Six éditeurs organisent des performances littéraires et tiennent une librairie en commun, l’écrivain Nicolas Verdan ouvre une arcade de livres rares et Paulette Editrice fait son retour avec une formule inédite.


 En octobre, le Cran littéraire programmait «Rêve en révolte»,
une performance de Dunia Miralles, éditée par L’Age d’Homme.
FLORENCE SCHLUCHTER
 

 

C’est une première, dans un univers réputé pour son individualisme: six éditeurs romands se sont associés pour mettre sur pied une programmation de performances littéraires au cinéma lausannois Bellevaux. Une expérience si stimulante qu’ils ont récidivé, décidant de gérer en commun la librairie La Proue, perchée dans la montée escarpée des Escaliers du Marché! Mais les bonnes nouvelles ne s’arrêtent pas là: à Lausanne toujours, l’écrivain Nicolas Verdan a ouvert une enseigne dédiée aux livres rares et d’occasion, tandis que Paulette Editrice ressuscite sous une forme originale. Ce qui relie ces initiatives? La passion, l’enthousiasme et le désir de partager, des mots qui reviennent dans la bouche de tous nos interlocuteurs. Leur plaisir communicatif méritait bien qu’on s’y arrête.
Comme souvent quand les désirs sont mûrs, tout s’est mis en place avec une facilité déconcertante pour les éditeurs en question. En juin, le responsable du Bellevaux demande à son voisin, l’auteur André Ourednik, s’il est intéressé à animer le lieu par des performances littéraires. Celui-ci fait part de la proposition à son éditeur Hélice Hélas. Et en septembre déjà, une première saison est lancée, concoctée par six éditeurs romands: à l’enseigne du Cran littéraire, ils proposent une fois par mois une soirée de deux à trois performances d’écrivains maison, qui mettent le texte en scène et jouent avec l’image en bénéficiant d’une salle équipée de matériel professionnel.
C’est que l’offre du cinéma d’art et d’essai a rencontré le souhait d’une poignée d’éditeurs qui s’étaient réunis à plusieurs reprises pour ­réfléchir à la meilleure manière de travailler ensemble. Conclusion: il faudrait mettre en œuvre des projets communs. L’idée était restée en suspens, faute d’opportunités concrètes. Jusqu’à la proposition du Bellevaux, véritable catalyseur.
 
JOUER AVEC L'IMAGE DE LA SCENE
Le Cran littéraire rassemble aujourd’hui les éditeurs lausannois Hélice Hélas, En bas, L’Age d’homme et art&fiction, ainsi que La Baconnière, à Genève. «Mais nous sommes un collectif informel et ouvert, qui peut évoluer», précise Alexandre Grandjean, d’Hélice Hélas. Les Editions Antipodes l’ont d’ailleurs rejoint il y a peu. Le Cran est chapeauté par l’association [chlitterature.ch], créée par l’éditeur d’En bas Jean Richard, et dont Le Courrier est partenaire pour sa rubrique d’inédits d’auteurs suisses.
«Le Cran littéraire nous a permis d’augmenter nos capacités de réaliser des soirées de performances et donc de mettre nos auteurs en valeur, se réjouit Jean Richard. Les écrivains doivent relever le défi de donner une dimension théâtrale au texte!» Photo, installation, vidéo, mise en voix et en espace par un comédien, spoken word, les dispositifs varient. Chaque éditeur présente deux performances par saison. Les premières soirées ont attiré entre 30 (le jour de Noël) et 120 personnes. Le Cran littéraire est soutenu par la Ville de Lausanne, le canton de Vaud et le pourcent culturel Migros, et rémunère les auteurs pour leur prestation. Belle reconnaissance: il est invité au prochain Printemps littéraire de Bienne. Mais on peut déjà le découvrir ce soir: le duo formé par Mélanie Chappuis et Marie-Christine Horn propose une «Variation énigmatique sur mail type», d’après un texte inédit écrit à deux. Puis Florian Eglin s’inspirera de sa trilogie pour «Holocauste à low cost», où l’on retrouvera son dangereux dandy.
 
L’UNION FAIT LA FORCE
Alors que les éditeurs considèrent le plus souvent leurs confrères comme des concurrents, qu’est-ce qui a motivé cette démarche collective? «L’un des premiers points dont nous avons parlé était justement cette question de la concurrence, rapporte Alexandre Grandjean. Nous avons conclu que nous étions de fait complémentaires.» Les éditeurs d’Hélice Hélas, de L’Age d’Homme et de La Baconnière sont jeunes: une nouvelle dynamique générationnelle? «Je pense en effet qu’on a une approche différente du travail collaboratif et associatif», relève Alexandre Grandjean. Pour s’en sortir dans un contexte où l’édition vend moins, il s’agit aussi d’être inventif. «Pourquoi travailler seul dans un secteur toujours précaire, qui a peu de moyens?, renchérit Andonia Dimitrijevic, qui a repris L’Age d’Homme en 2011 après le décès de son père. Mettre les choses en commun crée une telle richesse!»
Leur alliance s’est révélée si stimulante qu’elle a donné naissance à un deuxième projet commun: la gérance de la librairie La Proue. Le bail du local est détenu de longue date par L’Age d’Homme, qui le sous-louait à une librairie chrétienne. Quand le nouveau propriétaire de l’immeuble le résilie, cette dernière décide de cesser ses activités. Andonia Dimitrijevic négocie alors une prolongation jusqu’en octobre 2018, aux mêmes conditions. «J’ai d’abord travaillé comme libraire et j’ai toujours voulu y revenir un jour», confie-t-elle. L’Age d’Homme possédant déjà une librairie à Paris et celle, généraliste, du Rameau d’or à Genève, elle souhaite tenter une nouvelle expérience et fait appel à ses confrères. «Comme par hasard, le Cran littéraire a commencé alors qu’on avait obtenu la prolongation du bail, et nous avions un plaisir immense à travailler ensemble. Alors pourquoi ne pas collaborer aussi au sein de La Proue, y attirer nos différents lecteurs? Seuls, on se prive de beaucoup. Pour moi, la littérature est aussi un partage.»
 
UNE LIBRAIRIE D’EDITEURS
La Proue est ainsi une librairie d’éditeurs – où chacun travaille en tournus –, qui leur offre la possibilité d’exposer leurs nouveautés mais aussi leur fonds, absent des rayons des librairies classiques. Le lieu dispose en outre d’un espace qui peut accueillir 80 personnes et organisera aussi rencontres et signatures. «On s’est beaucoup investis pour l’aménager et les gens commencent à s’arrêter; on les invite à souffler au milieu de la montée ardue», rit Jean Richard. Ils sont sollicités par d’autres éditeurs romands, intéressés à exposer leur fonds. «Mais nous ne faisons pas concurrence aux libraires, puisque nous n’offrons pas le même service.» Jusqu’à la fin du bail, La Proue se fera ainsi laboratoire. Ensuite, tout reste ouvert.
Pour l’heure, la mise en commun des forces, des idées et des réseaux a ouvert tout un champ de possibilités. Hélice Hélas et En bas partageront un stand au Festival d’Angoulême et réfléchissent à leur présence collective à d’autres salons, Jean Richard et Alexandre Grandjean se réjouissant au passage de la décision de Pro Helvetia d’augmenter dès cette année son soutien aux projets de promotion du livre. «Nous aimerions mieux mettre en valeur notre catalogue et être plus visibles en France, notamment à Lyon, Strasbourg ou Besançon, note Alexandre Grandjean. Nous réfléchissons aussi à la diffusion en librairie.» Une question complexe face à laquelle tous ne sont pas égaux. «Faut-il se mobiliser pour une meilleure diffusion, plus de médias en France, un travail accru avec les libraires?» s’interroge Andonia Dimitriejvic. La réflexion ne fait que commencer.

 

Paulette lance ses pives

«Inflammable, légère, décorative, la pive est un petit objet maniable et pointu», dit le site internet de Paulette Editrice. La pive est au cœur du concept éthique et responsable de sa nouvelle formule éditoriale, puisque c’est le nom donné aux courts textes de fiction qu’elle propose depuis le mois de décembre: un format littéraire délaissé par les éditeurs habituels, entre le court roman et la longue nouvelle, qui paraîtra à raison de six titres par an dans la collection du même nom. Ce réjouissant jet de pives est l’œuvre de deux membres de l’AJAR (Association des jeunes auteurs romands), Noémi Schaub et Guy Chevalley (qui a signé cet automne Cellulose).
Tout a commencé en janvier 2015 à Montréal. Noémi Schaub y fait un stage aux Editions de Ta mère après avoir travaillé chez L’Aire, quand arrive l’AJAR, invité à se produire dans la ville canadienne. Parmi les jeunes écrivains, Sébastien Meier, qui a fondé Paulette en 2009, lui propose de reprendre l’enseigne. «J’ai accepté et demandé à Guy Chevalley de se joindre à moi, dit Noémi Schaub. Je savais qu’il ne travaillait plus pour les Editions La Joie de lire et qu’il avait envie de se lancer dans un projet éditorial.»
 
UN PROJET DURABLE
Ils commencent à réfléchir à leur ligne. «Très vite, nous avons parlé de la problématique d’une production plus éthique, poursuit-elle. A nos yeux, il ne valait pas la peine de se lancer dans cette entreprise non lucrative et compliquée sans cette réflexion-là. Nous avons donc décidé de nous inscrire d’abord dans une démarche durable, en travaillant avec des partenaires locaux.» L’imprimeur est fribourgeois, le graphiste lausannois, le webmaster genevois. Or imprimer en Suisse coûte cher. «Mais c’est justement à partir de cette envie que nous avons construit notre modèle», explique Noémi Schaub.
Alors que les éditeurs classiques se voient obligés d’imprimer un certain nombre d’exemplaires par titre afin d’être présents chez les libraires, mais sans tenir compte de la demande réelle, Paulette sort de cette logique et propose une formule par abonnement. «Cela nous permet de mieux évaluer la production en ayant une idée à l’avance du nombre d’exemplaires à imprimer. Nous serons sûrement un peu diffusés en librairie, mais nous n’avons pas encore entrepris les démarches.» Paulette publiera six livres par an, imprimés en une fois mais diffusés en trois (mars, juillet et novembre). «C’est un système un peu spécial, basé sur la confiance: les gens doivent s’engager pour des livres qui n’existent pas encore. Mais nous avons déjà des abonnés», se réjouit Noémi Schaub. On peut opter pour trois pives par an, «rassemblées par le hasard», ou pour les six. Et si Paulette Editrice a reçu des subventions de la Ville de Lausanne et de la Loterie romande, elle a également démarré une campagne de financement participatif afin d’assumer une part de risque.
 
ECRITURES ORIGINALES
Les «pives» sont aussi de beaux objets, un soin particulier étant porté au graphisme. Leur brièveté permettra par ailleurs à Paulette de les vendre à un prix réduit qui devrait favoriser l’achat. Car son but premier est de «décomplexer la littérature, glisse Noémi Schaub. Qu’ils soient grands lecteurs ou étudiants en lettres, les gens de notre âge, soit entre 20 et 35 ans, lisent peu les nouveautés suisses. On parle toujours du dynamisme et du renouveau de la littérature romande, mais les lecteurs hésitent à se lancer dans l’inconnu. Nous pensons que cela tient aussi au prix des livres.»
Le concept particulier des «pives» devrait attirer l’attention et inciter à la prise de risque, espère l’éditrice. «Nous avons choisi le nom de ‘pive’ pour souligner l’originalité de la démarche et du contenu: les pives ne sont pas un genre, plutôt un format littéraire, un objet neuf. Nous aimions le mot, son piquant, son dynamisme, l’argot régional sous-entendu.» Les pives revendiquent une originalité dans l’écriture. Le tandem choisit des textes «à forte personnalité», qui se distinguent par leur style et leur univers, et retravaille chaque manuscrit avec son auteur. Les quatre premiers titres sont signés par de jeunes plumes romandes, dont certains membres de l’AJAR: on y trouve Anne-Sophie Subilia, Elodie Glerum, Céline Zufferey et Jonah Malak.    
www.paulette-editrice.ch

 

Molly & Bloom, une passion

On connaît Nicolas Verdan en tant ­qu’écrivain, auteur notamment du Patient du Docteur Hirschfeld et, en 2015, du Mur grec. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’il est un amoureux des livres et collectionne depuis quelques années les ouvrages bibliophiliques. En septembre, il a ouvert à Lausanne l’arcade Molly & Bloom, dans le quartier sous gare. «C’est en me passionnant pour l’histoire des livres que je suis arrivé au livre en tant qu’objet, raconte-t-il. Mais je m’intéresse avant tout à l’auteur, à l’éditeur ou au graphiste et je n’achète que les titres que j’ai envie de lire.» Cette logique a constitué peu à peu une collection très personnelle, qu’il a choisi de partager.
Son projet mûrit depuis trois ans et se concrétise quand il trouve un local à côté de la librairie Ex-nihilo, un ancien bureau du Centre de recherche sur les lettres romandes. Il investit dans l’enseigne et aménagé l’intérieur, transformant le lieu en endroit chaleureux pour accueillir son fonds. Journaliste indépendant, Nicolas Verdan ne compte pas vivre de sa nouvelle activité de libraire, lancée sans aide ni subvention. «Si je réfléchis en termes financiers, c’est fou; mais si je m’en donne les moyens, je peux ne pas perdre d’argent, me faire plaisir et me constituer une clientèle avec laquelle partager ma passion.» Son but est de rentrer dans ses frais, payer le loyer et dégager une petite marge pour rembourser peu à peu son investissement. Objectif atteint chaque mois pour l’instant, confie-t-il.
 
POCHES ET BIBLIOPHILIE
Ouverte trois après-midis par semaine, Molly & Bloom propose ainsi la collection de l’auteur, livres de poche d’occasion en bon état – classiques du XXe siècle ou contemporains – et ouvrages rares (livres anciens, illustrés, autographes, éditions originales, curiosités, etc.). Pour alimenter sa collection, Nicolas Verdan se rend chez les bouquinistes, également à l’étranger, fréquente les ventes et les salons, fait son choix parmi les titres de bibliothèques privées que certains lui confient. Côté poche, il s’intéresse notamment à La Petite ourse, une collection de la Guilde du livre dirigée entre 1953 et 1969 par la Française Dominique Aury – qui a signé sous le pseudo de Pauline Réage la fameuse Histoire d’O. Bille et Giono y côtoient Pavese, Vian ou Yourcenar. Une collection qui a «très bien résisté au temps», précise-t-il, heureux de faire revivre les années fastes de l’édition lausannoise. «Les gens sont contents d’acheter à bas prix des ouvrages quasi neufs: il ne faut pas oublier que certains n’ont pas les moyens d’aller en librairie.»
 
CHOIX ASSUMES
Nicolas Verdan essaye également de développer un choix de littérature suisse contemporaine peu lue ou oubliée. «Je pense à l’extraordinaire Passé le grand eucalyptus de Pierre-Laurent Ellenberger, au Seuil, ou à Lorenzo Pestelli, écrivain voyageur ami de Nicolas Bouvier, auteur de textes d’une poésie incroyable.» Il possède également un fonds de polars, avec de vieilles collections du Masque et de Simenon, et s’intéresse de plus en plus au graphisme suisse des années 1950-1960.
Dans tous les cas, il opère de véritables choix: une démarche appréciée des clients, nombreux à pousser la porte de la librairie. «Ce sont des rencontres fantastiques, riches», s’enthousiasme Nicolas Verdan. Cerise sur le gâteau, Molly & Bloom vend dans le monde entier grâce à sa présence sur Abebooks, et notamment à une clientèle américaine curieuse de littérature française.     APD Molly & Bloom Librairie, 4 av. William-Fraisse, Lausanne.
 
 
Cran littéraire.
Ve 22 janvier 2016 à 20h au cinéma Bellevaux, Lausanne: performance en duo de Mélanie Chappuis et Marie Christine Horn d’après un texte inédit coécrit, suivie par «Holocauste à low cost» de Florian Eglin, d’après son dernier roman.
www.chlitterature.ch/le-cran-litteraire
www.cinemabellevaux.ch/events/all_events

Librairie La Proue.
17 Escaliers du Marché, Lausanne.
www.nouvellelibrairielaproue.wordpress.com