«MAX FRISCH CITOYEN» Le réalisateur Matthias von Gunten suit le parcours de l'écrivain zurichois en tant que témoin de son époque. Une voix consciente de sa responsabilité, qui reste d'une pertinence absolue.

 

«Après la mort de Frisch, j'en ai conclu que la dernière voix capable d'ébranler les pensées de ses contemporains, public ou adversaires – autrement dit, une voix que l'on attend – s'était éteinte», écrit le réalisateur bâlois Matthias von Gunten. Dans Max Frisch citoyen, il fait revivre la parole du génial auteur de Stiller et Homo Faber, dont les prises de position ont retenti largement au-delà des frontières helvétiques. Max Frisch (1911-1991) n'a cessé de s'interroger sur l'attitude à adopter face aux bouleversements du monde. Ce qui fait la force de sa pensée, relève avec justesse le réalisateur, c'est que ses considérations «n'étaient pas simplement politiques, idéologiques ou moralisantes, mais qu'il s'évertuait constamment à les rattacher à un questionnement général sur l'être humain – qu'il testait en premier lieu sur lui-même».

Entre poésie et politique, ses Journaux (1946-1949 et 1966-1971) témoignent de cette hauteur d'exigence. Matthias von Gunten puise dans ces écrits, où la parole de Frisch résonne vivante, portée par le doute et une féconde autocritique. Mêlant textes et discours de l'auteur zurichois, images d'archives et témoignages, Max Frisch citoyen retrace le parcours intellectuel d'un homme qui fut le sismographe de son époque – «Ce n'est pas nous qui écrivons: nous sommes écrits», notait-il.

 

Fiché pendant 43 ans

Le documentaire est structuré par le fil rouge de l'engagement, qui déroule en parallèle actualité politique et vie privée de Frisch. Ses années d'études, la mobilisation («une demi-heure suffit pour cesser de penser», écrira-t-il au sortir de la guerre dans son Journal, alors architecte à Zurich), l'amitié avec Brecht et Dürrenmatt, le séjour à New York, ses deux mariages et sa relation avec l'écrivaine Ingeborg Bachmann, les déménagements à Rome, au Tessin, etc., sont ponctués par les réflexions de Frisch. Sa parole d'homme libre et inquiet surprend, ouvre et réveille, sa dimension littéraire lui conférant une actualité intacte: c'est dans une langue taillée pour secouer les discours standardisés qu'il réfléchit sur l'attitude de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale et la période troublée d'après-guerre, sur le terrorisme à l'heure de la Fraction armée rouge, sur la guerre du Vietnam ou le Mur de Berlin.

Matthias von Gunten a également rencontré plusieurs personnalités qui ont connu Frisch et dont les témoignages éclairent l'homme et l'écrivain: l'artiste Gottfried Honegger, les auteurs Peter Bichsel, Günter Grass et Christa Wolf, Henry Kissinger – qui invita Frisch à déjeuner à la Maison blanche en plein conflit du Vietnam – ou le chancelier Helmut Schmidt, qui aimait dialoguer avec les intellectuels et convia plusieurs fois l'auteur zurichois.

On s'en doute, Frisch n'était pas vraiment apprécié par les autorités suisses. Ses séjours en Allemagne de l'Est et sa participation au Congrès pour la paix en Pologne (1948) l'ont rendu suspect; en 1989, son pamphlet sur l'armée fait beaucoup de bruit. L'affaire des fiches éclate quelques jours avant sa mort. Il a été surveillé pendant 43 ans, bien qu'aucune note dans ses fiches n'indique un comportement anticonstitutionnel: «Ainsi, la sécurité de l'Etat, telle qu'elle est appliquée, devient une institution anticonstitutionnelle. Ce qui me relie encore à cet Etat aujourd'hui: un passeport (dont je n'aurai plus besoin).»

Où sont passés les écrivains engagés? En Suisse alémanique, la question fait débat depuis que le dramaturge Lukas Bärfuss s'est interrogé, en 2007 dans le Tages-Anzeiger, sur les raisons du silence des intellectuels face à la montée de l'extrême droite populiste. «Je le reconnais: la responsabilité de l'écrivain n'était pas au programme, écrivait Frisch. Elle tend à s'insinuer avec le succès, et bien que certains la réfutent en bloc, d'autres n'y parviennent pas.»

http://www.lecourrier.ch/frisch_l_intranquille