GENEVE A quelques jours du 8 mars, Journée internationale des femmes, portrait de la seule «librairie femmes» de Suisse romande.

 

Petite et chaleureuse, elle fête ses 28 ans ce printemps et s'affiche sans complexes: en vitrine, sur ses tables, sur ses rayons, les livres portent des noms et des visages de femmes. Romans et témoignages écrits par des femmes ou sur des femmes côtoient essais féministes et livres d'art au féminin. «Mais on s'est ouvertes à la littérature générale, précise Véronique Riat-Rossier, libraire à L'Inédite depuis 2001. On ne choisit pas un roman simplement parce qu'il est écrit par une femme, mais parce qu'il est de qualité.» La preuve: à côté de quelques best-sellers – il faut bien vendre – trônent des titres signés par des hommes et des albums pour enfants; plus loin, une table est consacrée aux éditeurs romands. «On essaie de les mettre en valeur. Les plus connus bien sûr, mais aussi des petits qui font un travail de grande qualité, comme Navarino ou Héros-limite.»

Véronique Riat-Rossier nous fait faire le tour du propriétaire les yeux brillants. «C'est une passion, j'adore les livres. Quand on ferme le soir, j'aimerais bien parfois ne plus y penser, me dire 'ma journée est finie', mais il y a toujours quelque chose à ramener à la maison!» La pièce sent bon le papier neuf, une douce chaleur émane des boiseries blondes. Au fond, un petit bureau donne sur un jardinet entouré d'un ancien mur de pierre. Depuis dix ans, L'Inédite occupe cette arcade de la rue Saint-Joseph, à Carouge, après une étape quelques rues plus loin. Mais l'aventure a commencé en Vieille-Ville en 1979, quand douze femmes de différents milieux décident de faire connaître la littérature féminine et féministe, «souvent oubliée ou négligée».

MILITANTES DES 70'S

Elles ouvrent une «librairie en chambre» et un espace de rencontres et de discussions au deuxième étage de la Taverne de la Madeleine. Véronique Riat-Rossier nous tend un gros classeur bourré de coupures de presse de l'époque, où l'événement est salué en des termes qui semblent vieillis: le projet est dirigé uniquement par des femmes qui veulent prouver qu'elles sont capables de se débrouiller toutes seules, nous dit-on. Pas si daté que cela, sourit la libraire. «La situation a évolué, bien sûr. Mais une femme doit encore en faire plus pour prouver qu'elle est aussi capable qu'un autre... homme.»

Les femmes à l'origine de L'Inédite ont quitté le navire, mais la librairie a gardé sa structure de coopérative. Elle est aujourd'hui présidée par Véronique Riat-Rossier, libraire depuis 20 ans. Son arrivée a coïncidé avec une professionnalisation du lieu et de «vrais salaires» ont remplacé le bénévolat. «Mais notre structure n'est pas vraiment verticale. Je gère la librairie comme si c'était la mienne. On est très libres. C'est un plaisir et un grand confort de travail.» Elle est épaulée par deux administratrices: la libraire Anne-Christine Kasser-Sauvin, traductrice de formation, et Annette Zimmermann, enseignante à la retraite qui s'occupe essentiellement du groupe de lecture. Car depuis 1981, des lectrices se réunissent pour débattre des ouvrages qu'elles ont lus et choisir ceux qui feront l'objet d'une chronique dans le fascicule A tire d'elles, édité cinq fois par an. «Elles sont très différentes, et les discussions donnent parfois lieu à des débats nourris», raconte Véronique Riat-Rossier. Enfin, l'équipe est complétée par la comptable Françoise Decroux, et l'Association de soutien à L'Inédite organise lectures et rencontres depuis 2002.

OUVERTURE

Malgré ces évolutions, L'Inédite reste fidèle à l'esprit de ses débuts. «On ne s'est jamais identifiées à une école ou à un mouvement particulier. Notre esprit, c'est d'être au plus juste pour les femmes et pour les hommes, d'éviter toute discrimination dans les deux sens», précise Véronique Riat-Rossier, dont la présence à la librairie tient d'ailleurs davantage au hasard qu'à une posture militante: «Je suis entrée un jour ici en tant que cliente, et on m'a demandé si je cherchais du travail. J'ai commencé à 40% avant de reprendre la responsabilité de la librairie. En tant que femme, je suis forcément sensible à ces thèmes mais je n'irais pas manifester dans la rue.»

Les hommes sont de plus en plus nombreux à pousser la porte de l'arcade, même si «certains nous demandent s'ils ont le droit d'entrer», s'amuse Mme Riat-Rossier. C'est que l'image d'une librairie pour les femmes tout comme l'étiquette «féministe» font un peu peur. Passants et commerçants se montrent souvent intrigués, parfois méfiants: «On n'aurait pas ce genre de réactions si on était spécialisées dans un autre domaine.»

C'est pourtant cette spécialisation qui «nous sauve», selon Véronique Riat-Rossier. Dans un contexte difficile pour les acteurs du livre, le chiffre d'affaires de L'Inédite progresse légèrement chaque année, «ce qui nous fait tenir moralement». La petitesse du lieu ne permet pas de stocker les livres, et la librairie ne commande souvent qu'un exemplaire par titre. Mais sa spécificité lui permet d'opérer des choix restreints «sans qu'on puisse nous le reprocher». Et L'Inédite garde les livres en rayon pendant au moins un an, «sauf s'ils ne se vendent vraiment pas»: un luxe qui semble inouï dans la conjoncture actuelle, où les ouvrages ne restent pas plus de quelques semaines en librairie avant de laisser la place à d'autres. «Plus de 20 000 livres ont été publiés en dix ans dans l'espace francophone. Les libraires deviennent des gestionnaires, c'est terrible.» L'Inédite s'efforce de résister à ce flux tendu et rêve d'attirer davantage de jeunes. «Il faut les sensibiliser à la démarche d'aller dans une petite librairie plutôt qu'à la Fnac.»

 

Gauloises

A Genève, les maisons d'édition littéraires sont tenues par des femmes – Marlyse Pietri dirige Zoé, Michèle Stroun Metropolis et Francine Bouchet La Joie de Lire. Encore un hasard? «L'émergence de ces structures s'est faite sans concertation, précise Véronique Riat-Rossier. Mais c'était une période où les femmes se sont beaucoup mobilisées.» Le phénomène est le même en France, où les éditrices sont souvent à la tête de maisons respectables. L'Inédite représentera d'ailleurs les éditions Sabine Wespieser et Joëlle Losfeld au prochain Salon du livre de Genève. Et si la Librairie des femmes, pionnière du genre fondée à Paris en 1973, a dû fermer boutique, «ici, on résiste. Comme cet irréductible petit village gaulois...»

 

Samedi 3 mars 2007 à 11h, L'Inédite invite des chercheuses en études genre à présenter leurs dernières publications: Martine et Corinne Chaponnière, La Mixité: des femmes et des hommes, Anne Dafflon Novelle, Filles-garçons: socialisation différenciée?, Edmée Ollagnier et Claudie Solar, Parcours de femmes à l'Université: perspectives internationales.

Librairie L'Inédite, 15 rue Saint-Joseph, Carouge (GE). www.inedite.com, tél: 022 343 22 33.

http://www.lecourrier.ch/librairie_l_inedite_bonnes_feuilles