LITTÉRATURE Sur internet ou sur papier, diffusant du texte ou du son, axées sur un domaine précis ou mêlant les genres: des revues littéraires se réinventent en Suisse romande.

 

 

Alors que le milieu littéraire romand regrette toujours la disparition des revues Ecriture et [VWA], quelques avis de naissance réjouissants nous sont parvenus cet automne. Baptisée Coaltar, une nouvelle revue littéraire a été lancée en octobre sur internet. La radio web sheherazade.ch propose depuis septembre des lectures d'auteurs de Suisse (lire ci-dessous). Enfin, le premier numéro d'Hétérographe, revue papier des “homolittératures”, a été annoncé pour le printemps prochain. Déplacement sur internet, spécialisation du contenu, ces initiatives témoignent aussi d'une évolution de l'espace dévolu à la littérature. “Le public intéressé aux revues littéraires n'est pas immense, et il me semble s'éroder en ce qui concerne les revues papier”, remarque Isabelle Rüf, journaliste et membre du Conseil de fondation de Pro Helvetia.
Les revues traditionnelles sont encore nombreuses en Romandie (lire ci-après), mais “elles n'ont plus la cote”, pense également Pierre Lepori, écrivain et journaliste à l'origine d'Hétérographe. “Leur rôle était de collecter une somme de réflexions, de donner des envies en présentant des courants, des auteurs, etc.” Mais internet a transformé les manières de lire et de s'informer. “Les gens ne sont plus forcément prêts à acheter une revue de 300 pages, qui est souvent difficile à écouler.”
Les revues littéraires sont donc incitées à se transformer, à réfléchir à leur projet, à leur raison d'être, à leur support. Ce n'est pas faute d'abonnés ou de lecteurs qu'Ecriture – fondée en 1964 par Jacques Chessex et Bertil Galland, qui publiait des textes de création et de la critique – a disparu en 2005. “Le comité d'Ecriture était fatigué”, explique Isabelle Rüf. “Ses rédacteurs s'interrogeaient sur le projet de la revue, ils n'en avaient plus envie sous cette forme”, renchérit Pierre Lepori. “Ils auraient aimé que quelqu'un reprenne le flambeau mais n'ont pas été convaincus par les projets présentés.” [VWA] et Les Acariens connaîtront le même essoufflement.

 

 

Internet plus léger

On retrouve certains collaborateurs d'Ecriture et de [VWA] au sein du comité de rédaction de Coaltar, revue sur internet lancée par l'écrivain Jean-Jacques Bonvin. “Le choix d'internet est notamment lié à des questions de coûts, le support est plus facile, plus léger par rapport à une édition papier”, explique l'auteur Marc Van Dongen, qui fait partie des fondateurs du site. Un support “moins usant”, qui permet en outre de diffuser des textes plus brefs, plus libres peut-être: “Le format a une influence sur le contenu. Le papier impose davantage de longueur, de développement, internet permet une approche de l'écriture plus désinhibée.” Internet offre par ailleurs une plate-forme de diffusion intéressante pour les jeunes auteurs, encore non publiés, comme en témoigne certaines signatures visibles sur coaltar.net.
Pour Hétérographe pourtant, Pierre Lepori a fait le choix du papier. “J'adore le web mais on y est noyé.” La disparition de plusieurs revues papier a par ailleurs ouvert “une place à prendre” dans le domaine. Bisannuelle, la revue Hétérographe sera un bel objet de 80 pages, avec une attention portée au graphisme puisqu'un artiste sera mandaté pour chaque numéro. Elle sera publiée par les Editions d'en bas et diffusée en librairie. Son site internet est “une plate-forme pour se faire connaître et un outil de diffusion. On a déjà 100 abonnés, dont plusieurs à l'étranger.”

 

Ouverture, liberté

Si concrétiser le projet d'une revue oblige à réfléchir à ces enjeux techniques – de support, de coûts et de diffusion –, Coaltar comme Hétérographe sont issus avant tout d'un désir. Celui de débattre, de partager, de réfléchir.
Le nom “coaltar” signifie “goudron obtenu par la distillation de la houille”, indique son site web. Pourquoi ce nom étrange? Il exprime une idée “d'empêtrement, d'enlisement, dont on doit se dégager, explique Marc Van Dongen. Un aspect collant, une pesanteur dont il faut se libérer.” Coaltar entend renouveler le questionnement sur la langue, s'ouvrir à toutes les contributions et mélanger les genres. “Il y a danger dans la mesure où cette démarche relève essentiellement du désir et que la volonté d'offrir une pluralité de points de vue implique de placer la barre assez haut sans vraiment connaître la hauteur des montants”, écrit Jean-Jacques Bonvin dans son éditorial. Le site démarre ainsi avec un premier vivier d'auteurs d'horizons différents (1) – littérature, théâtre, musique, arts plastiques. Polymorphe, il intègre du texte (critiques et créations), de l'image, du son et de la vidéo. “Il trouvera son identité par ses extensions progressives, nous verrons s'il se dégage une ligne plus précise au fil des mois”, note Marc Van Dongen. Le site sera renouvelé mensuellement au début, toutes les deux semaines ensuite. Des lectures téléchargeables en podcast sont prévues, par des comédiens.
Revendiquant son ouverture, Coaltar fonctionnera grâce aux contributions de ses membres et aux appels à textes sur des thèmes; une rubrique de traductions est en projet, tandis que l'accent sera mis sur les œuvres francophones au sens large. ---
--- “Coaltar écrit depuis la Suisse d'expression française (où se côtoient toutes les langues de la planète), pas sur celle-ci, dont les mérites et les symptômes ont été déployés ad nauseam depuis le milieu du siècle dernier”, écrit encore Jean-Jacques Bonvin dans son édito. “En matière de perception et d'expression, l'une de ses particularités est le ton de ce qui s'y écrit. Le baroque y est rare, comme l'est la préciosité.” Coaltar veut se libérer des carcans de la langue et de la “ghettoïsation romande”, précise Marc Van Dongen. Car aucun de ses auteurs, aussi divers soient-ils, “ne se reconnaît dans une littérature régionaliste – sans pour autant nier l'importance du lieu ou des circonstances”. Ce qui les réunit encore, c'est un sentiment commun “d'isolement dans la création, une volonté de rassemblement et l'envie d'une sorte d'état des lieux de la création aujourd'hui”.
Ce besoin de discussions “enthousiasmantes et passionnées” est aussi à l'origine d'Hétérographe. Pierre Lepori désirait réaliser un dossier sur la littérature homosexuelle dans le cadre de Viceversa littérature. Mais le cahier des charges de la revue imposait de se limiter au cadre suisse, ce qui n'avait pas de sens. “Je voulais poursuivre cette réflexion sur un domaine qui pose beaucoup de questions, qui reste à défricher. Je constatais aussi le manque de revues culturelles gays, disparues ou déplacées sur internet.” Le débat mène à la naissance d'Hétérographe, dont l'association est présidée par Silvia Ricci Lempen.

 

Décloisonnement

La revue proposera des textes critiques et de création, et s'ouvrira aux auteurs étrangers tout en gardant un ancrage suisse. “Il faut revendiquer d'où l'on parle, ce qui ne veut pas dire se cantonner à ce lieu.” Sous-titrée “revue suisse des homolittératures ou pas”, Hétérographe est présentée comme “un espace mouvant et ouvert, qui milite pour un décloisonnement des identités, se situant clairement du côté du queer, du questionnement des orientations sexuelles ou des genres, ce qui est déjà en soi le propre de la littérature”. Son cap restera avant tout littéraire, loin de tout “militantisme homosexuel”, selon Pierre Lepori. “Cela nous donne une plus grande liberté, la littérature ne défend pas des positions idéologiques.”

1) Dans ce collectif figurent notamment les écrivains Alain Bagnoud, et Philippe Renaud, qui a créé le séminaire de littérature romande à l’université de Genève –, le musicien Thierry Clerc, les poètes et plasticiens Colette et Günther Ruch...

 

Internet donne de la voix

«Même si elle est audio, utopod est une revue littéraire à part entière», revendique Lucas Moreno, concepteur du podcast des littératures de l'imaginaire (notre édition du 19 janvier 2008). «Nous publions de nouveaux auteurs, nous sommes attentifs au travail sur les textes et à la qualité de l'édition, au même titre que les revues traditionnelles.» La définition de ces dernières semble en pleine mutation: avec l'arrivée d'internet, la diffusion audio des textes est devenue une manière privilégiée de faire connaître des auteurs. «Internet offre une plate-forme pour écouter de la littérature vivante et contemporaine», explique Paul Ghidoni, l'un des fondateurs de la radio internet sheherazade.ch.


Lancée en septembre dernier par l'écrivain Urs Richle, sheherazade.ch se veut le portail des littératures suisses. Ici, ce sont les auteurs eux-mêmes qui lisent leurs textes, dans leur propre langue; sur utopod, des comédiens se font chaque mois lecteurs de nouvelles dans les genres de la science-fiction, du fantastique et de la fantasy. Les deux site diffusent des textes de création – pas de critiques.

Sheherazade.ch a l'ambition «de susciter l'envie de lire et de faire découvrir des auteurs», relève Paul Ghidoni. Dans l'idéal, elle entend privilégier les textes inédits et donner la parole à la littérature émergente, en invitant de jeunes auteurs qui ont peu ou pas encore publié. Autre envie: «Montrer d'autres facettes d'auteurs reconnus, comme Germano Zullo, connu surtout pour son écriture jeunesse.»

Ecoute et archivage

Une radio internet est un média complet, qui offre différentes écoutes possibles, détaille Paul Ghidoni. «Les gens peuvent soit s'abonner uniquement aux podcasts diffusés dans leur langue, soit écouter le programme en continu, comme sur une radio traditionnelle.» Les lectures sont introduites par une brève présentation de l'auteur et peuvent être accompagnées d'interviews, de pièces radiophoniques, de conférences ou d'enregistrements d'événements littéraires. Internet permet également l'archivage des fichiers, soit la création d'une base de données vivante de la littérature contemporaine en Suisse. «C'est un aspect important pour nous, explique M. Ghidoni. Cela permettra de conserver des textes qui ne seront pas forcément publiés.»

Les membres de sheherazade.ch sont bénévoles. La subvention reçue de Pro Helvetia défraie la gestion du site, mais sert surtout à rémunérer directement les auteurs. «Ils sont mieux payés que si nous passions par Prolitteris (société de gestion des droits d'auteur, ndlr), qui prélève un pourcentage et n'a pas légiféré sur la question.» C'est que le média, neuf, pose des questions juridiques encore non résolues. Pour l'heure, les écrivains cèdent à sheherazade.ch les droits de diffusion de l'extrait lu.

La radio web aimerait développer des «passerelles». Ainsi, Urs Richle, qui enseigne à l'Institut littéraire de Bienne, travaille à du contenu littéraire audio avec ses étudiants; un extrait de 15 minutes de Claude Amaudruz, paysan, DVD édité par les éditions des Sauvages, sera mis en ligne prochainement; et une collaboration est prévue avec le site littéraire suisse culturactif.ch. «Ces liens sont importants, c'est une forme légère qui permet de multiplier l'accès aux extraits», se réjouit Paul Ghidoni.

Spécialisation

Lancé il y a moins de deux ans, utopod se taille une belle reconnaissance au-delà des frontières romandes: invité officiel de l'édition 2008 des Utopiales, festival international de science-fiction qui s'est ouvert à Nantes mercredi et s'achève dimanche 2 novembre, utopod a été nominé dans la catégorie spéciale du Grand prix de l'imaginaire.

Lucas Moreno s'est spécialisé dans les littératures de l'imaginaire et le domaine de la nouvelle, souvent écartée par les éditeurs du genre. Utopod diffuse surtout des rééditions de nouvelles parues en revues ou dans des anthologies, après un important travail d'adaptation sonore. «Le label SF nous assure un lectorat spécialisé, même s'il existe un risque de se couper de ceux qui ne s'intéressent pas au genre, reconnaît Lucas Moreno. Mais la diffusion internet touche un public plus large, composé aussi de ceux qui aiment simplement écouter des podcasts.» Lui a choisi la diffusion audio «par passion», justement: «J'adorais les feuilletons radiophoniques, ces voix qui nous racontent des histoires. Je me suis aussi inspiré des Etats-Unis, où les auteurs de SF diffusent leurs textes sur le net autant en format pdf qu'audio.» Il espère pouvoir payer les auteurs et les comédiens lecteurs via des subventions dès l'année prochaine.

 

Panorama

La Suisse romande reste le berceau de plusieurs revues littéraires sur papier, qui offrent une place aux textes de création et de critique. Aperçu non exhaustif.

Fondée en 1836 à Lausanne, La Revue de Belles-Lettres consacre une large place à la poésie contemporaine, suisse et étrangère, avec un riche cahier critique et des textes inédits. Archipel, lancée en 1990 par les étudiants de français de l'université de Lausanne, s'articule autour d'un thème et publie des fictions inédites. Le Persil, édité par Marius Daniel Popescu, a fonctionné d'abord comme un laboratoire pour sa propre création et s'ouvre aujourd'hui aux textes d'autres écrivains. Créé en 1982, Le Passe-Muraille, propose des textes inédits, des critiques, des dossiers sur des auteurs, avec une attention à l'actualité et à la littérature suisse. Sillages est édité par l'association vaudoise des écrivains.

Revue culturelle du Jura bernois et de Bienne, Intervalles s'ouvre régulièrement à la littérature, tout comme la revue d'art Trou, basée à Moutier.

Viceversa littérature, revue annuelle trilingue des littératures de Suisse, retrace le panorama de l'année littéraire, avec des dossiers thématiques et sur des auteurs. Son pendant internet, culturactif.ch, suit chaque mois l'actualité littéraire helvétique.

Enfin, la revue de création littéraire Coma (4 numéros à ce jour) est une mystérieuse livraison qui ne porte pas de signatures et n'affiche aucun éditeur...

 

Subventions

Les revues papier vivent grâce au bénévolat de leurs rédacteurs, aux abonnements – de particuliers et d'institutions –, relativement importants1, et aux subventions. Toutes sont en effet soutenues par la Loterie romande ou Pro Helvetia. Ce qui leur permet notamment de baisser le prix de vente au numéro. En 2008, Pro Helvetia a subventionné La Revue de Belles-Lettres et Le Persil; elle verse des subsides ponctuels à des revues étrangères à l'occasion d'un numéro suisse (Europe notamment), et a soutenu Ecriture et [VWA] chaque année jusqu'à leur disparition. «Le seul critère qui préside à l'attribution d'une subvention est celui de la qualité du projet», explique Isabelle Rüf, membre du Conseil de fondation de l'institution. «Pro Helvetia est a priori favorable si celui-ci est cohérent, surtout dans le domaine latin.» Elle entre également en matière sur les initiatives internet, et soutient la radio sheherazade.ch.