LITTÉRATURE En 1964, l'auteur albanais Mehmet Myftiu a été persécuté pour «L'Ecrivain», aujourd'hui traduit en français. Rencontre, et aperçu des lettres et de l'art dans l'Albanie d'aujourd'hui.

 

«Je suis très heureux que L'Ecrivain sorte en Suisse, symbole pour moi de l'humanisme et de la liberté. Je suis fier que ce soit ma fille Bessa qui l'ait traduit et qu'elle écrive elle aussi, poursuivant le même chemin que moi», dit Mehmet Myftiu, qui a fait le voyage depuis Tirana pour assister au vernissage de son roman mercredi prochain à Genève. A l'initiative de l'Association pour une Maison de la littérature à Genève, une soirée mêlera en effet, au Palais Mascotte, lecture bilingue, concert et festivités balkaniques (voir ci-dessous), pour fêter la sortie en français de ce témoignage qui appartient aujourd'hui au patrimoine albanais: publié en Albanie après la chute du régime en 1991, L'Ecrivain fait partie du programme des gymnases et d'une anthologie destinée à l'école obligatoire.

 

«Périlleusement franc»

Mais à l'époque, il vaut à son auteur internement et interdiction d'enseigner: pendant vingt-cinq ans, Mehmet Myftiu vendra des cigarettes dans un kiosque de Tirana. Rencontré en compagnie de sa fille Bessa Myftiu, écrivaine établie à Genève qui fait office d'interprète, l'auteur rit en se rappelant qu'il avait alors été déclaré malade mental et «ennemi du peuple». C'était en 1964, dix ans après son retour du camp de travail forcé où il avait été envoyé pour avoir défendu la liberté d'expression de son confrère Kacem Trebeshina (emprisonné pendant vingt-cinq ans sous le régime communiste). C'est cette période que raconte L'Ecrivain, récit autobiographique qui détaille ses désillusions, son déchirement entre fidélité à l'idéal communiste et désir d'écrire une grande oeuvre littéraire. Mehmet Myftiu ne comptait pas le publier. Mais l'un de ses amis, qui travaillait au Comité central en tant que secrétaire d'Enver Hoxha, le convainc de le faire lire au dictateur lui-même. Par «naïveté», dit aujourd'hui Myftiu. Lui est curieux: «Je me disais: 'Pour connaître le tigre, il faut aller dans sa grotte.' Je n'étais pas vraiment conscient du risque que je prenais – je m'en doutais un peu, mais pas à ce point-là.» La réaction ne se fera pas attendre. Après son exclusion, Mehmet Myftiu continuera malgré tout à écrire sans chercher à publier, «en développant les mêmes thèmes, dans la direction de mon âme et sans compromis».

L'homme est «périlleusement franc», écrit son ami Ismaïl Kadaré dans sa préface à Ma Légende, de Bessa Myftiu, dont un extrait est reproduit au début de L'Ecrivain. C'est qu'il a vu la mort en face: «On vit autrement ensuite, on n'a jamais plus peur», raconte aujourd'hui Mehmet Myftiu à propos de cet épisode. L'auteur né en 1930 avait alors 12 ans, il avait rejoint la résistance et avait été enfermé par les nazis dans le camp de concentration de Pristina. Son jeune âge le sauve d'une exécution collective. «Mais je n'étais pas heureux d'échapper à l'exécution, poursuit-il. Tous mes amis ont été tués, je voulais rester avec eux.» A la démolition du camp en 1944, il rentre à Tirana. Ces événements sont au coeur de son précédent roman autobiographique, Léka, un enfant partisan.

La suite, il la raconte dans L'Ecrivain, qui met en scène Besnik, journaliste et auteur dans le Tirana des années 1950-1953. Comme Mehmet Myftiu, Besnik reçoit le premier prix en prose de la Ligue des écrivains albanais en 1951 et rêve de gloire littéraire. Lui qui s'est battu très jeune contre les nazis et pour l'avènement du communisme – promesse d'une société où tous seraient égaux – sera bientôt confronté au schématisme et au mensonge que le réalisme soviétique impose à la littérature. L'art et le socialisme sont incompatibles, lui dit son ami l'écrivain Hysen (alter ego de Trebeshina). Besnik prend ses distances avec les auteurs officiels de la Ligue, qui qualifient l'oeuvre d'Hysen de réactionnaire, et exprimera son opinion lors d'un procès public. «On ne s'est pas battu pour que les gens n'aient pas le droit de dire ce qu'ils pensent», commente Mehmet Myftiu. Cela lui vaut d'être envoyé dans un camp de travail, où il côtoie ses anciens ennemis fascistes. A son retour à Tirana, Besnik croit encore pouvoir créer une belle oeuvre socialiste. Il perdra peu à peu ses illusions. Quelques années plus tard, il est interné après que son nouveau roman a été lu par le directeur de la culture et de la propagande...

 

Contre le dogme, l'humanisme

Dans L'Ecrivain, Hysen formule à merveille l'incompatibilité entre dogme esthétique et littérature. «Tu as un grand défaut», dit-il à Besnik: «'Tu définis un dénouement et puis tu essayes à tout prix de le démontrer. Mais l'art ne se fait pas ainsi. Les personnages doivent être libres. On ne peut pas violer la vie.' Besnik imagina ses personnages se comporter librement et comprit que s'il écrivait ainsi, le socialisme serait souillé.» Pendant longtemps, il met la faute sur les personnes, non sur le système. Mais «ce système n'aime pas l'art», lui dit Hysen. Le dilemme de Besnik en fait un personnage unique dans la littérature albanaise, selon Bessa Myftiu.

Car «un grand style va avec une âme libre et avec la sincérité», remarque Mehmet Myftiu. La langue des écrivains officiels était «soit artificielle, soit archaïque. Même en poésie, il était interdit d'écrire sur la douleur de la séparation, par exemple: il fallait dire que construire ensemble le communisme était plus important que l'amour. C'était impossible d'être contre, mais possible de montrer de la retenue. On pouvait aussi lire les classiques.»

Autre chose a choqué Enver Hoxha, raconte Bessa Myftiu: «Au camp de travail, Besnik rencontre ses ennemis politiques, décrits comme des gens ordinaires avec leurs qualités et leurs défauts.» «Mon ami, secrétaire de Hoxha, m'a raconté que le dictateur devenait blanc de rage en lisant cela», renchérit Mehmet Myftiu. «Le personnage de Genci existe lui aussi, c'était un fasciste qui honorait Hitler et Néron et on était pourtant amis, raconte-t-il. Au-delà des séparations créées par les classes sociales et les idéologies, il y a l'humain. Mon roman n'est pas une création, mais la description d'une réalité.» Un humanisme inacceptable pour le régime.

 

Le silence des dissidents

En abordant ses doutes et ses réflexions à travers le personnage de Besnik, Mehmet Myftiu a choisi: en accord avec ses convictions, il a pris le risque de l'exclusion. C'est sans doute pour cela qu'il dit avoir été «heureux de sa persécution». Il a toujours été joyeux, raconte sa fille, qui parle de cette période dans son livre Confessions des lieux disparus. «On ne pouvait pas aller plus bas, notre malheur était donc stable et il n'y avait plus de raison d'avoir peur. Mon père continuait d'écrire, sans volonté de publier. Libre et sans compromission.» Et Mehmet Myftiu de compléter: «J'ai été heureux en cellule, chez les fascistes, dans les prisons communistes. Socrate disait qu'on n'a besoin de rien pour être heureux: le bonheur est en soi, pas à l'extérieur.»

A l'époque, rares sont les auteurs à avoir eu cette intégrité. Le statut de ces «ingénieurs de l'âme», selon les termes de Staline, était privilégié et ils bénéficiaient de nombreux avantages. Pas tous n'avaient alors conscience de la nature du régime, mais ceux qui y étaient opposés ne l'exprimaient pas, «même sous le manteau». Ils ont été obligés de faire des compromis, selon Mehmet Myftiu. Avec lui, Trebeshina est le seul à s'être exprimé de manière dissidente: en prison, il écrivait du théâtre, mettant en scène les paysans riches et libres d'avant la guerre. «Ecrire sur le passé était sa façon de résister.» Quant à Kadaré, «il a fait comme tous: on savait qu'il était contre le gouvernement, après chacune de ses oeuvres il subissait des intimidations, mais il était connu à l'étranger et ça le protégeait, raconte Mehmet Myftiu. Nous parlions ensemble contre le régime et gardions le secret sur ces discussions.»

Pendant ces années où L'Ecrivain dormait dans un coffre de la maison familiale, Bessa Myftiu l'a donné à lire en cachette à ses amis. Ils le lisaient «en deux jours, de nuit, le rendant très vite de peur d'être surpris avec», raconte-t-elle. Après la chute du régime, c'est grâce à eux qu'il a trouvé tout de suite un éditeur. Il a été bien accueilli par public albanais, tout comme les livres de Trebeshina.

Aujourd'hui, Mehmet Myftiu voit dans le socialisme «un système avorté», même s'il a transformé un monde quasi féodal en pays industrialisé, apportant l'électricité, l'alphabétisation, l'émancipation des femmes. Mais «plus le temps passe, plus ce qui était au début utopique devient réactionnaire. L'utopie devient dogme et génère la violence.» Le monde doit être enveloppé par des idées humanistes, écrit-il dans A la Recherche de la liberté. Il se montre critique envers la classe politique albanaise actuelle, «corrompue et incompétente». Mais «ce n'est pas la même déception que j'ai ressentie pour le communisme, car je ne croyais pas en cette démocratie». La démocratie, «c'est le libre marché, où le plus fort sort du lot. Et le capitalisme tient allumée la lutte atomique.»

 

Vernissage. Mercredi 28 janvier 2009 au Palais Mascotte, 43 rue de Berne, Genève. 

Lire. Mehmet Myftiu, L’Ecrivain, traduit de l’albanais par Bessa Myftiu, Ed. d’en bas & Ovadia, 2009 (en librairie début février); A la Recherche de la liberté, essai, poche, Ed. Ovadia, 2009; Leka, un enfant partisan, traduit de l’albanais par Élisabeth Chabuel, Ed. Noir sur blanc, 1999.

 

Lettres du pays des aigles

Pendant cinquante ans, l'Albanie a été coupée du monde et les éditions d'Etat Naim Frashëri avaient le monopole de publier des oeuvres filtrées idéologiquement. «A la chute du régime en 1991, la parole s'est libérée et presque tout le monde s'est mis à écrire», explique depuis Bruxelles Safet Kryemadhi, d'origine albanaise, qui suit attentivement la littérature du pays. La poésie, très populaire, précède l'écriture romanesque et le théâtre. «Il ne faut pas oublier que la culture populaire balkanique est de tradition orale, rappelle M. Kryemadhi. Et qu'après la Seconde Guerre mondiale, l'Albanie comptait 90% d'analphabètes.»

Avec la fin du communisme, donc, le marché se libéralise: «Ceux qui disposent de moyens publient à compte d'auteur», raconte Safet Kryemadhi. Cette effervescence littéraire va de pair avec un dispositif éditorial désorganisé: aujourd'hui, les anciennes éditions d'Etat publient le patrimoine classique, il existe quelques grandes maisons d'édition prestigieuses (Onufri, Toena) à côté de nombreux petits éditeurs fragiles. Les écrivains reconnus négocient leurs droits d'auteurs, dans la perspective d'une traduction à l'étranger. Les jeunes auteurs ou les anonymes prennent eux-mêmes en charge les frais de publication. «Les maisons d'édition ont plus un rôle d'imprimeur qu'une vraie politique éditoriale, on trouve donc à boire et à manger.» Conséquence: «Les lecteurs n'ont pas confiance dans la littérature albanaise, car beaucoup de livres sont mauvais», estime le traducteur Robert Elsie, joint aux Pays-Bas.

Ces maisons publient beaucoup, mais à de faibles tirages – les Albanais lisent peu. «Il y a moins d'intérêt aujourd'hui pour les choses de l'esprit, note Safet Kryemadhi. Le mot d'ordre est 'enrichissez-vous'.» Enfin, les éditeurs sont tournés vers l'extérieur – tous espèrent vendre les droits de leurs auteurs à l'étranger. Pour les écrivains, là réside d'ailleurs la véritable reconnaissance. Concurrencés par les titres étrangers, ils vendent peu en Albanie – entre 100 et 200 exemplaires de leur livre, selon Robert Elsie.

 

Engouement pour l'Europe

C'est que tout ce qui vient d'Europe suscite l'engouement. «C'est un signe de modernité, continue Robert Elsie. L'influence de la littérature étrangère est très forte: les Albanais découvrent un pan de la culture duquel ils ont été coupés pendant cinquante ans et qui dévoile des mondes nouveaux.» Il règne ainsi dans le pays «une immense avidité de savoir», note Safet Kryemadhi. «Les classiques sont également très appréciés. Beaucoup de livres ont longtemps été mis à l'index: si on pouvait lire Balzac ou Victor Hugo, l'existentialisme était par exemple interdit.»

Les auteurs albanais eux-mêmes s'inspirent «plus ou moins bien» des thèmes et du style des auteurs étrangers, continue M. Kryemadhi. «Les avant-gardes européennes (surréaliste notamment) sont par exemple copiées mais sans l'esprit qui les animait. C'est à la fois un passage nécessaire pour se réapproprier tout un pan de la culture moderne, mais cela traduit aussi un manque de confiance envers les thèmes propres à leur pays, à leur écriture.»

 

Une littérature coup de poing

Mais les bons auteurs existent. On trouve chez certains cette «petite musique personnelle, comme chez Bessa Myftiu, sorte de Sagan albanaise par sa façon d'habiller le tragique de lumière», note M. Kryemadhi. «En Albanie, chacun est légataire d'un roman familial qui regorge de mythes et de thèmes littéraires, de catastrophes économiques, sociales, politiques et individuelles, rappelle-t-il. Le chaos qui règne aujourd'hui, cette schizophrénie entre le monde soviétique stalinien et l'ultra libéralisme, offre matière à écrire. La littérature c'est l'exploration des failles, l'attraction des gouffres.» La jeune génération se frotte ainsi aux problèmes contemporains: destruction de la cellule familiale, mélange de tradition conservatrice et de post-modernité exacerbée, déchirement entre un passé décrié, un présent décevant et un avenir qui fuit à l'horizon.

Après la chute du parti unique, l'exode rural a été important: en quinze ans, Tirana est passée de 250 000 à près d'un million d'habitants et les infrastructures n'ont pas suivi. Les populations du Nord, issues d'une culture clanique, sont soudain plongées dans la modernité urbaine: les écrivains abordent aussi ces tensions, tout en tournant en dérision les idéologies, poursuit M. Kryemadhi. On est loin de cette «littérature française très autocentrée, forme littéraire vide qui étire l'ennui à l'infini. C'est une littérature âpre, dure, coup de poing.»

Et de citer Virion Graçi, dont le roman sur l'émigration albanaise en Grèce (Le Paradis des fous) a été repris dans la collection noire de Gallimard. «Pas besoin d'imagination pour raconter l'horreur quotidienne des années de transition.» Autre exemple: Fatos Kongoli, prof de maths formé en Chine, qui a commencé à publier après la chute du régime. «C'est l'écrivain du désabusement, du cynisme dans les relations sociales. Il met en scène des paumés, des vies étriquées, la corruption des relations et des moeurs d'aujourd'hui, le conditionnement de l'ancien régime qui a créé des pathologies sociales.»

Des sujets auparavant tabous émergent, notamment dans la littérature féminine. «Ornela Vorpsi aborde l'expérience d'une jeune fille sous le communisme en parlant du corps et de l'intimité», explique Robert Elsie. Les auteures parlent de réputation et de vertu, de la difficulté de construire une carrière dans un monde machiste, de sexualité. La poétesse Mimoza Ahmeti est ainsi considérée comme l'un des «enfants terribles» des années 1990, qui explore le désir et la sensualité au féminin dans des vers cristallins (Délirium).

 

Dans une autre langue

Elvira Dones a écrit en italien Soleil brûlé, roman percutant sur la prostitution publié en Italie et en France. Très connue en Albanie, elle vit aux Etats-Unis. Ornela Vorpsi écrit en italien et ne souhaite pas être traduite en albanais, estimant que le public n'est pas prêt à recevoir ses textes. Comme Bessa Myftiu, Dones et Vorpsi se sont détournées de leur langue. «L'albanais induit une sorte de censure inconsciente, un code de survie, analyse Bessa Myftiu. Ecrire en français m'évite de me censurer, c'est un exercice de style qui empêche les automatismes et les clichés: chaque phrase est inventée, c'est un acte de création plus pur.»

Si peu d'auteurs albanais sont traduits, les meilleurs le sont: la traduction joue un rôle de filtre de qualité. Mais il existe encore peu de traducteurs littéraires depuis l'albanais. Canadien d'origine, Robert Elsie est le seul à traduire cette langue vers l'anglais. L'Italie est mieux lotie, qui s'intéresse à ce voisin à la fois proche et différent, si longtemps fermé au monde. Basée à Lecce, la maison d'édition Besa est largement consacrée aux auteurs albanais, à la culture et à l'histoire du pays. Enfin, le monde francophone se montre davantage attentif à la littérature albanaise qu'à celle de ses voisins balkaniques, se réjouit M. Kryemadhi.

 

Infos sur la littérature albanaise: voir le site de Robert Elsie, www.elsie.de et www. albanianliterature.com

 

http://www.lecourrier.ch/la_force_du_non