INDE Consacrée aux «Orients extrêmes», la Fureur de lire, à Genève, explore ce samedi la littérature indienne. Aperçu de cet immense territoire avec deux éditeurs.

 

Plus de 1600 langues dont 18 officielles, 12 alphabets différents, autant de systèmes éditoriaux que de régions linguistiques: si l'Inde a mille visages, que dire de sa littérature? En Occident, elle suscite depuis quelques années une vague d'intérêt sans précédent, portée par des auteurs tels que Salman Rushdie, Amitav Gosh ou Arundhati Roy. Qu'ils vivent dans le sous-continent ou fassent partie de la diaspora, ces écrivains ont un dénominateur commun: ils écrivent en anglais. Samedi à Genève, la Fureur de lire accueille deux éminents représentants de cette littérature anglo-indienne en pleine effervescence: Tarun Tejpal et Shashi Taroor, auteurs respectivement de Loin de Chandigarh et du Grand Roman indien, dialogueront ce soir à la Maison communale de Plainpalais avec Marc Parent, directeur du domaine littérature étrangère chez Buchet-Chastel et grand amoureux de l'Inde.

On assiste à un «véritable renouveau littéraire dans le champ de la littérature anglo-indienne», confirme l'éditeur français Philippe Picquier. Depuis vingt ans, il publie des auteurs chinois, japonais ou coréens et, depuis une dizaine d'années, indiens. «Auparavant, nous étions prisonniers de quelques gros agents littéraires internationaux qui contactaient toujours les mêmes grands éditeurs. Aujourd'hui le choix est vaste et correspond davantage à la réalité.» Deux phénomènes sont à l'origine de la nouvelle visibilité des lettres indiennes: le développement de l'édition sur place, conséquence de la forte croissance économique du sous-continent (lire ci-après); et la curiosité de lecteurs occidentaux libérés des clichés de l'exotisme, avides d'entendre des voix multiples, singulières et universelles, selon Philippe Picquier. «Ces lecteurs n'ont plus besoin d'une Chine de lanternes rouges, d'un Japon de cerisiers en fleurs et d'une Inde à la sauce curry.» Reste que les auteurs lus en Occident ne sont que l'arbre qui cache la forêt des lettres indiennes: car si l'édition anglophone a pu se déployer à l'échelle du sous-continent et au-delà, la littérature en langues hindi, tamoul, bengali, ourdou ou mayamala demeure une vaste terra incognita pour le lecteur occidental.

 

LANGUE METISSEE

Il existe une véritable tradition du roman anglais en Inde, et l'anglo-indien est à considérer comme une langue à part entière, qu'il faut ajouter à la vingtaine de langues régionales officielles avec leur culture et leur littérature propres, explique Marc Parent. «Il s'agit d'une langue métissée, amplifiée, mâtinée pour épouser les contours excessifs de la réalité indienne qui est à la fois grave et bouffonne, violente, tragi-comique. Ainsi l'anglo-indien a repoussé les limites de l'anglais, dont la rigidité et la retenue ne sauraient saisir ce monde foisonnant, captivant et fabuleux.» Salman Rushdie parlait d'hinglish, ou de «chutneyfication de l'anglais». Tarun Tejpal a vendu 60 000 exemplaires de Loin de Chandigarh, «un roman rempli de termes en hindi qui adaptent l'anglais à la réalité folle de l'Inde. La langue qui devait asservir le continent a été asservie par les écrivains, se réjouit Marc Parent. Une belle revanche!»

 

MYTHE ET MODERNITE

La littérature indienne est nourrie de la réalité du pays, et décrire sa complexité est un réel défi. Cette mosaïque culturelle et religieuse de plus d'un milliard d'habitants est peut-être «la plus belle démocratie du monde», selon M. Parent. «Il y a 80% d'hindous et, à la tête du gouvernement, un musulman, un sikh, une catholique.» Les écrivains anglo-indiens abordent les sujets de société au fur et à mesure de leur apparition. La mainmise des fonctionnaires britanniques sur le pays, l'administration coloniale, l'intimité de la famille indienne, les castes, la condition des femmes, la sexualité, les tensions entre communautés religieuses, sont au coeur de récits qui tressent l'ancien et l'actuel, embrassent mythes et modernité. On y devine souvent l'architecture des grandes épopées indiennes: à l'image du pays, la littérature anglo-indienne est écartelée entre un présent en pleine mutation et une tradition littéraire millénaire. «L'idée du 'Grand Roman indien' fait toujours partie du projet d'un auteur», explique Marc Parent: il s'agit d'exprimer l'immense diversité de l'Inde tout en étant ancré dans sa grande tradition narrative. «Je pense qu'une tradition littéraire structurée par des mythes tend à l'universel, dit-il. Et toute la littérature indienne vient du Mahâbhârata.»

Shashi Tharoor, dans Le Grand roman indien, ou Tarun Tejpal dans Loin de Chandigarh, puisent aux sources de cette littérature. Les références au Mahâbhârata se retrouvent même dans la non-fiction. Bombay Maximum City, un document sur la ville de Bombay signé Suketu Mehta, «se lit comme une narration, sans un moment d'ennui», note Marc Parent.

C'est selon lui la raison pour laquelle les lettres indiennes touchent les lecteurs occidentaux, en mal de grandes histoires universelles: «La tradition littéraire indienne ne s'est jamais interrompue depuis des milliers d'années, contrairement à celle de la France par exemple, brisée par des ruptures, des révolutions, des guerres. Et la littérature française s'essouffle: elle n'est plus reliée à de grandes histoires universelles et reste concentrée sur des choses très locales, nombrilistes.»

 

ECRIVAINS INTIMES

Bercé par le Mahâbhârata plus que par la Bible grâce à une grand-mère qui a vécu 70 ans dans un ashram, Marc Parent se passionne pour les textes «écrits de la peau même de l'Inde, par ceux qui y vivent». Les auteurs de la diaspora l'intéressent moins. «Elle est souvent nourrie de cet entrelacs entre l'Occident et l'Inde. Ses thèmes de prédilection – l'immigration, l'implantation, les regards croisés entre deux cultures – sont abordés par d'autres diasporas dans le monde. Tandis que les écrivains qui vivent en Inde ont une langue qui contient cette incroyable réalité indienne.»

Mais cette dimension mythique n'est pas le terreau de tous les auteurs. Philippe Picquier a une préférence pour des voix plus intimistes et personnelles. «J'aime ce côté 'grands raconteurs d'histoires', présent aussi en Chine. Mais j'ai trouvé d'autres voix en Inde, d'autres styles et d'autres façons de raconter.» S'éloignant des sentiers battus de l'exotisme, il publie des romans qui ne mettent pas forcément en scène «l'Inde qu'on attend», dans son étrangeté cosmopolite et bruyante: «Je recherche d'abord des stylistes. Ce qui m'importe n'est pas la mise en scène, le décor, mais la sensibilité et le regard de l'auteur; ce qu'il a à dire, et surtout comment il le dit.» Les Editions Picquier publient beaucoup de femmes. Anita Nair, Radhika Jha, Shashi Deshpande, Baby Halder, Bulbul Sharma... «Elles ont une écriture beaucoup plus précise, plus calme et moins grandiloquente, qui rend compte des variations de la conscience. Mais elles sont tout aussi universelles puisqu'elles touchent à des choses très intimes. Anita Nair parle de l'âme profonde de l'Inde, du quotidien. Je la sens proche de nous lorsqu'elle raconte même des banalités.» Et de citer encore Amit Chaudhuri: il écrit des «variations mélodiques sur la conscience de soi qui se nourrissent de préoccupations universelles», et peut noircir des pages entières sur une sieste à Calcutta.

Entre les «raconteurs d'histoires» et les autres, le choix est vaste. Marc Parent comme Philippe Picquier vont à la rencontre des éditeurs et des auteurs dans les salons du livre et les festivals de littérature en Inde, tissent des contacts avec des lecteurs sur place. «Je me promène dans la littérature indienne comme dans une ville étrangère où j'emprunterais des voies détournées, explique Philippe Picquier. Je vais vers des personnes qui me conseillent et me guident dans la forêt des écrivains.»

 

Deux mots d'histoire

La littérature indienne plonge ses racines dans une tradition millénaire. Elle est d'abord religieuse: les Védas ont été écrits en sanskrit il y a 4000 ans par des prêtres-poètes adorateurs des divinités de l'aube, des montagnes et des rivières, originaires des tribus indo-européennes qui ont conquis le bassin de l'Indus. Les Upanishad, spéculations philosophiques, éclairent différentes parties des Védas.

Durant le premier millénaire avant Jésus-Christ, les épopées sanskrites du Ramayana et du Mahâbhârata relatent guerres et paix, mêlant mythe et vérité historique, réel et merveilleux. Le Mahâbhârata est souvent considéré comme le plus grand poème du monde avec ses 250 000 vers - quinze fois plus que L'Iliade – répartis en dix-huit sections. Ce livre sacré, «grande geste» des Bhârata, raconte le conflit fratricide opposant deux clans d'une même tribu aryenne, les Bhârata. Les faits se seraient déroulés environ 2200 ans avant J.-C. Au noyau guerrier se greffent des milliers d'épisodes adventices, des récits indépendants, des poèmes dans le poème. «Une grande puissance émane de ces textes mythologiques et mythiques, note Marc Parent. Leur dimension religieuse s'apparente plutôt à un way of life, la religion hindouiste étant une philosophie de vie.»

Tradition anglophone

Le courant moderne des lettres indiennes naît au tournant du XIXe siècle, au contact de l'Europe et de ses penseurs. Le Bengale possède alors une littérature de premier plan. Romanciers, nouvellistes ou poètes domestiquent les formes occidentales pour exprimer le bouillonnement social et intellectuel de l'Inde aux prises avec la modernité. Bankim Chandra Chatterjee traite de thèmes nationalistes, d'intrigues romantiques et historiques. L'oeuvre de Rabindranath Tagore, au confluent de l'Inde et de l'Occident, du séculier et du spirituel, sera consacrée par le prix Nobel de littérature en 1913.

Les premiers romans en hindi, ourdou, telugu, tamoul, malayalam, gujarati ou oriya datent de la seconde moitié du XIXe siècle. En 1864 paraît le premier roman indien en anglais, mais le genre connaît son véritable essor à partir des années 1930, avec la génération de R.K. Narayan, Mulk Raj Anand et Raja Rao, qui donnent naissance à une littérature originale. A partir des années 1980, à la suite de V.S. Naipaul (prix Nobel 2001) et Salman Rushdie, apparaissent une pléiade d'écrivains installés pour la plupart à l'étranger: Amitav Ghosh, Shashi Tharoor, Vikram Seth, Rohinton Mistry, Upamanyu Chatterjee, Amit Chaudhuri, Bharati Mukherjee ou Githa Hariharan.

La publication en 1997 du Dieu des petits riens d'Arundhati Roy marque l'entrée en scène d'une autre vague d'écrivains indiens anglophones, résidant en Inde: citons Tarun Tejpal, Rana Dasgupta, Indrajit Hazra, Ruchir Joshi, Radhika Jha, Raj Kamal Jha, Anita Nair, Lavanya Sankaran ou encore Allan Sealy. 

 

Boom de l'édition

Le dynamisme de l'édition indienne, assoupie par des années de colonialisme, est relativement récent. En 1991, la dévaluation de la roupie et la très forte hausse des prix des livres importés qui en a découlé ont ouvert un nouvel espace aux éditeurs indiens, qui ont renforcé et amélioré leurs capacités à proposer leurs propres créations. Chaque région linguistique possède son propre système éditorial, ses auteurs et ses éditeurs. «En Inde, le centre est partout», résume Philippe Picquier. Il y a vingt ans, 80% de la production était destinée aux écoles, aux universités et aux bibliothèques. Aujourd'hui, essais politiques ou d'actualité, biographies, romans à succès, best-sellers mondiaux et ouvrages d'auteurs indiens connus se vendent très bien en Inde.

Classe moyenne lectrice

L'édition indienne est «embryonnaire, mais en plein essor, explique Marc Parent. Son potentiel de développement est encore immense.» La croissance économique a fait émerger une classe moyenne qui a permis l'essor de la littérature générale et le succès de maisons comme Penguin India ou Harper Collins. «Elle compte 300 millions de personnes, sans doute 500 millions d'ici cinq ou sept ans», selon Marc Parent, ce qui laisse présager d'une augmentation du lectorat.

L'anglais est parlé aujourd'hui par environ 3% de la population, et surtout dans les classes supérieures, tandis que 40% parle hindi. Bien que les plus grands éditeurs soient anglophones, «ils ont accès à un marché étroit, selon Philippe Picquier. Publier en hindi touche davantage de lecteurs.» Mais l'anglais, moyen d'ascension sociale, est de plus en plus parlé.

Pour l'heure, le vaste potentiel littéraire indien reste difficilement accessible pour les professionnels étrangers, mais aussi pour les Indiens eux-mêmes: les traductions entre les différentes langues indiennes sont rares, les traducteurs peu nombreux. «Mais un livre sort de sa région linguistique s'il a un potentiel, explique Philippe Picquier. Il arrive que les petits éditeurs amènent à la surface des écrivains des langues vernaculaires en les traduisant en anglais pour intéresser davantage de régions du pays.» Ces textes ont ainsi des chances de parvenir à toucher un éditeur occidental, et à vivre au-delà des frontières. Ainsi Buchet-Chastel publiera prochainement un livre traduit de l'ourdou, signé Saradath Manto, un maître de la nouvelle très lu en Inde et au Pakistan.

 

La Fureur de lire, «Orients extrêmes», www.fureurdelire.ch

Vendredi 21 et samedi 22 septembre 2007.

Maison communale de Plainpalais, rue de Carouge 52, Genève:

- 15h: Tarun Tejpal et son magazine Tehelka.

Interview-débat en collaboration avec Reporters sans frontières - Suisse.

- 20h: soirée littéraire indienne avec Tarun Tejpal et Shashi Tharoor, animée par Marc Parent autour du concept du Grand Roman indien et de la non-fiction émergente.

- 23h30: soirée DJ Bollywood animée par Yvonne Harder et Rajiv Baghavan.

Bibliothèque des Pâquis, rue du Môle 15-17:

- 10h: Les Contes de l'Inde, par Catherine Zarcate. Dès 8 ans.

Librairie Le Vent des Routes, rue des Bains 50:

- 11h: rencontre avec Shashi Tharoor et Tarun Tejpal. Thali végétarien (buffet payant), danse indienne, diaporama.

A lire.

Tarun Tejpal, Loin de Chandigarh, Ed. Buchet-Chastel, 2005. Sorti en poche.

Shashi Tharoor, Le Grand Roman indien, Le Sourire à cinq dollars, L'Emeute, L'Inde: d'un millénaire à l'autre 1947-2007.

Parutions 2007.

Kiran Nagarkar, Le Petit soldat de Dieu, Ed. Buchet-Chastel.

John Shors, Sous un Ciel de marbre, Ed. Buchet-Chastel.

Gurcharan Das, Le Réveil de l'Inde, Ed. Buchet-Chastel.

Pankaj Mishra, Désirs d'Occident, Ed. Buchet-Chastel.

Shashi Deshpande, Question de temps, Ed. Picquier.

Baby Halder, Une vie moins ordinaire, Ed. Picquier.

Bulbul Sharma, Mes Sacrées Tantes, Ed. Picquier.

Uzma Aslam Khan, Transgression, Picquier Poche.

Suhayl Saadi, Psychoraag, Ed. Métailié.

 

http://www.lecourrier.ch/dans_la_foret_du_roman_indien