GENÈVE - Au Théâtre du Grütli, Bernard Schlurick pointe son «Observatoire dramaturgique» sur Heiner Müller. Entretien.

 

Il fait dialoguer les textes, tisse des liens entre les disciplines, jette des ponts entre les auteurs et les époques. Pas étonnant qu'il ait enseigné la littérature comparée à l'université de Genève. Pas étonnant, non plus, qu'il ne se soit pas senti à sa place dans le milieu académique. «Je suis venu au théâtre par haine des spécialisations», dit Bernard Schlurick. C'était en 2006, lors de la première saison de Michèle Pralong et Maya Bösch à la tête du Théâtre du Grütli. Depuis, il y intervient en tant que dramaturge et a lancé l'«Observatoire dramaturgique», où il propose une lecture critique des pièces jouées à Genève.

Depuis janvier, l'Observatoire dramaturgique a lieu les premiers jeudis du mois autour d'Heiner Müller, auquel le Grütli consacre sa saison. «Qu'au lieu de lire les textes, on ne s'intéresse plus aujourd'hui qu'à ce qui se cache derrière, c'est la preuve d'un profond déclin culturel», écrivait déjà l'homme de théâtre est-allemand... Bernard Schlurick parlera ce jeudi de l'«Utilité des lectures et futilité des biographies». Interview.

 

Vous êtes passé d'une approche académique des textes à leur lecture dans un contexte théâtral. Quelle différence?

Bernard Schlurick: L'université est un lieu de compétences, mais qui manque de vie, où les départements sont cloisonnés. De l'autre côté, les gens du théâtre méconnaissent le savoir académique sur les textes. J'ai voulu créer une interface où les deux approches pouvaient se rencontrer et dialoguer. Au théâtre, je suis chez moi. Le savoir n'est plus désincarné, il n'est plus une fin en soi mais trouve un prolongement pratique, c'est une aventure. Alors que l'université se demande «qu'est-ce que cela signifie?», ce qui m'intéresse est la performativité du texte: en quoi lire Shakespeare ou Dante me modifie?

En tant que dramaturge, je propose une lecture des textes. Le metteur en scène Marc Liebens m'a engagé pour Les Sept contre Thèbes, d'Eschyle, et je travaille actuellement avec le chorégraphe Jozsef Trefeli sur la dramaturgie d'Orphée, programmée dans deux semaines à la Parfumerie. Mais la tradition francophone se méfie des dramaturges, il y a une certaine résistance des metteurs en scène. Or pour bien voir, il faut savoir. J'irai plus loin: savoir, c'est «voir ça», voir l'inconscient du texte. Cela demande une sensibilité analytique à ce qui s'y joue.

 

Demain, vous parlerez de la «futilité des biographies» à partir de l'oeuvre de Müller: son parcours n'est-il d'aucune utilité pour comprendre son oeuvre?

Quand Müller a écrit Quartett, la rumeur raconte qu'il vivait dans une maison à deux étages où sa femme couchait au premier avec son amant. Mais Müller était déjà divorcé à l'époque, il s'en fichait. En revanche, il a rédigé Quartett sur la première machine à écrire électronique: ce qu'il écrivait s'imprimait une fois qu'il avait fini la ligne, il était complètement stupéfait par la distanciation que cela impliquait, et qui l'a libéré. Cet usage-là de la biographie est intéressant. Mais focaliser sur la vie intime des auteurs n'a plus rien à voir avec la littérature: on est là dans le fait divers, le sensationnalisme.

 

Les médias n'ont-ils pas de plus en plus tendance à privilégier cette manière de parler des textes?

Plus l'auteur prend de la place, moins il en reste pour son oeuvre, et inversement. On est dans l'inflation du moi qui écrit, alors que pour écrire il faut être au-delà du moi. Evitons de mélanger le personnage et l'auteur! Dire «je ne lis pas Céline car il était antisémite» est absurde. Il faut au contraire lire son oeuvre et voir ce que son écriture dit contre Céline même. Ces effets de vérité vont au-delà de la petite histoire, de la biographie. On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, disait Gide. Si Shakespeare et Dostoïevski sont immenses, c'est qu'ils s'incarnent totalement dans leurs personnages, même quand ceux-ci sont du côté du mal. Leur liberté vient de leur capacité à créer des mondes qui leur échappaient complètement, alors que la littérature française fait aujourd'hui dans le petit, dans l'autofiction qui exacerbe le moi.

 

A l'inverse, quand Heiner Müller écrit, ce n'est pas pour exprimer sa personnalité.

Ce qui m'intéresse ici, c'est son anonymat, fondamental si l'on veut pouvoir aborder tous les rôles. Müller est un auteur idéal, une machine d'écriture qui disait: «Je n'ai aucun succès, j'ai un impact.» Il s'appuie sur Shakespeare, sur Laclos: jamais il ne dit «moi je», il est toujours en dialogue avec d'autres textes, qu'il réécrit.

C'est pour moi le signe d'un véritable auteur. L'invention littéraire est une forme de discours critique en acte, donc créatrice. L'écrivain repère dans les textes des virtualités non explorées par son auteur à l'époque, qu'il dévoile et réécrit. Ainsi, Laclos laisse dans l'ombre le personnage de Merteuil en tant que femme qui revendique sa jouissance; dans Quartett, Müller fait surgir cet aspect. Mais on ne peut pas lire et faire n'importe quoi, en tant qu'auteur ou metteur en scène.

 

D'où l'utilité du dramaturge?

En effet. Pour faire ces choix, il faut savoir lire... 

 

Je 5 mars 2009 à 18h, Théâtre du Grütli, 2e étage, 16 rue Général-Dufour. Entrée libre. Les interventions de Bernard Schlurick peuvent être écoutées sur www.grutli.ch

 

http://www.lecourrier.ch/l_anonymat_est_pour_moi_le_signe_d_un_veritable_auteur