LITTÉRATURE Chercheur à l'université de Lausanne, Jean Kaempfer s'est intéressé à la manière dont les romanciers se sont emparés de la figure du Christ. Entretien.

 

S'en tenir aux seuls faits prouvés tiendrait en quelques lignes et les Evangiles eux-mêmes ne comptent pas plus d'une cinquantaine de pages. De Vie de Jésus d'Ernest Renan (1863) à L'Evangile selon Jésus Christ de José Saramago (1991), en passant par La Dernière tentation du Christ (1955) de Nikos Kazantzakis, les écrivains qui se sont frottés au récit biblique ont considérablement amplifié la trame des Evangiles. C'est en utilisant les outils de la fiction romanesque qu'ils ont tenté de comprendre l'articulation entre la figure messianique et le Jésus historique; leur image du Christ reflète aussi leur propre questionnement et celui de leur époque. C'est ce qu'a étudié Jean Kaempfer, professeur à la section de français de l'université de Lausanne et collaborateur du projet de recherche interdisciplinaire «Usages de Jésus au XXe siècle», qui se clôt par un colloque international du 7 au 9 mai à Lausanne (1). Interview.

 

Les romanciers qui ont écrit sur Jésus ont subi les foudres de l'Eglise. La fiction est-elle forcément blasphématoire?

Jean Kaempfer: Le récit biblique, en tant que lieu de projection de la foi, est réservé à un usage religieux et s'accommode mal de l'usage fictif où la question de la vérité n'est pas pertinente, puisqu'il n'y a plus de vérité absolue. Le roman implique un autre contrat de lecture, fictif, et opère ainsi une profanisation de la figure de Jésus: on retire Jésus de l'univers religieux pour le faire entrer dans le profane. Et cette profanisation peut être perçue comme une profanation par les croyants.

 

Qu'est-ce qui distingue ces romans?

– Les écrivains ont considérablement augmenté le texte des Evangiles – le récit de Renan, les romans de Kazantzakis et Saramago, avoisinent les 500 pages. Il s'agit d'abord de replonger Jésus dans son contexte idéologique, de décrire l'effervescence autour de l'attente d'un Messie et la manière dont il s'intègre dans cet horizon. On montre la grande diversité de la Palestine de l'époque, les pouvoirs religieux et politique (Hérode, l'occupant romain), l'opposition entre la Galilée agreste et la plus désertique Jérusalem, les sacrifices sanglants du Temple... Tout ceci, décrit de façon très sensible, resitue Jésus dans son époque.

Intervient ensuite la volonté de multiplier les points de vue sur le Christ – ainsi des Evangiles selon Judas, selon Ponce Pilate, etc. Kazantzakis, par exemple, détaille les questions, les hésitations et les doutes de plusieurs personnages au sujet de Jésus et montre de façon passionnante la figure du Messie en train de se construire.

Enfin, les romanciers interrogent les points «chauds» des Evangiles, notamment les miracles. Comment sont-ils possibles? Le royaume des cieux est-il de ce monde? Quel est le sens de la mission de Jésus? Comment devient-il prophète, comment sait-il qu'il est le Messie? La grande nouveauté, privilège des romanciers, est de nous faire entrer dans l'esprit de Jésus. Ernest Renan a été le premier à oser cette intériorisation, qui a été perçue comme sacrilège.

 

La notion de «vérité» n'étant plus pertinente, qu'est-ce qui motive les auteurs à s'emparer du récit biblique?

– Kazantzakis ou Saramago ont un rapport querelleur aux «grands récits», qui recèlent à leurs yeux des enjeux pour lesquels il vaut la peine de se battre. Ils ont passé des années de leur vie à creuser des questions qui les passionnaient – l'âme et le corps pour Kazantzakis, le merveilleux pour Saramago. Ce dernier, athée, oppose le merveilleux chrétien au merveilleux terrestre, à la volonté de dépassement. Kazantzakis, lui, a humanisé le Christ, le montrant torturé, hésitant, empli de doutes. Il en fait aussi un réformateur social. La dimension révolutionnaire est l'une des visions modernes de Jésus, perçu comme quelqu'un qui lutte contre les puissants et se pose sérieusement la question de l'amélioration du sort de l'homme. On croit alors aux utopies révolutionnaires et Jésus est un allié. En l'humanisant, en l'enlevant à l'Eglise, on en fait un autre usage.

 

Et quel usage en font les récits d'aujourd'hui?

– Nous sommes dans la théorie du complot, qui se focalise sur l'Eglise davantage que sur la figure et le message de Jésus. Ce genre est basé sur l'idée d'un «cinquième Evangile» qui dévoilerait du neuf sur Jésus, remettant en question ce qu'on a toujours cru. On découvre de nouveaux textes, ou le vrai tombeau de Jésus, enterré aux côtés d'une femme... C'est le filon exploité par Dan Brown dans Da Vinci Code. La bande dessinée s'y est mise aussi, notamment Le Linceul de Laurent Bidot, et Le Triangle secret du franc-maçon Didier Convard – où ce n'est pas Jésus qui est mort sur la croix mais son frère jumeau.

Ces fictions opposent la réalité authentique de Jésus à la prédication d'une Eglise qui propage des formes sclérosées de son message. Les théories du complot impliquent donc l'Eglise, le Vatican, l'Opus Dei... autant d'institutions soupçonnées de savoir des vérités qu'elles cachent au monde pour conserver leur pouvoir. Le mystère est ici un secret à garder, plus géopolitique que religieux. Le Triangle secret ne se concentre pas en priorité sur le message du Christ mais s'attache surtout à montrer comment l'Eglise ne veut pas perdre sa crédibilité.

 

Qu'est-ce que cette tendance nous dit du monde actuel?

– Cet usage de Jésus signifie la faillite des grands récits qui caractérise la post-modernité. On ne croit plus en une seule vérité et chacun se fabrique aujourd'hui son kit de croyances individuel. Ces théories du complot entrent dans une crise plus large des institutions, où toutes sont décrédibilisées, l'Eglise parmi d'autres – l'Etat, le Parti communiste... Derrière ces grandes institutions perçues comme mortifères, il s'agit de retrouver un homme, un message particulier à transmettre.

 

Cette idée d'un secret qu'on nous cache ne traduit-elle pas aussi un besoin de mystère?

– En effet. Nous vivons dans un siècle de déchristianisation assez rapide et dans un village planétaire où Internet rend possible de tout voir, c'est-à-dire qu'une preuve de tout peut être donnée en image. Cela réactive le syndrome de Saint Thomas: «Je veux le voir pour y croire.» Du coup, le problème est de faire la différence entre le monde tel qu'il existe et ces images: tout n'est-il pas simulacre? C'est le sujet du film Matrix. Face à cette inquiétude, on constate un retour à l'énigme: on n'aura jamais de réponse, on ne saura pas le mot de l'énigme, cela engage donc ma responsabilité par rapport au sens. Je dois décider. Donc je dois sortir du syndrome de Saint Thomas. C'est un acte de foi, qui rouvre une dimension de croyance dans un univers où il n'y a plus d'espace pour croire à ce qu'on ne nous a pas montré. Or Jésus est par excellence la figure qui incarne l'espace incertain de ces paris sur le sens: à ce titre, il est plus actuel que jamais.

1) Le projet de recherche a fait l'objet d'un séminaire interdisciplinaire au semestre du printemps 2008 à l'université de Lausanne, d'un numéro de la revue Etudes de lettres (juin 2008) et d'un colloque intitulé "Jésus en représentations" (mai 2009).

 

http://www.lecourrier.ch/la_vie_de_jesus_tout_un_roman