TYPOGRAPHIE En trente ans, on est passé de l'impression au plomb à l'édition numérique. A Genève, la Maison du patrimoine et des arts graphiques conserve la mémoire des savoir-faire typographiques. Visite guidée.
Les lettres tombent dans le composteur avec un cliquetis argentin à mesure qu'on frappe sur le grand clavier de la linotype. Les caractères s'alignent pour former des mots – les espaces entre eux matérialisés par des barres de métal lisse –, on enfonce et on tire des manettes, la ligne est envoyée plus bas où du plomb fondu est aussitôt injecté dans les matrices creuses. Celles-ci sont alors remontées par un bras mécanique en haut des magasins, où elles retrouvent automatiquement leur place grâce à un ingénieux système de glissière à angles droits et aigus. Le tout prend à peine quelques secondes et on se retrouve à tenir dans la main une barrette de plomb encore chaud, ligne-bloc où figure la petite phrase qu'on vient de taper. «J'ai remis en marche les trois linotypes en 2003, et j'ai retrouvé tout de suite mon doigté de 10 000 signes à l'heure, après trente-cinq ans, nous confie fièrement notre guide. C'est la mémoire du corps, paraît-il.» Typographe, linotypiste, correcteur et maquettiste, formé ensuite aux outils de la photocomposition, ancien directeur d'une imprimerie et cadre de feu le quotidien genevois La Suisse, Yvon Jay est aujourd'hui à la retraite. Mais ce n'est pas une raison pour rester inactif: passionné par un métier qu'il a pratiqué entre 1957 et 2002, il travaille bénévolement à la Maison du patrimoine industriel et des arts graphiques, à Genève. Un lieu un peu à l'écart de la circulation dense de la rue Voltaire, un peu hors du temps aussi: cet ancien bâtiment industriel de la fin du XIXe siècle conserve une incroyable collection de presses, machines et outils permettant l'impression de textes et d'estampes selon divers procédés.
Monde de machines complexes
Dans cet espace lumineux, sous les grandes verrières du toit, on découvre à la suite d'Yvon Jay les arcanes de l'impression d'avant l'ère numérique, toute la matérialité d'un monde de machines complexes et de caractères de plomb dont les noms sont aussi ceux d'hommes attentifs à l'architecture de la lettre – Cochin, Bodoni, Garamond, Didot, Baskerville... L'odeur d'encre nous accompagne, tandis qu'on imagine l'atmosphère qui devait régner dans les imprimeries des quotidiens locaux jusque dans les années 1970-1980, quand la Tribune de Genève, La Suisse et Le Courrier avaient chacun leurs presses: le cliquetis des machines, les effluves et l'éclat argenté du plomb fondu, les concours de vitesse de composition entre linotypistes à coup de 11 000 signes à l'heure, la tension qui monte à l'approche du bouclage, la fatigue, aussi.
«La disparition progressive du plomb a laissé sur le carreau de nombreux typos et linos», se souvient Yvon Jay. «Mais beaucoup se sont recyclés et de nouveaux métiers ont émergé dans les arts graphiques.» Il se dirige vers une vieille presse. On le regarde encrer de noir les rouleaux, caler la ligne-bloc, manipuler habilement feuille, manivelle et cylindre. Les lettres gravées sur la fine barre de plomb creusent légèrement la feuille. Encres denses et profondes, foulage subtil du papier sous la pression de la machine, à-plats francs: cette dimension esthétique donne aux imprimés typographiques une qualité formelle particulière, toujours prisée par de nombreux artistes. Yvan Jay teste ensuite de grandes lettres de bois destinées à l'impression d'affiches, qu'il vient de récupérer. La forme légèrement concave du N, un peu abîmé, prend mal l'encre et ce défaut confère davantage de relief encore aux lettres sculptées pour donner une illusion d'ombre. On termine la visite les doigts tâchés d'encre, avec dans la poche la ligne-bloc tout juste fondue et à la main les feuilles de notre première impression typographique.
MEMOIRE VIVANTE
Soutenue par le Département municipal de la culture, la Maison du patrimoine industriel et des arts graphiques est gérée par l'Association pour le patrimoine industriel (API). Fondée en 1979 dans le but de sauvegarder et valoriser le patrimoine industriel régional, l'API s'est aussi investie dans le Bâtiment des forces motrices, les Forges de Vessy et la barque La Neptune. L'API est subventionnée par le canton de Genève dans le cadre de son programme de réinsertion socioprofessionnelle. Son directeur, Andréas Schweizer, s'occupe également de l'Imprimerie des Arts, dont la mission est de maintenir en l'état et de transmettre les anciennes techniques typographiques (lire page suivante). M. Jay y travaille aussi bénévolement.
Tombé dans le plomb quand il était tout petit – son grand-père était imprimeur –, il a traversé les mutations de son métier et s'engage aujourd'hui pour garder vivante cette mémoire. Qui s'en chargera quand il ne sera plus là? La question l'inquiète. «Les anciens professionnels ont d'autres occupations, et le bénévolat n'attire pas forcément. Personne ne vient, je cherche mais le plomb n'intéresse plus les anciens.» Depuis une année, il donne donc des cours à une jeune femme passionnée par ces métiers. «Je la forme comme opératrice-linotypiste et comme compositrice-typographe. D'ici un an ou deux, je lui ferai passer des examens comme au bon vieux temps, et elle prendra le relais pour que les générations futures découvrent ces techniques utilisées pendant près de 600 ans.»
En attendant, Yvon Jay règne sur ses machines. Il les restaure, classe et range les casses récupérées chez des imprimeurs genevois, aménage et entretient les ateliers. «Il y a eu environ 140'000 linotypes fabriquées dans le monde, les dernières en 1972. Elles sont presque toutes parties à la casse. Trois d'entre elles étaient chez des imprimeurs genevois, qui les avaient conservées pendant plus de vingt ans.» Elles sont remises à l'API à la fin des années 1990, restaurées par M. Jay – 400 heures de travail –, et fonctionnent à nouveau. La Maison a notamment récupéré environ 500 casses, dont des polices anglaises du XIXe siècle, deux fondeuses monotypes, des claviers, diverses presses lithographiques et typographiques, 40'000 clichés de la Tribune de Genève...
Enfin, le lieu accueille aussi le volet culturel de cette dimension patrimoniale sous l'égide de l'Institut des arts graphiques, qui y propose toute une palette de cours: typographie, gravure, monotype, dessin d'observation et atelier d'académie, ou encore histoire du livre illustré de l'Antiquité à la Renaissance. Dans ce cadre, Yvon Jay enseigne «L'épopée de l'écriture et de l'imprimerie de l'homme des cavernes à nos jours». C'est également lui qui pilote les visites guidées et a lancé les «Soirées Gutenberg», culturelles et festives, destinées aux entreprises et associations.
Les Chinois avant gutenberg
«On dit toujours que Gutenberg a inventé l'imprimerie mais c'est faux, les Chinois la connaissaient déjà depuis l'an 100 avec la xylographie», dit-il, un brin facétieux. Au IIe siècle en effet, les Chinois ont développé l'art de graver sur bois, favorisé par l'invention du papier en 105. L'impression se fait d'abord avec des blocs de bois et de l'encre soluble, puis les Chinois créent des caractères mobiles. Mais la langue chinoise, qui possède jusqu'à 40 000 caractères distincts, se prête mal à ce type de réalisation. «La véritable découverte occidentale n'est pas tant l'utilisation des caractères mobiles que le moulage métallique de caractères qui respectent des dimensions précises.» C'est vers 1437 que Johannes Gutenberg met au point la fonte des caractères mobiles, alliage de plomb (70%), d'antimoine (25%) et d'étain (5%), pratiquement inchangé encore aujourd'hui. «Cette première révolution typographique a rendu possible l'impression de centaines de pages par jour», note Yvon Jay. A Genève, l'imprimerie arrive en 1478 et permet notamment une large diffusion des idées de la Réforme (lire notre article sur l'exposition de la Bibliothèque de Genève, «L'imprimerie au temps de Calvin», dans Le Courrier de samedi dernier).
Diffusion accélérée des idées
Lors de ses visites guidées, Yvon Jay parle également de «la deuxième révolution typographique, celle du linotype, qui a permis de composer huit fois plus vite», et brosse l'historique de la lithographie et ses liens avec l'offset, dont il raconte l'arrivée progressive. «La Suisse a arrêté le plomb en 1979, sur six mois. Les nouvelles machines – photocomposeuses – coûtaient cher et il fallait former le personnel. Je me souviens très bien du premier travail en photocomposition: un quart de page avec les cours de la bourse que me dictait un collègue!» Du plomb à la photocomposition et jusqu'au numérique, les évolutions technologiques ont permis une accélération de la production qui est allée de pair avec une diminution drastique des coûts des imprimés. Résultat: «Cela a contribué à la démocratisation de l'édition, donc à la diffusion du savoir et au développement de la pensée et de la culture», se réjouit notre guide au moment de prendre congé.
L'art de la mise en page
A l'heure de l'informatique, de la PAO (publication assistée par ordinateur) et du livre électronique, l'Association Lettres et images (ALI), issue de l'API en 2000, veut sensibiliser les nouvelles générations à l'art de la mise en page et à la «beauté de la lettre». «Nous ne faisons pas de différence entre une page web et une composition au plomb, elles exigent toutes deux un grand souci du détail et de la lisibilité», indique-t-elle sur son site. En 2002, l'ALI a repris l'Imprimerie des Arts. «A la mort de Marcel Favre, typographe et imprimeur d'art, l'Etat de Genève a décidé de racheter son imprimerie en tant que partie du patrimoine et l'a mise à disposition de l'ALI», explique Andréas Schweizer, président de l'association et conservateur de la Maison du patrimoine industriel et des arts graphiques.
Via l'imprimerie, qui réalise pour divers clients des travaux d'édition «de ville» – cartes de visite, affiches, etc. –, l'ALI travaille ainsi à préserver des compétences précieuses dans l'art de la mise en page, qui peuvent encore inspirer et former de nouvelles générations de graphistes. L'Imprimerie des Arts ne reçoit pas de subventions, mais ses commandes lui permettent d'assurer ses charges.
Lexique
Composteur: réglette sur laquelle le typographe assemble à la main les caractères d'imprimerie.
Lithographie: inventée en 1796 en Allemagne, cette technique d'impression à plat permet la création et la reproduction d'un tracé exécuté à l'encre ou au crayon sur une pierre calcaire.
Ligne-bloc: ligne de caractère fondue d'un seul bloc – et non lettre par lettre.
Linotype: machine à composer les textes en lignes-blocs. Inventée en 1886 aux Etats-Unis, elle est importée en Europe avant la fin du XIXe siècle. Grâce à sa grande vitesse de composition, la lino a été beaucoup utilisée dans la presse et dans l'édition.
Monotype: machine à fondre des caractères en plomb indépendants. Inventée aux Etats-Unis en 1887, elle arrive en Europe en même temps que la linotype. Elle est d'utilisation complexe mais offre une qualité d'impression supérieure à la linotype.
Photocomposition: composition des caractères en les flashant sur un papier sensible. La qualité est améliorée et le coût à la page inférieur à ce qui est obtenu avec un système au plomb, en raison des vitesses possibles. Inventé en 1958, généralisé dans les années 1950 et largement informatisé dans les années 1970, le procédé a remplacé les linotypes et a permis le passage de l'imprimerie à l'ère du numérique.
Offset: procédé d'impression qui est de fait une amélioration de la lithographie, où la pierre lithographique est remplacée par une plaque cintrable, adaptée à un cylindre. Le procédé offset est actuellement le principal procédé d'impression. Il fournit des produits de qualité sur divers supports à un coût relativement faible, et est rentable jusqu'à quelques centaines de milliers d'exemplaires.
Maison du patrimoine industriel et des arts graphiques, 25 rue du Vuache, Genève. tél: 022 340 44 10.
Visites guidées, stages et «Soirées Gutenberg»: tél: 022 757 37 05.
Cours. Institut des arts graphiques, www.institutdesartsgraphiques.org, tél: 022 340 44 88 ou 077 463 34 44.
Association Lettres et images: tél: 022 340 44 10, www.letterpress.ch/SPIP
Le site propose une série d'articles sur la typographie et l'évolution de l'imprimerie.
Créé en 1996 dans le cadre d'un programme de réinsertion, en collaboration avec le RMCAS de l'Hospice Général, www.letterpress.ch est dédié à l'International Monotype Memory Project (IMMP), soit la conservation des savoir-faire de la fonderie de caractères typographiques Monotype. Manuels, montages et démontage assisté par ordinateur contribuent à préserver ces compétences au niveau international.
L'Imprimerie des Arts (10 rue des Corps-Saints) est aussi un lieu de mémoire du quartier de Saint-Gervais: www.imprimeriedesarts.ch