BIBLIOTHÈQUE Avec ses deux millions de documents, la Bibliothèque de Genève est à l'étroit dans le bâtiment des Bastions: la construction d'un dépôt dans le sous-sol d'Artamis est à l'étude. Visite guidée entre ses vieux murs, à l'heure où la numérisation du savoir est sur toutes les lèvres.

 

 

C'est l'image de «La Bibliothèque de Babel» qui surgit, celle imaginée par Borges dans sa célèbre nouvelle, succession infinie de galeries hexagonales qui contiennent des millions de livres illisibles, ceux qui ont déjà été écrits, tous ceux à venir, et leur réfutation. On s'apprête à visiter les réserves de la Bibliothèque de Genève (BGE), vénérable institution de plus de 400 ans qui occupe depuis 1872 une aile de l'Université des Bastions: deux millions de documents, soit 56 kilomètres de rayons, dont 48 sont répartis dans les huit étages de magasins du bâtiment des Bastions. A entendre ces chiffres vertigineux, on se voit déjà s'égarer dans un labyrinthe de lettres qui serpente dans de mystérieux sous-sols fermés au public. D'autant que, comme dans l'imagination folle de Borges, la topographie du bâtiment détermine l'esprit, l'organisation et le fonctionnement de la BGE, qui doit composer avec les choix architecturaux du passé.

A l'heure de la numérisation du savoir, l'anachronisme est saisissant. A l'étroit dans leurs murs anciens, en attente d'un possible déménagement sur le site d'Artamis (lire ci-dessous), ces millions de documents auront-ils un jour une existence virtuelle? Comment s'organiserait cette bibliothèque une fois libérée des contraintes physiques? Est-il souhaitable que tout y prenne place, et selon quels critères, quel classement? La question est au coeur des réflexions de la BGE, alors qu'à Lausanne la Bibliothèque cantonale et universitaire a déjà commencé à numériser son fonds (lire ci-dessous).

Mais revenons à la pierre. Le bâtiment étroit des Bastions (65 mètres de long sur 15 de large), avec ses plafonds de six mètres et ses immenses fenêtres, a été conçu pour laisser entrer le plus de lumière possible «afin de pallier l'absence d'éclairage à gaz ou électrique, qui ne fut installé qu'à la fin du XIXe siècle», explique Etienne Burgy, notre guide, conservateur à la BGE et enseignant de bibliographie. Pas de grandes surfaces rectangulaires, donc, mais de longs espaces qui imposent une disposition en enfilade difficile à gérer. Ainsi, les collections sont fragmentées. «10 000 volumes forment environ 350 mètres linéaires, qu'on peut déplacer facilement. Davantage serait impossible. On arrête donc les cotes à 9999, puis on en commence une nouvelle.»

 

Collections éclatées

L'espace – mental et géographique – de la BGE est organisé selon 250 cotes, disséminées dans 365 emplacements différents, continue Etienne Burgy. De fait, les huit étages de magasins affichent peu d'indications signalétiques: les cotes semblent le seul moyen de s'orienter, indices d'un vaste jeu de piste qui restent indéchiffrables pour le profane. De plus, la BGE a choisi de classer ses livres en fonction de leur format par souci de rentabiliser toute la place disponible. Les cotes sont donc établies en fonction de la taille de l'ouvrage, et des livres du même auteur ou sur le même sujet se retrouvent séparés. A titre d'exemple, «le bibliothécaire doit connaître les onze emplacements différents, situés sur quatre étages, où sont rangés les atlas selon leur format», sourit Etienne Burgy. Enfin, 8 kilomètres de rayons sont dispersés hors les murs, entre les magasins de l'université et des locaux loués au quai du Seujet, ce qui oblige les bibliothécaires à d'incessants allers et retours pour chercher les ouvrages demandés par les lecteurs.

Car tous les documents sont accessibles en consultation à la BGE – et elle possède des manuscrits médiévaux, des papyrus grecs et égyptiens, des tablettes cunéiformes –, tandis qu'on peut emprunter les ouvrages publiés après 1850. Faute de place, 95% de son fonds est en magasin fermé, 5% seulement en libre accès. Il y a quelques années, la BGE a inauguré au rez-de-chaussée le premier espace en libre accès de sa longue histoire, grâce au départ des bibliothèques de certains départements des Lettres. La salle propose 32 000 volumes de sciences humaines et sociales, d'histoire et d'études littéraires. «Notre objectif était de faire 8 à 10% de prêt via le libre accès; on en est à 24%. Mais les gens sont-ils conscients qu'il n'y a ici qu'une part infime de toute la bibliothèque?» s'interroge Etienne Burgy.

La BGE espère ouvrir aux lecteurs une autre salle du rez-de-chaussée, insoupçonnée, qui recèle des milliers de magnifiques livres anciens. «Cet espace n'est pas idéal pour la conservation, et un crédit d'étude a été demandé pour examiner la possibilité de le rendre public.»

 

Sous les toits

Ceux qui fréquentent la BGE ont souvent fantasmé, à voir leur commande partir via un petit ascenseur, sur les tréfonds obscurs et dédaléens de la bibliothèque. Et d'imaginer sa fiche atteindre de pâles employés engloutis dans des souterrains forcément gigantesques, puisque une demi-heure d'attente est nécessaire avant de recevoir le livre requis. C'est pourtant par le haut que commence notre visite des magasins fermés: au troisième étage, on découvre la fameuse collection d'affiches genevoises de la BGE. Alimenté par la Société générale d'affichage et les affichistes suisses qui ont légué leur atelier, le fonds est en cours de numérisation pour un catalogue illustré. Le public a pu découvrir certains de ses trésors lors des «Jeudis midi de l'affiche», conférences données Jean-Charles Giroud, actuel directeur de la BGE.

Plus haut encore, on arrive sous les toits du bâtiment. Emerveillement: c'est un camaïeu de bruns, d'ocres et de noirs, une forêt de cuirs reliés et de papier jauni qui monte presque jusqu'au plafond, soutenue par des étagères fixes en bois. Atlas anciens aux dimensions imposantes, livres de petit format, ils reposent dans une lumière indécise. «Il a fallu attendre la mort de Voltaire pour que Rousseau soit édité à Genève», sourit Etienne Burgy en tirant d'un rayon une oeuvre du philosophe éditée dans la ville. Au fond de la salle, sur la droite, quelques marches mènent à une petite salle basse: on a construit une sorte de mezzanine, profitant de la hauteur du plafond pour dédoubler un étage. Ici l'arche du plafond se retrouve au ras du sol, les étagères en bois et fer forgé sont d'origine et alignent sous les voûtes leurs volumes reliés.

 

Dalle sur pilotis

Quant aux fameux sous-sols, ils n'ont pas le charme de l'ancien: des alignements d'armoires «compactus» dessinent sous les néons de longs couloirs où les livres restent invisibles. Construites dans les années 1980, elles permettent un gain de place de 80% par rapport aux rayons classiques. Mais, très étanches, à cause des risques d'incendie, elles ne laissent pas suffisamment circuler l'air, relève M. Burgy.

Plus loin, l'annexe des années 1950 garde notamment les périodiques. La BGE reçoit 3800 périodiques courants et environ 1000 via le dépôt légal1. Sur les pas du conservateur, un peu désorienté, on s'enfonce encore plus bas par un escalier de fer en colimaçon. Ici, des armoires contiennent des journaux sur microfilms. «La bibliothèque s'est lancée dans l'acquisition de grands titres internationaux et européens, notamment francophones, afin de disposer d'un large éventail d'opinions et d'avoir un regard sur l'histoire politique de l'Europe», explique M. Burgy. «La Croix – juin 1883 à novembre 1984», lit-on sur une étroite armoire. Mais aussi Libération dès 1973, L'Humanité dès 1944...

Fragile, le papier journal est microfilmé tout comme certains manuscrits proposés en consultation, afin de préserver les originaux. «Le microfilm argentique dure des siècles, autant que le bon papier.» Il ne dépend pas de la technologie: pour le lire, une loupe et une lampe suffisent. «Alors que nous n'avons pas le recul suffisant en ce qui concerne la conservation du numérique, qui est avant tout un support de diffusion, précise le conservateur. On ne sait pas comment vont évoluer les différents formats. Et qu'en est-il de la mémoire du web? Faut-il tout conserver? Est-ce possible?»

Plus bas encore, le magasin 1 est construit sur un vide sanitaire. «Cette aile est bâtie sur pilotis, exactement entre les deux anciens bastions de la ville. Nous sommes près de Plainpalais, le sol est marécageux: ce vide souterrain permet de protéger le bâtiment de l'humidité et offre de bonnes conditions de conservation.» Il y fait frais, l'air circule. Mais la salle est inondable en cas d'incendie: aucun pompier ne prendrait le risque d'y descendre. «Il faut éviter d'entreposer ici des ouvrages précieux.» On y trouve notamment des Bibles, et la presse genevoise... Quant au magasin zéro, il recèle les exemplaires reliés de toute la presse du canton.

La visite prend fin et nous n'avons pas tout vu. Reste l'atelier de restauration, ou la salle des manuscrits médiévaux enluminés, qui n'est pas accessible. La salle Ami Lullin, en rénovation, ouvrira justement cet automne par une expo montrant la continuité entre manuscrits tardifs et incunables du XVe siècle. Et l'Enfer, ce lieu secret où sont rassemblés textes et images réputés contraires aux bonnes moeurs? Malheureusement, la BGE n'a pas d'Enfer.

 

1) En 1539, une loi ordonne aux imprimeurs genevois de déposer à la Chambre des comptes plusieurs exemplaires de leurs publications: c’est l’origine du dépôt légal genevois, le plus ancien au monde après la France (1537), qui a assuré la conservation de la production éditoriale de la cité jusqu’à nos jours. La BGE gère le dépôt légal et assure sa conservation pour le compte du canton, qui a pour mission de récolter tout ce qui se publie à Genève – livres, journaux, périodiques, affiches.

Ne dites plus «BPU». Les Genevois doivent encore s’habituer à dire «Bibliothèque de Genève» et non «BPU» (Bibliothèque publique et universitaire), nom porté par l’institution jusqu’en 2006. C’est à l’occasion de la grande exposition qu’elle organise alors au Musée Rath, «Arts, savoirs, mémoire. Trésors de la Bibliothèque de Genève», que la bibliothèque change de nom. Elle reprend de fait son «nom de jeune fille» puisque, fondée au XVIe siècle, elle n’a été baptisée BPU qu’en 1907.

www.ville-ge.ch/bge

 

 De Calvin à Artamis

La Bibliothèque de Genève est née dans la mouvance du Collège et de l'Académie fondés par Jean Calvin en 1559: c'est en 1562 qu'on trouve la première mention d'un catalogue d'ouvrages destinés aux professeurs et aux élèves de l'Académie, signe de l'existence d'une bibliothèque organisée.

Au fil des siècles, les catalogues édités attestent de l'accroissement des collections: 720 ouvrages sont recensés en 1572, 1200 en 1612, 4000 en 1702, 15 000 en 1779. Les fonds s'enrichissent grâce à des legs de bibliothèques personnelles – celles de Jean Calvin, de François Bonivard ou d'Ami Lullin, théologien genevois qui donne à la bibliothèque sa collection de manuscrits enluminés en 1756 –, et par le biais du dépôt légal, transféré de la Maison de Ville à la Bibliothèque de Genève à la fin du XVIe siècle afin que l'Académie puisse en profiter.

Le XVIIIe siècle genevois est marqué par une riche activité intellectuelle et un essor économique. Les collections de la bibliothèque augmentent de manière significative, et celle-ci s'ouvre au public: tout citoyen y a libre accès un jour par semaine, pour autant qu'il dispose du soutien d'un membre du Conseil, d'un professeur ou d'un pasteur, ce qui était relativement aisé à obtenir. Une innovation qui attire sur Genève les regards de toute l'Europe.

A la suite de la révolution radicale, la nouvelle Constitution genevoise de 1847 attribue la Bibliothèque à la Ville de Genève. Mais sa mission reste liée à l'enseignement supérieur. La réforme de l'Académie conduit à la fondation de l'Université de Genève et à la construction des bâtiments des Bastions: à l'étroit dans les murs du Collège Calvin, la bibliothèque suit le mouvement. En 1872, elle y déménage ses 70 000 volumes.

Au XXe siècle, la croissance des collections s'accélère avec l'augmentation générale de la production éditoriale, et le bâtiment des Bastions se révèle rapidement trop exigu. Il s'agit de composer avec l'architecture particulière du site: les travaux se succèdent entre 1905 et 1987 pour agrandir, transformer et augmenter la capacité des magasins en sous-sol.

Mais le problème reste brûlant. La BGE aurait besoin de davantage de place pour ses réserves, ainsi que pour les lecteurs et le libre accès, et de magasins mieux adaptés. L'idée avait été émise de réunir la Bibliothèque de Genève et celles de la faculté des Lettres, situées juste en face, en construisant un bâtiment en sous-sol. Mais le projet a été abandonné. La BGE rêve des espaces que pourrait offrir le site de la Praille, ou celui de la Caserne des Vernets. Mais la possibilité la plus concrète pour l'heure serait de construire des magasins dans le sous-sol du site d'Artamis. Selon le département de la Culture de la Ville de Genève, un projet est en effet à l'étude qui prévoit d'y créer un grand dépôt souterrain pour les collections patrimoniales de la Ville (celles des bibliothèques et des musées), une fois le site d'Artamis décontaminé.

 

"Lausanne a dix ans d'avance"

Après l'informatisation des catalogues, aujourd'hui (2008) consultables en ligne, l'heure est à la numérisation des documents eux-mêmes. Dans les deux cas, le travail est titanesque. A Lausanne, la Bibliothèque cantonale et universitaire (BCU) fait figure de pionnière en la matière, qui a conclu en 2007 un accord avec Google pour la numérisation de son fonds. La Bibliothèque de Genève (BGE), elle, n'a pas encore achevé d'informatiser tout son catalogue. Explications.

«Genève n'a pas voulu d'un campus extérieur, tandis que la BCU a profité de la construction du site de Dorigny dans les années 1960», raconte Etienne Burgy, conservateur à la BGE. «On y a construit une grande bibliothèque universitaire basée sur des critères modernes. Il fallait introduire l'informatique. Dès 1971, la BCU a développé son propre système, Sibil, pionnier au niveau francophone. Alors qu'à Genève, les livres restaient dispersés entre l'intangible BPU, vieille institution conservatrice dans son bâtiment ancien, et les bibliothèques de facultés. La BCU a donc pris dix ans d'avance sur toutes les autres.» Forte de cette percée, elle coordonnera le Réseau romand des bibliothèques (Rero1) qui s'appuye sur Sibil pour informatiser son catalogue.

Deux catalogues cohabitent

La BPU se rattache au Rero en 1984, date à partir de laquelle toutes ses acquisitions sont cataloguées informatiquement. Mais les ouvrages achetés avant 1985 sont toujours répertoriés sur des fiches cartonnées, au premier étage du bâtiment des Bastions. «La tâche prioritaire des prochaines années sera d'achever le re-catalogage informatique pour les siècles précédents, c'est-à-dire de regrouper les deux catalogues», dit Etienne Burgy. La BGE a demandé un budget spécial pour mener cette tâche à terme rapidement en la sous-traitant. «Un gros travail est déjà en cours pour le XXe siècle.»

Informatiser l'entier du catalogue est une étape nécessaire avant de numériser les livres eux-mêmes. C'est ce qui a permis à la BCU de participer au projet Google Book Search (Google Recherche de livres2), qui ambitionne de constituer la plus grande bibliothèque universelle et totalement numérique, en scannant et indexant la plus grande partie des ouvrages mondiaux. La BCU a ainsi rejoint la douzaine de bibliothèques actuellement partenaires du projet, dont Harvard, Stanford, Oxford, Princeton ou la New York Public Library. En Europe, elle est la cinquième à y participer, mais la première au niveau francophone.Dans une première étape, la BCU va faire numériser 100 000 documents, soit 5% de son fonds, qui sera accessible gratuitement en ligne. Il s'agit d'ouvrages libres de droits des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles – des textes de Hugo, Balzac, Stendhal, Auguste Tissot, Isabelle de Charrière, ou de scientifiques. Pour l'Etat de Vaud et la BCU, l'opération ne coûtera pratiquement rien: tous les frais, estimés à 7 millions d'euros, sont pris en charge par Google. La numérisation effectuée par l'entreprise américaine doit donner lieu à deux copies: une pour elle-même, une pour la BCU.

Numériser ses spécialités

En attendant d'achever son re-catalogage, la BGE participe à la réflexion globale sur la numérisation des fonds que mènent bibliothèques et musées genevois. Toutes les options sont encore ouvertes. Reste que pour Etienne Burgy, la démarche de Google pose un certain nombre de questions. «Le rôle d'une bibliothèque est de conserver son fonds pour le diffuser. Signer un accord avec Google signifie le vendre à une société commerciale: les livres eux-mêmes appartiennent toujours à la bibliothèque, ils sont libres de droits, mais leurs versions numériques sont copropriété de Google.» La société a mis en place un système de filtres pour que ses concurrents ne puissent pas télécharger en masse ces ouvrages numériques. «Qui peut dire quelle attitude une société privée aura dans vingt, trente ans? Nous n'avons aucune garantie.» Autre problème, celui de la cohérence et de la hiérarchisation d'une telle base de données. «Pour l'instant, Google a beaucoup de doublons – ils ont commencé à numériser massivement, rapidement. Comment se repérer dans ce catalogue virtuel? Le site ne répond pas encore à des recherches pointues.»

 Avant de se lancer dans un projet de cette ampleur, il convient donc de se demander quelles possibilités ouvre le numérique, et quel est son intérêt pour une institution particulière. En ce qui concerne la BGE, il serait par exemple pertinent de numériser ses centres de spécialité – affiches et imprimés genevois. Ou encore ses fonds sur le protestantisme francophone, qui intéressent la Bibliothèque nationale de France.

http://www.lecourrier.ch/dedale_de_papier