RÉSISTANCE - L'éditeur français de poésie contemporaine Al Dante a déposé le bilan. Mais l'aventure artistique promet de continuer sous d'autres formes, explique son directeur Laurent Cauwet.
Cela s'est passé dans un silence assourdissant. En novembre, les éditions Al Dante ont déposé le bilan. En octobre, la revue Lignes a sorti son dernier numéro. Entre le Goncourt et le Renaudot, la presse francophone n'en a pipé mot. Et c'est via remue.net, le site littéraire de François Bon, que la nouvelle a circulé. «Nous ne voulions pas trop communiquer sur cette fin afin d'éviter les choeurs de pleureuses», explique Laurent Cauwet, directeur d'Al Dante. Il est d'ailleurs plus juste de parler d'une crise ou d'une transition que de disparition. Car la résistance s'organise du côté des artistes et des poètes, et l'aventure va se poursuivre sous d'autres formes.
«Transmetteur de paroles»
Les difficultés ont commencé il y a cinq ans, quand l'association éditrice basée à Paris se transforme en SARL. «Nous avons vécu une évolution très courante pour les petites maisons d'édition, poursuit Laurent Cauwet. Mon avocat et mon comptable m'ont averti qu'on ne pouvait plus prétendre être une association, étant donné notre visibilité croissante et le développement d'une activité éditoriale professionnelle.» Al Dante change de structure en 2000, «à l'époque d'une vague de contrôles fiscaux». Mais une SARL est une structure capitaliste qui ne peut vivre qu'en produisant des bénéfices. Al Dante, qui depuis plus de dix ans révèle au public les écritures expérimentales contemporaines, n'est «plus considéré comme un acteur culturel». Deux alternatives sont alors possibles: «Soit on réfléchit en termes d'aventure artistique, et il nous faut du temps pour forger un lectorat car nos livres ne sont pas des produits culturels; soit on décide de faire des bénéfices, et il nous aurait fallu changer de politique éditoriale», résume Laurent Cauwet.
L'éditeur refuse cette option. «Non par romantisme, mais parce que nous sommes intéressés par la poésie dans sa forme participative, transmise par les livres mais aussi par des performances, des interventions urbaines, installations ou éphémeras (publications gratuites, ndlr)». Pour Al Dante, qui a plus de 200 titres à son catalogue, être éditeur ce n'est donc pas seulement fabriquer des livres: c'est aussi être «transmetteur de paroles, d'outils de pensée». C'est dans cet esprit que l'éditeur fait découvrir les nouvelles voix, tout en publiant les pionniers de l'expérimentation poétique et de la poésie sonore – les Julien Blaine, Bernard Heidsieck, John Giorno, Isidore Isou et autres Augusto de Campos. Son programme éditorial est également jalonné de publications théoriques, dans l'idée d'offrir aux lecteurs les clés de compréhension de ces écritures singulières qui tissent des liens entre les arts. «L'histoire de la poésie active n'est pas encore écrite», note Laurent Cauwet. «Ce n'est pas à nous de l'écrire, mais nous devons créer des événements pour donner des repères au public.»
Nouvelles structures
Laurent Cauwet a donc souhaité rester cohérent avec cette démarche. Un dépôt de bilan plus tard, il souligne le paradoxe des petits éditeurs: «Les galeries et les théâtres vendent aussi – des oeuvres, des spectacles –, mais sont autorisés à rester des associations. Tandis que les éditeurs deviennent des commerçants.»
Il s'agit donc de réfléchir à d'autres structures pour permettre à des maisons comme Al Dante d'exister. Dans le numéro 20 de Lignes[1], consacré à la situation de l'édition et de la librairie en France, Laurent Cauwet écrit que face à la loi du marché («Qui perd crève»), il faut continuer «à affirmer que la pratique de l'édition est possible, même si l'édition est aujourd'hui moribonde. Même si cette pratique est à réinventer en dehors de l'édition. Pour être toujours plus en dedans.»
Aujourd'hui, les poètes et les artistes d'Al Dante se mobilisent pour prendre en main les moyens de leur propre existence. Une démarche qui s'inscrit par ailleurs dans l'esprit de la poésie participative: «La production de gestes poétiques a toujours une dimension politique», note Laurent Cauwet. Que les poètes actifs réfléchissent à leur diffusion «fait partie de leur pratique». La nouvelle structure Al Dante sera créée début 2007. Une association basée en province supportera les frais et l'organisation des premières «Rencontres internationales d'interventions poétiques», début 2007 à Limoges. Intitulé Manifesten, l'événement se propose de «participer à la diffusion de la poésie-action, d'en révéler la richesse et la multiplicité, et d'en favoriser l'accès au public». A Paris, une deuxième association sera dirigée par un collectif de poètes sous la houlette de Christophe Hanna: elle se chargera de la nouvelle collection «Questions théoriques» et organisera des «performances théoriques poétiques». «Davantage que d'un groupe, il s'agit de la cartographie d'un réseau à un moment donné», précise Laurent Cauwet. Enfin, un collectif d'artistes entend créer une société pour racheter le stock de livres d'Al Dante. La maison a l'intention de publier à nouveau – «des oeuvres plus radicales» –, mais la première étape est de «créer une situation, pour que les livres existent dans des contextes».
«Lignes», terminus
Le dernier numéro de la revue Lignes, «Fractures sociales, fractures raciales», est paru en octobre. Sa disparition était annoncée puisque les Editions Léo Scheer, dont elle dépendait, ne la jugeaient pas assez rentable. Lignes, qui aurait eu vingt ans en 2007, voulait «que la littérature ne comptât pas moins que la politique et la pensée», écrit son directeur Michel Surya dans la préface de cette ultime livraison. Le spécialiste de Georges Bataille ne dit pas si cette cessation est provisoire ou définitive: par deux fois déjà, la revue a failli disparaître. Qu'elle se remette ou non de cette nouvelle crise dépend de «raisons qui dépassent de beaucoup le seul sort de Lignes et son destin intellectuel», selon Michel Surya. Pour Laurent Cauwet, la revue est victime de la même logique de rentabilité d'un marché en pleine concentration. «Les livres sont aujourd'hui considérés comme des produits de consommation immédiate. La cavalerie économique étouffe toutes les zones de liberté, et tous les outils qui créent du lien et de la pensée. Ces problèmes économiques sont en fait politiques.»
http://www.lecourrier.ch/al_dante_pas_encore_cuit