RENTRÉE LITTÉRAIRE Dans un contexte de concentrations et de libre marché de l'édition, de plus en plus de livres sont publiés chaque année en France. Les éditeurs indépendants s'organisent pour survivre et préserver la diversité culturelle.

La déferlante de la rentrée littéraire a encore pris de l'ampleur cette année en France, avec 727 livres annoncés, soit 43 de plus qu'en 2006: 493 romans français, 102 premiers romans, 234 ouvrages étrangers dont 113 anglo-saxons. Ces chiffres sont communiqués par la base de données bibliographiques Electre, qui collecte et recense les «à paraître» envoyés par les éditeurs. «La mesure est assez juste», selon Isabelle Bourgueil, directrice de la maison indépendante L'Or des fous. «Mais je pense qu'on sera plus proche des 2000 romans: beaucoup n'envoient pas de «à paraître», et dans les deux prochains mois sortiront sans doute des livres encore non annoncés.»

Si environ 70 000 nouveautés (tous domaines confondus) sont publiées chaque année dans l'Hexagone, la rentrée de septembre se concentre sur les romans dans une frénésie suscitée par la course aux prix: les gros éditeurs produisent beaucoup en tablant sur le succès de quelques titres. Mais l'augmentation du nombre de parutions s'accompagne d'une baisse moyenne des tirages, donc d'une baisse moyenne des ventes. «Les grands éditeurs essaient de compenser cette tendance par l'augmentation du nombre de titres, afin de conquérir des parts de marché au détriment des autres éditeurs, explique Francis Combes, président de l'association L'autre Livre1 et directeur des Editions Le Temps des Cerises. «C'est une véritable fuite en avant.» Dans cette logique de marché, le système – «une machine à produire du papier» – fonctionne notamment grâce aux libraires: ils financent la production éditoriale en achetant les offices des gros éditeurs, qu'ils mettent en rayon avant de renvoyer les invendus après quelques semaines. «Le roulement est important et l'argent circule», note Francis Combes.

 

ROLE CRUCIAL DES INDEPENDANTS

Les petits éditeurs sont nombreux à ne pas prendre part à cette fièvre automnale. «Je ne sors rien pour la rentrée, dit Isabelle Bourgueil, qui publie environ quatre titres par an. De toute manière, après quinze jours, les livres ne sont déjà plus en librairie.» Même son de cloche chez l'éditeur Michel Chandeigne. «Etre indépendant signifie être en marge, c'est un choix qui a un prix. Nous publions un ouvrage d'histoire parce qu'il est prêt. Ce qui se passe à la rentrée ne nous influence pas.»

Parmi les 3000 éditeurs professionnels recensés en France, les indépendants sont majoritaires, selon Francis Combes – un avantage du point de vue de la liberté éditoriale, mais un handicap pour la distribution et la promotion. «Ils produisent 10% des livres mais réalisent à peine 1% du chiffre d'affaires de la profession. Leur production ne pèse rien économiquement.» Plus de la moitié du chiffre d'affaires de toute l'édition française est le fait de deux géants, Hachette et Editis (lire ci-après). Viennent ensuite les Gallimard, Seuil et autres Flammarion. Il reste peu de place pour les moyens, petits et très petits éditeurs, qui peinent à vivre de leur profession. L'enseigne Chandeigne par exemple, qui publie six à dix livres par an, survit grâce à sa double activité de librairie et édition.

Si les petits indépendants manquent de moyens, ils ont une force: leur passion. Pour Francis Combes, «sans ignorer les lois du marché, leur rôle est de résister. Car ils ont une responsabilité particulière.» Leur travail est crucial dans certains secteurs: recueils de poésie, essais, ouvrages de philosophie, d'histoire régionale ou liés aux mouvements sociaux ne verraient pas le jour sans l'engagement de quelques-uns. «Lancée dans sa course au succès, la machine éditoriale abandonne des pans entiers du patrimoine littéraire, remarque Francis Combes. Il est devenu difficile de trouver un livre de Romain Rolland, par exemple (Prix Nobel de littérature en 1915, ndlr). Le rôle des petits éditeurs est aussi de faire revivre ce fonds.»

 

CONTROLE DES IDEES

Leur importance culturelle semble donc inversement proportionnelle à leur poids économique. L'essentiel de la presse et de l'édition est aujourd'hui entre les mains de la haute finance et de l'industrie (Lagardère, Sellière, Dassault, Rothschild). Cette situation de quasi-monopole n'est pas sans conséquences du point de vue économique, mais aussi culturel et démocratique: «L'édition joue un rôle essentiel dans la production et la circulation des idées; son contrôle est donc utile à qui entend exercer une influence dirigeante sur l'économie et la société», écrit Francis Combes dans le livre blanc Pour l'édition indépendante 2.

La concentration du marché et l'emballement de la production littéraire créent un phénomène de censure par abondance. «En tant que lecteur, je dirais qu'il n'y a jamais trop de livres, explique M. Combes. Mais aujourd'hui, il n'y a pas assez de bons livres et trop de livres qui ne sont que des produits.» Des oeuvres majeures sont noyées dans l'avalanche des parutions. Les libraires et les critiques ratent forcément des perles rares. «Des livres médiocres, éphémères mais visibles – sur des people ou des personnalités politiques –, ont plus facilement leur vitrine dans les médias, regrette Francis Combes. Les plus diffusés sont les plus anecdotiques.»

Une logique de «prêt-à-porter du livre» qui mène à l'appauvrissement de la pensée et à l'uniformisation des discours, note Isabelle Bourgueil. «Et c'est un vrai scandale écologique, des tonnes de papier finissent au pilon. Passer de la poubelle à la reconnaissance tient à peu de choses, on est très fragile», glisse l'éditrice, qui illustre son propos par une anecdote. «J'avais envoyé à France Culture un bel ouvrage de poésie d'un grand auteur élisabéthain du XVIe siècle. Le journaliste avec lequel j'étais en contact m'a dit qu'il l'avait retrouvé dans une poubelle. France Culture lui a ensuite consacré une émission d'une heure et demi.»

L'échauffement du système pose une autre question de fond: «Le livre devrait offrir un espace de réflexion et de pensée, le temps nécessaire pour imaginer. Il nécessite une lenteur.» Pour M. Combes, l'évolution du marché est en contradiction complète avec l'essence même du livre.

1 www.editeurs-lautrelivre.net

2 Francis Combes, Pour l’édition indépendante, Ed. L’autre Livre, 2006, 66 pp.

 

L'«alterédition» contre-attaque

Depuis quelques années, les éditeurs indépendants ont commencé à unir leurs forces – une petite révolution, car la profession est marquée par une forte tradition d'individualisme. En 2003, l'association L'autre Livre se crée dans le but d'organiser un salon des éditeurs indépendants – dont la 5e édition attend en décembre une centaine de maisons. Sa pétition pour des tarifs postaux en faveur du livre vient de récolter 6000 signatures. «Nous voudrions devenir un lieu d'entraide», explique son président Francis Combes. Initiée en 2001, l'Alliance des éditeurs indépendants a mis en place un réseau international dont les 70 membres (de 40 nationalités) se rencontrent régulièrement. L'Alliance défend la «bibliodiversité» et la «circulation des idées», et s'attache à promouvoir des accords commerciaux solidaires, en développant par exemple des coéditions sous le label «livre équitable». Autre exemple dans la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur: seize éditeurs ont fondé en 2002 Editeurs sans frontières, pour promouvoir les échanges commerciaux de ses membres au niveau international.

L'UNION FAIT LA FORCE

Les pouvoirs publics se sont aussi émus de la situation de l'édition indépendante. «Il y a eu beaucoup de discours, de colloques et de larmes de crocodile, raconte Francis Combes. On a publié notre livre blanc Pour l'édition indépendante, on a été reçus et entendus par l'ancien gouvernement.» Mais depuis une année, les gros éditeurs connaissent des difficultés et on observe un durcissement envers les petits. «Certains PDG ont déclaré que nos livres encombraient les librairies!»

Aujourd'hui, les associations d'éditeurs indépendants envisagent de se regrouper, et de désigner un comité afin de les représenter plus efficacement. Le livre blanc tout comme la «Déclaration internationale des éditeurs indépendants pour la protection et la promotion de la bibliodiversité»1 formulent des demandes et esquissent des pistes d'avenir. Contre la standardisation des contenus, la Déclaration réclame par exemple un fonds pour l'aide à la traduction, prône la coédition et la cession de droits dans une optique solidaire avec les pays moins développés, et demande aux Etats de «protéger les industries culturelles indépendantes» par des lois en faveur du livre (prix unique, encouragements fiscaux, achats de livres par les collectivités publiques, tarifs préférentiels pour le transport, régulation des structures de distribution, etc).

Le livre blanc propose quant à lui un allégement des charges sociales et une réforme du système des aides à la création, et se penche sur le problème de la distribution. «Les distributeurs privés sont tous liés à de grandes maisons, ce qui génère des situations très inégales en matière de diffusion», explique Francis Combes. L'idée serait de créer un grand service mutualisé de distribution du livre. Conscient que cette sorte d'outil parapublic est pour l'instant musique d'avenir, L'autre Livre demande aux pouvoirs publics «de soutenir les éditeurs qui se regroupent pour centraliser leur distribution». Car des expériences existent2, mais certaines n'ont pas survécu aux difficultés économiques. L'association attend d'être reçue par le nouveau gouvernement. En espérant qu'il sera prêt à soutenir l'«alterédition».

1 L’Alliance des éditeurs indépendants a organisé des Assises internationales de l’édition indépendante, du 1er au 4 juillet dernier à Paris. 75 éditeurs de plus de 45 pays – dont des représentants de collectifs regroupant plus de 465 maisons d’édition – ont formulé des propositions pour l’avenir dans une «Déclaration internationale des éditeurs indépendants». www.alliance-editeurs.org

2 Atheles, par exemple, est une structure de diffusion via internet qui regroupe treize éditeurs indépendants – dont Agone et deux suisses, Héros-limite et La Dogana.

LIRE: Gilles Colleu, "Editeurs indépendants: de l’âge de raison vers l’offensive?", Ed. Alliance des éditeurs indépendants, 2006, 160 pp. "Des paroles et des actes pour la bibliodiversité", collectif, Ed. Alliance des éditeurs indépendants, 2006, 288 pp. A commander au tel. +33 1 43 14 73 66.

 

Papivores

Hachette est un groupe multinational. Détenu par Lagardère, qui contrôle le géant européen de l'aéronautique Matra et des industries d'armement, il pèse plus de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires (CA). Sur les 2,9 milliards de CA réalisés par l'édition en France en 2005, Hachette en pesait 1 milliard 431 millions.

Hachette possède:

- des médias, dont Europe 1 et 2, Paris Match, Elle, des quotidiens régionaux, la chaîne Canal J, etc.;

- des maisons d'édition, dont Grasset, Lattès, Calmann-Lévy, Stock, Fayard, Hatier, Dalloz, Armand Collin, Larousse, Mille et une nuits, Pauvert, Mazarine, Hazan, Marabout, les Guides bleus, le Livre de poche, etc.;

- des points de distribution et diffusion: Relais H, Virgin, les Furet du Nord, Maisons de la presse, etc.

Editis a fait 717 millions d'euros de CA en 2005. Il appartient à la Financière De Wendel, dirigée par le baron Sellière, ancien président du MEDEF qui contrôle plusieurs entreprises liées à la sidérurgie. Outre son pôle de distribution Interforum, il contrôle Les Presses, Solar, Belfond, Omnibus, le Pré aux clercs, Pocket, 10/18, Fleuve noir, Plon, Perrin, Orban, Robert Laffont, Fixo, Julliard, Seghers, Nil, La Découverte, Les Presses de la renaissance, Nathan, Le Robert, Bordas, Le Cherche-Midi, etc.

D'autres grands groupes, issus de maisons familiales, ont un CA de 200 à 300 millions d'euros:

Le Seuil, racheté par les éditions La Martinière, propriété des financiers Wertheimer qui contrôlent notamment Chanel du groupe L'Oréal. La Martinière possède L'Olivier, La Baleine, les Empêcheurs de penser en rond, et a des parts dans Métailié, Taillandier, Esprit... Sa société de distribution distribue Minuit, Christian Bourgois, José Corti, Autrement, Liana Levi, Textuel, etc.

Gallimard a récupéré la totalité de ses parts mais est lié à la BNP et a des intérêts dans TF1. Il contrôle POL, la Table ronde, Quai Voltaire, Joëlle Losfeld, etc.

Flammarion, racheté par un groupe de presse italien, contrôle Aubier, Casterman, J'ai lu, Librio, et a des participations dans Actes Sud et les PUF.

Albin Michel (Magnard, Millepages...) est lié à Canal Plus.

(Source: Francis Combes, Pour l'édition indépendante, 2006.)

 

http://www.lecourrier.ch/marche_detraque

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