REVUE Le premier numéro d'«Hétérographe» fait dialoguer textes de création inédits, entretiens et essais pour décloisonner les identités sexuelles et questionner les genres. Stimulant.

 

Chez l'hippocampe, c'est le mâle qui porte les oeufs dans sa poche ventrale: l'animal orne la couverture du premier numéro d'Hétérographe, revue suisse bisannuelle «des homolittératures ou pas:». Etrange intitulé et séduisant logo, qui sont tout un programme: Hétérographe se veut «un espace mouvant et ouvert, qui milite pour un décloisonnement des identités, se situant clairement du côté du queer, du questionnement des orientations sexuelles ou des genres, ce qui est déjà en soi le propre de la littérature», peut-on lire sur son site internet.

Tout juste sortie de presse et lancée officiellement aujourd'hui par une table ronde au Salon du livre, la revue est un «lieu de création et de débat» qui s'adresse à tous les publics – pas uniquement homosexuel. Textes inédits en français et en traduction, entretiens et articles auscultent les rapports entre corps, littérature et identités sexuelles, remettant en question les barrières identitaires dans un discours ouvert et foisonnant. «L'idée d'une littérature homo, bi, trans, inter, queer (ou pas: d'ailleurs le texte qui ouvre cette première livraison ne rentre dans aucune de ces catégories) n'est pas un acquis ni une étiquette mais un questionnement, un levier pour interroger nos genres, nos appartenances singulières et constamment négociées, au monde», précise l'éditorial de Pierre Lepori, journaliste, écrivain et fondateur de la revue.

 

DECENTRER LE DISCOURS

«Etymologiquement, queer signifie 'ce qui traverse' ou 'qui est de travers'», explique-t-il. Dans son sens d'«étrange», le terme anglais est utilisé comme une insulte à l'égard des homosexuels, qui se l'approprient alors pour affirmer leur différence. Hétérographe revendique son ancrage queer, mouvement post-identitaire qui s'ouvre aux marges et les met en relation. «C'est depuis la marge, grâce à elle, qu'on peut interroger la norme – patriarcale, hétérosexuelle, machiste – et les distinctions apparemment acquises entre hommes et femmes, homos et hétéros», précise Pierre Lepori.

Les sept membres du comité de rédaction reflètent cette volonté de décloisonnement – ils sont théologien, universitaire, metteur en scène ou écrivain, se revendiquent gay, hétéro, queer ou rien de tout cela. Tous sont passionnés de littérature et mus par l'envie de «faire quelque chose ensemble, de discuter, de partager», raconte Pierre Lepori, dont le projet a d'emblée reçu un accueil enthousiaste, mais nuancé: qu'est-ce qu'une littérature homosexuelle? Existe-t-elle, au-delà du fait que l'auteur soit gay, affiché ou non? Le comité a voulu élargir le questionnement, ouvrir le dialogue avec différents espaces de réflexion hors de la norme dominante – queer, féministe, etc. –, loin de toute idée de «ghetto».

Simple et élégante, la mise en page d'Hétérographe est ponctuée par le travail d'un artiste: ce premier numéro ouvre ses pages à la Franco-Genevoise Lara Lemmelet, qui joue sur les matières dans de troublantes photos en forme de marque-pages. De nature très différente, les contributions à la revue sont juxtaposées dans un dialogue qui crée des échos, des espaces, sans rien clore. Dans la partie «Ecritures», le poète tessinois Fabio Pusterla ouvre les feux avec le subtil et désabusé «Majorités». Etats troubles de l'identité sont au coeur du douloureux "Nu intégral", de Philippe Rahmy, et du mini-drame en un acte d'Händl Klaus. Olivier Sillig revisite la Nativité dans un court texte plein d'humour, tandis que la Française Célia Houdart fait entendre le chant de la tête d'Orphée dans un long poème aux accents apaisés; sous la plume de l'Irlandaise Emma Donoghue, Cendrillon tombe amoureuse de la fée marraine; on découvre aussi un extrait de la poignante "Autobiographie au magnétophone" du grand poète italien Sandro Penna (1906-1976), chantre des amours masculines.

Dans les «Entretiens», Judith Jack Halberstam, théoricien-ne du queer, parle de la masculinité au féminin et questionne les catégories sociales de genres. Quant à l'écrivain italien Tommaso Giartosio, il aborde les rapports entre écriture et homosexualité et les ambiguïtés de l'histoire homosexuelle dans une Italie coincée entre le Pape et Pasolini. Côté «Réflexions», François Cusset livre un texte lumineux qui cherche des pistes d'insoumission, dans un monde où l'obligation de jouir est la nouvelle norme et où désenchantement et misère sexuelle tiennent lieu d'ultime lien social. Enfin, Martine Hennard Dutheil de la Rochère analyse le détournement des contes de fées, et Alain Perroux la manière dont l'Opéra avance masqué pour transgresser les limites imposées par le sexe et celles de l'idéologie dominante.

Les membres d'Hétérographe, eux, proposent pour finir des lectures très libres. Cela va du roman – Middlesex, de Jeffrey Eugenides ou Les Adolescents troglodytes d'Emmanuelle Pagano, pour ne citer qu'eux – à la poésie, en passant par les essais. Le best-seller Les Hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus de John Gray est ici enfin remis à sa juste place («la seule maigre consolation qu'on y trouve est l'involontaire constat subliminal de l'échec de l'hétérosexualité comme régime social naturel»), tandis que sont présentés de façon limpide L'Invention de la culture hétérosexuelle de Louis-Georges Tin ou La Privation de l'intime de Michaël Foessel.

 

LITTERATURE UTOPIQUE

Alors, qu'est-ce que la littérature homosexuelle/queer? Peut-elle «décloisonner les identités», «se passer de catégories et proposer un espace symbolique mouvant? Comment peut-elle ouvrir un espace (ne pas créer de nouvelles barrières)?» A ces questions, que pose le site d'Hétérographe, la revue ne répond pas directement: elle s'en sert comme point de départ pour une vaste interrogation en mouvement. Une réflexion abordée à travers le prisme de la littérature, c'est-à-dire par de textes dont le statut est par nature libre et interrogatif, loin d'une position militante «dure». La littérature elle-même est «cet espace mouvant où l'universalité ne peut se passer de la singularité, voire de la différence, du trouble; où la marge a droit de cité», écrit Pierre Lepori dans son éditorial. Elle est subversive et toujours utopique, rappelle-t-il: «Tout acte littéraire est un acte sur le langage, qui déplace notre façon de voir et de construire la réalité.» Dans Hétérographe, Tommaso Giartosio le dit très bien: «La bonne littérature est toujours queer.»

Cette dimension utopique se reflète dans la structure de la revue, soutenue par une association dont les membres sont les abonnés (180 avant la sortie du premier numéro!). Présidée par l'écrivaine Silvia Ricci Lempen, elle a pour but de «susciter et de maintenir vivant l'intérêt pour la littérature, avec une attention particulière à la littérature lesbienne, gay, bisexuelle, trans, queer et inter (LGBTQI)».

 

Hétérographe est publiée par les Editions d'en bas, à Lausanne. 

 

http://www.lecourrier.ch/la_bonne_litterature_est_queer