VIRTUEL Le raz-de-marée du livre électronique est annoncé pour 2008. Il devrait transformer les habitudes de lecture sans signer pour autant la mort du livre papier.
Le livre électronique fait partie d'un système global qui combine l'appareil lecteur et le chargement de livres et de journaux. Ainsi en novembre, le libraire en ligne Amazon a lancé son livre électronique aux Etats-Unis, le Kindle, et annoncé la mise à disposition de 90 000 livres téléchargeables en moins d'une minute sur son site internet. Vendu 399 dollars, le Kindle a suscité un véritable raz-de-marée et s'est vite trouvé en rupture de stock. La presse s'en mêle On prévoit que la vente de cette nouvelle génération de readers devrait exploser en Europe courant 2008. Ses applications semblent infinies, autant dans le domaine de la grande distribution, de l'affichage publicitaire que de la presse. En France, c'est d'ailleurs un journal, le quotidien économique Les Echos, qui fait office de pionnier. Depuis juin dernier, il propose des abonnements annuels de 649 ou 769 euros sous forme de pack: il comprend un reader e-paper (l'iLiad de iRex ou le Reader Les Echos, importé de Chine et amélioré par le journal), 24 livres numériques, et un accès à l'édition des Echos et aux dépêches de l'AFP, réactualisées automatiquement toutes les heures via le réseau wi-fi ou en se connectant à un ordinateur relié à Internet. Une opération menée en partenariat avec l'AFP, Flammarion, le Guide du routard, les Editions M21, Nathan, Pearson Education... «Depuis le lancement officiel en septembre 2007, nous avons 1000 abonnés à cette version», selon son directeur Philippe Jannet, qui préside aussi le Groupement des éditeurs de services en ligne. Les Echos conseille ses confrères de la presse quotidienne – Le Monde, Libération, etc. – qui se préparent à lancer un abonnement sur le reader. «Courant 2008, tous les grands journaux s'y seront mis.2»
En Suisse, le groupe Edipresse suit de près l'expérience des Echos. Il n'a pas encore de formule toute prête ni de projet précis, mais a «mis sur pied un groupe de veille technologique, explique Michel Berney, directeur Services et imprimerie. Depuis deux ans, il s'informe et surveille les évolutions technologiques, «très rapides mais pas encore mûres»: «On est prêt, on s'intéresse et on se tient au courant, mais on n'a pas envie d'essuyer les plâtres», conclut Michel Berney. Craintes des acteurs du livre Cela fait quelques années que le débat fait rage entre les partisans des nouvelles technologies et les acteurs traditionnels de la chaîne du livre (éditeurs, bibliothécaires et libraires). Il est important que ces derniers «s'emparent de ces questions et de leurs enjeux et ne laissent pas le marché aux mains des milieux de l'informatique», note Lorenzo Soccavo. La chaîne du livre ne risque-t-elle pas d'être ébranlée par ce nouveau support? Pour M. Soccavo, il faudrait concevoir «de nouveaux services éditoriaux, de nouveaux modèles de diffusion et de vente des livres qui tiennent compte à la fois du phénomène de dématérialisation et des nouvelles attentes, des nouvelles habitudes, des nouveaux usages des lecteurs». Pour l'heure, nombre de questions ne sont pas résolues. Certains craignent une fragilisation des librairies face à cette concurrence. Que deviendrait leur rôle de médiateurs culturels? Aux Etats-Unis, Amazon vend les nouveautés et des best-sellers à 9,99 dollars, les classiques à 1,99 dollar, soit largement au-dessous des prix du livre papier (environ 25$). Le bas tarif des livres numériques pourrait aussi poser problème en France, bien que le prix unique du livre protège le marché. Les éditeurs n'auraient cependant pas intérêt à déstabiliser le secteur de la librairie, qu'ils savent fragile. Ainsi Gallimard propose déjà certaines nouveautés en format numérique au même prix que leur version papier, et moins chers seulement les ouvrages qui ne sont plus soumis au droit d'auteur.
Amazon justifie cette différence de prix par un usage différent du livre électronique: afin d'éviter une dissémination des textes et de protéger les droits d'auteur, il est impossible de s'échanger les textes numériques. L'utilisateur ne pourra pas les transférer sur un nouvel appareil. Reste que, au gré des évolutions technologiques, le risque de piratage existe. Complémentarité En Suisse romande, les éditeurs et les libraires indépendants ne se préoccupent pas encore de la question. «C'est un support de plus, qui ne va pas menacer le livre papier», note Laura Sanchez, à la librairie genevoise du Boulevard. «Nous n'avons pas les moyens ni l'énergie d'y réfléchir, c'est encore trop théorique. Comment se fera le téléchargement des livres? En quoi les librairies seront-elles concernées? J'imagine qu'on ne va pas vendre des livres sous forme de puces électroniques, tout devrait se passer à travers Internet...»
Mais les grands se préparent. En Suisse, la librairie alémanique Orell Füssli commercialise l'iLiad et propose une bibliothèque de 20 000 titres. Le prix de l'appareil est encore élevé (1048 francs), mais devrait être divisé par trois d'ici à quatre ou cinq ans. Côté romand, la Fnac compte se positionner sur ce marché mais attend les propositions des fournisseurs: «Il n'existe pour l'instant que trois marques disponibles, et aucune ne nous a encore contactés», explique Adeline Gadomski, cheffe Produit Livre. Les readers feront sans doute leur apparition en rayon dans les prochains mois.
Pour Pascal Vandenberghe, directeur de la librairie Payot en Suisse romande, le reader sera un canal de diffusion supplémentaire, tout comme l'est déjà la vente de livres sur Internet – dont les analystes estiment qu'elle se stabilisera autour des 15% de parts du marché. «Je pense que le livre électronique sera complémentaire au livre papier, note-t-il. Mais même s'il vient grignoter la vente des livres papier, nous devons être présents dans les deux supports et suivre l'évolution en direct.» Il remarque que tout comme la vente en ligne, le téléchargement évite d'avoir à stocker les livres reçus et payés à l'avance aux éditeurs. Cet avantage en terme de trésorerie pourrait permettre de «soutenir les autres activités de la librairie». Payot devrait commercialiser l'iLiad d'ici à l'été prochain. Un délai qui se justifie par le problème de l'approvisionnement et du choix des sources pour les contenus, encore peu diversifiés. Peu de contenu littéraires C'est que dans le domaine littéraire francophone, les ouvrages disponibles sont peu nombreux. «Beaucoup de textes sont numérisés sur le net, mais pas forcément édités commercialement, explique l'éditrice française Constance Krebs. Aucun éditeur classique de littérature générale n'a une correspondance numérique de son catalogue sur le net.» Les grands éditeurs français ont donc accéléré la numérisation de leurs livres, à travers le projet de bibliothèque numérique universelle de Google ou dans le cadre du programme de la Bibliothèque nationale de France (BNF). La commission Politique numérique du Centre national du livre a en effet retenu 18 éditeurs pour participer au premier test de numérisation d'ouvrages sous droits entrepris par la BNF. Ils confieront 9000 titres de leurs fonds. Logique économique Cette numérisation n'est pas liée à l'arrivée du livre électronique. Mais selon Thierry Discepolo, des Editions Agone – la seule petite structure à participer au projet –, «les multinationales des trois grands éditeurs ont fait du lobbying auprès de l'Etat, afin d'utiliser la manne publique pour numériser leurs fonds et en tirer profit ensuite.» Et de relever que le fait «qu'il n'y ait que de grands groupes qui s'intéressent aux readers montre qu'il s'agit d'abord de spéculation».
Pour lui, il est encore difficile de s'imaginer ce que changera l'arrivée du livre électronique: différents appareils existent, ainsi que différents formats de contenus. «Et le livre papier a des qualités qui ne vont pas disparaître demain.» Ainsi l'essentiel de la production d'Agone demeurera sur format papier. Reste que le nouveau support sera un avantage pour certains types de livres et d'usages, notamment dans le cadre professionnel ou académique. «Il n'y aura pas substitution, mais extension des possibles usages d'un texte», conclut M. Discepolo.
A nouveaux supports, nouveaux contenus
L'avenir du livre électronique est peut-être de sortir du paradigme du livre papier: un système fermé, sans possibilité d'actualisation ni de participation, sans contribution ou interaction entre les lecteurs et les auteurs. Il s'agirait alors de créer des contenus qui tirent profit des possibilités apportées par les nouveaux dispositifs de lecture. «Tandis que l'édition a de la peine à survivre, c'est un monde qui s'ouvre», relève avec enthousiasme l'éditrice Constance Krebs, auteure d'un chapitre sur la littérature dans Gutenberg 2.0. Elle lancera bientôt A mon tour, qui éditera des romans maniant les supports numériques, à télécharger en ligne.
A quand le multimédia ?
En induisant de nouvelles manières de lire, le livre électronique pourrait donc influencer la forme des récits, c'est-à-dire la création littéraire elle-même. C'est ce qui s'est passé à l'arrivée d'Internet, qui a modifié le rapport à la lecture, au texte et à l'auteur: les littératures numériques qui s'y sont développées sont nées des possibilités ouvertes par les nouvelles technologies. Récits collectifs et interactifs, narrations hypertextuelles offrant un parcours non linéaire, structures cinétiques qui jouent avec la dimension temporelle et le multimédia, récits algorithmiques où le texte est généré en temps réel...Ces nouvelles formes de narration sont pour l'instant l'apanage du net. Le livre électronique est encore statique: il ne permet de lire que du texte (en format pdf, txt, prc), un peu de son, la couleur fera bientôt son apparition... Mais les évolutions technologiques sont rapides, et «le jour est proche où il accueillera du multimédia, prédit Constance Krebs. Cela transformera sans doute les formes d'écriture.»
Enfin, le secteur non littéraire devrait également s'ouvrir à des nouveautés. Lors d'une conférence sur «le livre à l'ère du numérique», Bruno Rives, président de Tebaldo2 et spécialiste du papier électronique en France, a donné quelques exemples de ce que pourrait être le livre électronique de demain: imaginez une encyclopédie d'ornithologie électronique capable d'émettre les chants des oiseaux, mais aussi d'enregistrer les sons environnants et de repérer à quels oiseaux ils correspondent; des cartes routières reliées à un système GPS; ou encore un livre de partition intelligent qui change de page en fonction de la musique.
2 Blog et «observatoire stratégique des tendances et usages des nouvelles technologies et des nouveaux médias».
Les 9e Rencontres Tebaldo «Papier électronique communicant, stratégies et enjeux» auront lieu en mars,
lors du Salon du livre de Paris. www.tebaldo.com
Quel usage?
Le livre électronique devrait s'avérer intéressant dans certains domaines pratiques. Les voyageurs et vacanciers pourront transporter guides, dictionnaires, romans et journaux sur une seule mince plaquette. Le poids du sac des écoliers et des étudiants devrait s'alléger, puisque 15 kilos de livres tiendront sur un support de 300 grammes, et que le reader offrira diverses options utiles pour l'étude (notes, mémorisation de pages, etc). Les professionnels en déplacement pourront accéder à leurs documents de travail comme à la presse actualisée. «J'ai testé, et c'est très efficace, confie Pascal Vandenberghe, directeur de Payot. Mais je continue à lire du papier à la maison. Ce sera comme pour la musique: on écoute sa chaîne hi-fi chez soi, et son baladeur quand on sort.»Les machines en question
Le Kindle d'Amazon est réservé au marché américain. Sony et Panasonic proposent aux Etats-Unis et au Japon chacun un livre électronique avec un système de vente de livres numériques en ligne. En Europe, trois readers seront disponibles:
- L'iLiad, de iRex, filiale néerlandaise de Philips (390 gr, 21x15 cm, 1048 francs).
- Le Cybook Gen3 du Français Bookeen (175 gr, 19x12 cm, 580 francs).
- Le eBook Reader de Sony (17x12 cm, 250 gr, 400 francs), qui doit se connecter à un ordinateur pour télécharger du contenu, alors que ses deux concurrents peuvent être mis à jour via le wi-fi ou la téléphonie mobile.
Ces trois appareils utilisent le papier électronique et consomment peu d'énergie. Ils ont une autonomie de 400 heures environ, soit entre 7500 et 8000 pages, et peuvent stocker entre 160 et 200 livres.
Depuis cinq ans, les éditeurs français numérisent leurs textes en format pdf, très utilisé par les fournisseurs de contenus comme Numilog qui fait office de librairie numérique. Mais le nouveau format est le prc. Les trois lecteurs du marché européen lisent les deux formats (pdf et prc), mais ces questions de compatibilité entre formats des contenus et supports (readers d'Amazon, Sony, Apple, Philips...) pourraient freiner l'essor du marché au niveau international.