en même temps l'humanité entière».
Mondialisation mortifère
Cinquante ans plus tard, que reste-t-il de cet héritage? Du 19 au 22 septembre dernier, les conférences se sont succédé à l'Unesco pour rendre hommage aux «pères fondateurs», tirer un bilan de la situation actuelle et tenter d'esquisser des pistes de réflexions pour l'avenir.
Les tables rondes n'ont pu qu'effleurer les enjeux en présence, malgré la diversité des thèmes abordés: recrudescence du racisme due à l'immigration africaine croissante en Europe, rôle des femmes, de la religion, place des langues africaines dans le patrimoine mondial et les secteurs de la vie publique, questionnement sur l'identité noire, relations de l'Afrique avec son passé, la tradition, l'Occident, arrivée d'Internet...
La mondialisation est dénoncée, qui bouscule les réalités africaines et est perçue comme une nouvelle forme de colonisation, l'outil d'une nouvelle domination. L'Afrique se demande dans quelle direction évoluer, et aimerait inventer des réponses hors des modèles occidentaux. Mais si les mouvements de contestation ouvrent d'autres perspectives en Europe, «en Afrique, on assiste au contraire à une précipitation pour entrer dans le monde «moderne», relève M. Ntumba, directeur de l'Institut du monde noir au Congo. Les dirigeants sont des propagandistes de la mondialisation, par la force ou par les idées. Les jeunes regardent vers l'Europe.»
Une Europe moins accueillante pour les immigrés noirs aujourd'hui qu'en 1956. «On assiste à un réveil de la négrophobie, de l'islamophobie, remarque l'Anglais Thomas Blair. Black poetics et black politics doivent exister ensemble dans l'esprit des intellectuels noirs, qui ont la responsabilité d'intégrer les Noirs dans les civilisations urbaines.» Pour M. Fonkona, professeur à Strasbourg, «on est en train de perdre le dialogue avec l'Occident, ce qui conduit à des propos extrémistes». Entre 1956 et 1966, il existait des relais du Congrès dans la société française. «Quels sont les relais de la pensée noire dans le monde global d'aujourd'hui? L'enjeu du XXIe siècle n'est pas la renaissance africaine mais la refondation d'un discours africain. Comment, avec quels relais, pour quels savoirs?»
Où sont les femmes?
Enfin, les femmes restent minoritaires à la tribune des intervenants. Leur rôle dans le développement de l'Afrique était au centre de la dernière table ronde. Mais la sociologue et syndicaliste Marie-Angélique Savané note le peu d'hommes présents dans l'assemblée et dénonce la ghettoïsation des femmes: «Notre impact sera moindre que si nous avions été intégrées dans les différents groupes.» Pour les intervenantes, l'émancipation est un gage de développement. «Les féministes africaines ne dissocient pas les luttes des femmes africaines de la lutte des peuples contre la domination», relève Mme Savané. L'écrivaine et journaliste Aminata Barry appelle les intellectuelles à se montrer solidaires de leurs consoeurs rurales, piliers du développement et victimes de la mondialisation. Et à «se réconcilier avec leur culture. Tradition n'est pas inconciliable avec développement.»
[1] In «Les Actes du 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs», revue Présence africaine n° VIII-IX-X, juin-novembre 1956.
A voir. L'expo «D'un regard l'Autre», jusqu'au 21 janvier 2007 au Musée du Quai Branly, à Paris. L'expo retrace l'histoire des regards européens sur l'Afrique, l'Amérique et l'Océanie, de la Renaissance à nos jours. La diversité des approches amorce une histoire de la culture occidentale dans son rapport à l'Autre, tantôt perçu comme un cannibale sanguinaire, tantôt comme un bon sauvage, être originel et pur vivant dans un Eden retrouvé. Rens: www.quaibranly.fr
«Transformer le vocabulaire»
Poète et écrivain haïtien né en 1926, René Depestre était présent au Congrès parisien de 1956. Alors étudiant en lettres et sciences politiques à la Sorbonne, il fréquente les surréalistes français et les intellectuels du mouvement de la négritude qui se réunissent autour d'Alioune Diop.
Qu'a représenté pour vous le Congrès de 1956?
René Depestre: A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la découverte de la poésie de Senghor et Césaire a été une révélation pour ma génération. Le Congrès ouvrait des possibilités culturelles aux côtés de ces hommes éminents. Avant mon départ pour Paris, Césaire nous avait mis le pied à l'étrier: j'avais suivi un séminaire avec lui pendant sept mois en 1944, il m'avait fait connaître le surréalisme, André Breton était même venu en Haïti. Quand je suis arrivé à Paris en 1946, j'ai été présenté à Alioune Diop, qui m'a demandé de figurer dans le comité de rédaction de Présence africaine. J'ai refusé: je n'avais pas fini mes études. J'étais d'extrême gauche, sportif, dragueur – un jeune homme d'action sur tous les fronts! J'ai été expulsé de France pour mes activités anticolonialistes, puis de Prague... Persona non grata des deux côtés du rideau de fer, je suis parti en Amérique du Sud, et je suis revenu à Paris en 1955, à la veille du Congrès.
Je n'y ai pas pris la parole, mais j'ai aidé Présence africaine à inviter une riche délégation africaine. Le rapport de Kroutchev sur Staline venait de sortir et j'étais bouleversé. On pensait que j'étais un agent communiste infiltré, alors que je voulais choisir la tribune du Congrès pour dire ma rupture avec le communisme! Mais Senghor ne voulait pas politiser le débat.
Le Congrès a fait un inventaire remarquable du passé africain, avec une grande rigueur intellectuelle. Tous ont montré une maturité d'esprit, sans haine, ni ressentiment. L'idée n'était pas de régler les comptes avec l'Occident, mais de faire un bilan serein à la veille de la décolonisation.
Où en est-on aujourd'hui?
– Il y a eu décolonisation des institutions impériales, des mentalités racistes, mais elle est restée inachevée: ce n'est pas seulement les colonisés qui doivent se libérer, mais aussi les colonisateurs. Ils devraient remettre en question les clichés sur les Noirs, mais ils continuent à raisonner en termes de races. La décolonisation doit encore s'affiner dans les consciences de l'Occident. Il y a une sémantique à transformer, et cette nouvelle rencontre en crée les conditions.
Le langage est donc important dans cette nouvelle décolonisation.
– C'est le niveau le plus élémentaire. Il faut passer le vocabulaire au crible, pour entrer dans la mondialisation avec de nouvelles valeurs, et lui donner un supplément d'âme. Elle doit aussi être «mondialité»: porteuse de nouvelles valeurs littéraires, esthétiques, éthiques, et pas seulement marchandes. On a le tarmac, la piste, l'aéroport de la mondialisation, où sont ses airbus? Il lui manque un plan de vol ascensionnel.
Henri Lopes, le droit d'écrire
Né en 1937, Henri Lopes a exercé de nombreuses activités politiques. Plusieurs fois ministre au Congo, premier ministre de 1973 à 1975, il a travaillé à l'Unesco pendant près de vingt ans. Actuel ambassadeur du Congo en France, il est aussi une figure majeure de la littérature africaine d'expression française.
Vous n'étiez pas au Congrès de 1956. Que signifie-t-il pour vous?
Henri Lopes: C'est la première fois que des personnalités noires d'Afrique, des Antilles et des Etats-Unis se rencontrent officiellement et le font savoir. C'est aussi la première fois que des penseurs et intellectuels prennent position sur un problème tabou: le colonialisme, qui se sert d'arguments culturels pour justifier sa domination. Selon cette vision, certains peuples doivent être dominés car ils sont plus proches de l'animalité que de l'humanité... Le Congrès de 1956 veut affirmer leur existence en tant que créateurs de civilisation.
C'était complètement inédit. On ne connaît pas de réunion politique africaine de cette qualité à cette époque. Alioune Diop a été sensible à la quasi-absence africaine à Bandoeng – l'Afrique était encore colonisée – et a voulu créer un Bandoeng africain, avec des créateurs à la place des Etats. Le débat a porté essentiellement sur les incidences politiques de la culture.
Quel a été l'impact du Congrès?
– A l'époque, je préparais mon bac, et je n'ai appris la tenue du Congrès que deux ans plus tard, étudiant à Paris. Il a eu une incidence difficile à mesurer sur ma génération. C'était comme une deuxième renaissance. Alors que nous étions les élèves de l'Occident, le Congrès nous a donné le droit d'écrire. Il nous a donné confiance et a créé une émulation. J'ai senti combien il était important de faire entrer nos paysages, nos personnages, nos couleurs, notre culture dans la littérature.
Etes-vous lu en Afrique?
– J'ai la chance de voir plusieurs de mes livres inscrits au programme dans des lycées ou des universités en Afrique. Je suis donc lu, mais je préférerais l'être par plaisir que faire l'objet d'un pensum! Il vrai que de manière générale, nous sommes davantage lus à l'extérieur que dans nos pays d'origine. C'est autant un problème de diffusion que de goût de lecture: lire est une attitude culturelle. C'est l'envie de se retirer du groupe pour écouter ce que quelqu'un nous susurre à l'oreille en toute liberté. On aime lire comme une prière. L'Afrique a au contraire l'habitude de la vie en groupe. Celui qui s'isole pour lire est considéré comme un peu anormal. Mon goût de la lecture s'est développé plus tard, en France.
Qu'attendez-vous de ce colloque?
– Les rencontres de ce type sont importantes. En tant qu'auditeur, ici, à l'Unesco, il y a des années, j'ai fortifié mon envie d'écrire. Je n'attends pas de résolutions à l'issue de cette rencontre. C'est un festival de la pensée, une fête de l'esprit. Elle fait partie de ces événements qui ont un impact impalpable mais réel dans la vie culturelle des individus, la nôtre et celle de notre public.