GENÈVE La Fureur de lire s'ouvre mercredi par le débat «Des livres pour changer le monde»: Susan George et Jean Ziegler dialogueront avec le New-Yorkais André Schiffrin, qui résiste à l'emprise des conglomérats sur l'édition. Enjeux et retour sur son parcours emblématique.

 

A Genève, la Fureur de lire «embrasse le monde»: du 23 au 27 septembre 2009, rencontres et débats exploreront les diverses manières dont l'écrit se frotte au réel. Mais le livre contribue aussi à changer le monde, à le penser, à le rêver, à bousculer les esprits et ouvrir des possibilités. Que devient-il quand la société lui est hostile? Depuis plus de vingt ans aux Etats-Unis, une quinzaine d'années en Europe, la libéralisation du marché a opéré un changement de paradigme radical et violent: au gré des fusions et autres rachats, l'essentiel de la production et de la diffusion des idées se trouve aujourd'hui aux mains de quelques grands groupes éditoriaux et médiatiques.

Des centaines de maisons indépendantes ont été décimées par le rouleau compresseur de conglomérats dont le but est d'abord le profit, ce qui change la nature même de ce qui va être publié. Dans ce contexte, l'écrit peut-il encore questionner le monde? Quelle place aujourd'hui pour les idées à contre-courant? Et comment assurer les conditions de diversité de la parole, fondamentale en démocratie, alors que les fusions et concentrations uniformisent de plus en plus les discours?

Ces questions touchent autant l'édition que les médias, et seront au coeur du débat qui ouvre les feux de la Fureur de lire, intitulé «Des livres pour changer le monde», mercredi soir à la Maison communale de Plainpalais. Le Courrier s'est associé à la manifestation littéraire pour inviter trois auteurs prestigieux à partager leur vision et esquisser des pistes de solutions: Susan George1, politologue franco-américaine, militante altermondialiste et cofondatrice d'Attac, le sociologue genevois Jean Ziegler2, membre du comité consultatif du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, et l'éditeur new-yorkais André Schiffrin, qui a dirigé pendant trente ans Pantheon Books, l'une des plus prestigieuses maisons d'édition américaines, avant de démissionner en 1990 pour fonder les éditions indépendantes The New Press. Un cas d'école, qu'il relate dans le glaçant et passionnant L'Edition sans éditeurs. Retour sur des enjeux brûlants, que l'auteur a commenté pour nous avant sa venue à Genève.

 

Mission de l'éditeur

Fils de Jacques Schiffrin, fondateur de La Pléiade, André Schiffrin possède du rôle de l'éditeur une vision héritée d'une longue tradition, qui va être mise à sac en peu de temps par des groupes dont l'édition n'est qu'un secteur parmi d'autres activités. Jusque là, la plupart des maisons d'édition appartenaient à leurs fondateurs et peu étaient cotées en bourse. «Il était implicite que certains livres étaient voués à perdre de l'argent, en particulier les premiers romans et la poésie», écrit André Schiffrin dans L'Edition sans éditeurs. Mais le succès de quelques titres permet aux éditeurs de continuer à faire connaître des ouvrages qu'ils jugent importants.

Le jeune André Schiffrin commence à travailler pour la New American Library of World Literature, branche américaine de Penguin Books. Le slogan de la maison: «de bons livres pour le plus grand nombre», ou comment présenter à un public élargi des oeuvres nouvelles et difficiles. Les éditeurs «ne considéraient pas les lecteurs comme une élite restreinte et le public comme une masse dont il fallait flatter le mauvais goût», continue Schiffrin. L'idée était que n'importe qui pouvait lire ce qu'il y avait de mieux et devait pouvoir le trouver dans tous les drugstores à un prix accessible. Des livres exigeants sur des sujets politiques ou historiques se vendent alors en grand nombre. «Il est intéressant de noter que les livres du même type publiés aujourd'hui sortent de presse avec des tirages minuscules et des prix prohibitifs, sous prétexte qu'il n'y a pas de public pour ce genre d'ouvrages», relève André Schiffrin.

C'est porté par ces convictions qu'il commence à travailler à Pantheon Books en 1962, âgé de 26 ans. La maison a déjà été rachetée par l'excellent éditeur Random House, qui laisse à la jeune équipe en place carte blanche pour développer le catalogue: essais politiques et historiques ou titres de Chomsky côtoient des traductions de Michel Foucault, Günter Grass, Sartre et Beauvoir, Marguerite Duras, Edgar Morin et Georges Duby, pour ne citer qu'eux.

 

Le règne des valeurs comptables

Mais le monde change. Random House est rachetée en 1980 par un tycoon à la tête d'un empire médiatique, S.I. Newhouse. Malgré ses promesses, il liquide peu à peu les secteurs les plus intellectuels et les plus exigeants de la maison. Pantheon Books est dépecée; son équipe démissionne en bloc, soutenue par des auteurs et éditeurs du monde entier. André Schiffrin fondera une nouvelle maison d'édition, The New Press (lire ci-dessous).

Bien que bénéficiaire, Random House ne parvenait pas à atteindre les niveaux de rentabilité exigés, explique-t-il. Alors que les maisons traditionnelles font entre 3 et 4% de bénéfices, les nouveaux propriétaires veulent que l'édition soit aussi rentable que les autres branches de leur groupe – télévision, cinéma ou presse – et réalise 15 à 20% de marges de profit. Si bien qu'aujourd'hui aux Etats-Unis, si les directeurs commerciaux estiment qu'un livre va se vendre à moins d'un certain nombre d'exemplaires – autour de 20 000 pour les grands groupes –, on décide que la maison n'a pas les moyens de le publier, raconte André Schiffrin. Le système est ainsi basé sur la course aux best-sellers. Pour cela, les maisons payent des avances sur droits de millions de dollars aux écrivains «vendeurs», misant sur le prochain succès. Si cela ne marche pas comme prévu, ces sommes astronomiques sont passées en perte et grèvent les comptes de la maison, qui ferme alors des départements plus pointus.

C'est ainsi que Pantheon Books a été démantelée. Le nouveau directeur de Random House, Alberto Vitale, a fait carrière dans la banque. Il se vante de n'avoir pas le temps d'ouvrir un livre et garde les yeux rivés sur les chiffres, écrit André Schiffrin. Il supprime les secteurs qui ont fait la réputation de Pantheon et tous ses titres moins commerciaux. Son catalogue se fond dans celui de Random, et «à l'automne 1998, le livre-phare publié sous la marque de Pantheon était un ouvrage sur des photographies de poupées Barbie», note M. Schiffrin.

Cette fuite en avant s'avère un échec: au final, «M. Vitali a perdu beaucoup d'argent», raconte l'éditeur. En 1997, Random passe en perte 80 millions de dollars d'avances, et déclare un bénéfice de 1% du chiffre d'affaires, bien en dessous de ce que réalisait la maison avant son rachat par Newhouse. Celui-ci a réussi en huit ans «d'une stratégie obsédée par le profit» à «ruiner le capital intellectuel de la maison, ternir sa réputation et perdre de l'argent en même temps», écrit Schiffrin. Random est vendue au géant allemand Bertelsman en 1998.

 

Un marché détruit

Pour André Schiffrin, «le marché a véritablement détruit le monde de l'édition. Il suffit de regarder les catalogues des grandes maisons américaines pour constater le changement.» Poésie, philosophie, livres d'histoire ou de politique ont en effet disparu, ainsi que tout sujet pouvant prêter à controverse, jugé trop peu rentable ou risqué. Des choix expliqués en invoquant le marché: ce n'est pas à l'élite d'imposer ses valeurs, c'est au public de choisir ce qu'il veut. «Parler d'élitisme est une excuse pour publier des livres bas de gamme, dit M. Schiffrin. Alors qu'on ne sait jamais ce qui se passera avec un livre. The New Press a publié un manuel sur l'enseignement de l'histoire dans les écoles: on en a vendu un million d'exemplaires, c'était totalement inattendu. Beaucoup de très bons livres se vendent mal au début.»

Le système des best-sellers est basé sur une logique de la demande, alors que l'éditeur devrait suivre une logique de l'offre. «Le problème, c'est que les gens ne savent pas ce qu'ils manquent, dit André Schiffrin. Ils ne savent pas non plus que le système était différent et que des pans entiers du savoir et de la culture ont été abandonnés par les grands groupes. Plusieurs auteurs ont par exemple prédit la crise de 2008, mais n'ont pas été publiés.» En France et aux Etats-Unis, «les petites maisons indépendantes sont celles qui publient les livres les plus importants, mais leur poids est minime. Aux Etats-Unis, elles représentent seulement 1% du marché.» Résultat: «Il y a un réel déficit démocratique sur des sujets brûlants, déplore André Schiffrin. La presse n'en parle pas non plus.» Pas plus qu'elle n'analyse réellement les conséquences de la concentration des médias et de l'édition. C'est ce qu'il appelle «la censure du marché»: «Une illusion de diversité mais une pauvreté des discours qui nuit au débat démocratique.»

 

Quelques pistes

Pour sortir de l'impasse, il s'agit d'imaginer d'autres systèmes de propriété. Que les médias et les maisons d'édition appartiennent aux équipes qui y travaillent ou soient soutenus par des fondations (privées ou publiques) permettrait selon lui de préserver indépendance et qualité rédactionnelle. Et éviterait aussi la constitution de monopoles géants (jeudi, en Suisse, la Comco a approuvé sans surprise le rachat d'Edipresse par Tamedia...).

M. Schiffrin évoque également la piste du soutien public: «Je ne vois pas de raison pour que les investissements dans les médias soient réservés à des organismes privés à la recherche du maximum de profit», écrit-il dans Le Contrôle de la parole. «Si l'on admet que l'aide de l'Etat est destinée non pas à l'édification de grandes fortunes privées mais au maintien des industries culturelles essentielles, il faut en discuter publiquement les voies et les moyens.» Des fondations financées par l'argent public pourraient ainsi soutenir les médias indépendants. Et de citer les exemples de France Culture ou d'Arte, qui programment d'excellentes émissions. Le soutien public aux éditeurs devrait se renforcer, et s'étendre aux circuits de distribution. Médias et éditeurs pourraient se constituer en association ou en sociétés à but non lucratif, ou encore créer des coopératives de lecteurs. Dans Les Mots et l'argent, à paraître prochainement, il développe aussi l'idée de faire payer un impôt à Google et à d'autres grands groupes «qui vivent du travail des autres, afin de financer le travail de journaux de qualité». Autant d'initiatives qui dépendent d'une vision politique. Le débat ne fait que commencer.

 

Editer autrement

Fondée en 1990, The New Press est une maison d'édition sans but lucratif, d'intérêt public. Elle est soutenue par des fondations privées – quarante depuis sa création –, ce qui lui permet de «publier des livres importants dont le potentiel commercial n'est pas assuré», explique son directeur André Schiffrin. «Mais aujourd'hui, 80% de nos fonds viennent de la vente des livres. Nous avons publié 1000 titres, dont 95% n'auraient jamais paru ailleurs.» The New Press a pour vocation d'éditer des travaux «de valeur éducative et culturelle, utiles à la communauté», peut-on lire sur son site internet. Elle entend aussi diffuser des idées et des points de vue «sous-représentés dans les médias de masse».

Immigration, racisme, questions de genre, économie, histoire, travail, santé, médias, écologie, éducation, droit, religion, science politique, philosophie, critique culturelle, art et littérature internationale (avec des traductions de Marguerite Duras, Jean Echenoz ou Henning Mankell) sont autant de domaines privilégiés par The New Press, également attentive aux minorités. Afin de toucher un public diversifié autour des enjeux de société contemporains, The New Press collabore aussi avec des institutions (associations, théâtres, archives, librairies, musées, radios et TV). Enfin, elle identifie les domaines où livres et réflexion manquent et passe commande, stimulant la recherche.

Et cela marche: ses livres reçoivent reconnaissance publique et médiatique, récompenses littéraires. The New Press publie 50 titres par an, dont certains ont été des best-sellers aux Etats-Unis, et vend chaque année pour 3 millions de dollars.

The New Press fonctionne de façon commerciale, payant des avances à ses auteurs et distribuant ses livres dans tout le pays. Mais les profits engrangés «n'enrichissent pas un propriétaire avide de gains»: ils sont utilisés pour éditer d'autres livres.

 

Débat.

«Des livres pour changer le monde», avec André Schiffrin, Susan George et Jean Ziegler. Animé par Fabio Lo Verso, rédacteur en chef du Courrier, me 23 septembre 2009 à 20h, Maison communale de Plainpalais, 52 rue de Carouge, Genève.

Lire.

André Schiffrin, L'Edition sans éditeurs, tr. de l'anglais par Michel Luxembourg, Ed. La Fabrique, 1999.

Le Contrôle de la parole, tr. de l'anglais par Eric Hazan, Ed. La Fabrique, 2005. André Schiffrin s'attache ici au cas de la France, où depuis 2004 Hachette et Editis (ex-Vivendi) contrôlent les deux tiers de l'édition et dominent les secteurs de la diffusion, de la distribution et des points de vente. Et où deux marchands d'armes, Lagardère (Hachette) et Dassault, possèdent la plupart des médias.

Allers-retours: Paris-New York, un itinéraire politique, tr. par Franchita Gonzalez-Batlle, Ed. Liana Levi, 2007.

L'Argent et les mots, à paraître au printemps 2010.

 

Cinq jours autour du monde

Du 23 au 27 septembre à Genève, la Fureur de lire se confronte au vaste monde en déclinant la thématique en plusieurs volets. Petit tour d'horizon programmatique. Après le débat sur «Des livres pour changer le monde» qui ouvre la manifestation genevoise mercredi, la table ronde «Le monde vu d'ici» réunira jeudi plusieurs auteurs qui témoignent à leur façon de la réalité: Mathilde Fontanet et Odette Habiyakare, Thierry Mertenat, Marie Gaulis et Béatrice Guelpa feront part de leurs expériences au Rwanda ou à Gaza, à Genève et au Liban.

 

Le théâtre et l'auteur anonyme

Ce dernier pays est au coeur d'un moment-phare de ces cinq jours littéraires: vendredi, la Fureur de lire et l'université de Genève invitent plusieurs grands écrivains libanais à parler de leur travail. Après une rencontre à l'université puis à la Maison communale de Plainpalais – coeur de la manifestation –, Elias Khoury, Abbas Beydoun, Hoda Barakat, Hassan Daoud et Cherif Majdalani se rendront à la librairie arabe de l'Olivier, qui fête ses 30 ans, pour une soirée qui s'annonce festive.

Vendredi, la Société de lecture invite le dramaturge français Laurent Gaudé (Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) à parler de son travail. Il participera également à une table ronde samedi, «Le théâtre du monde», avec les dramaturges genevois Sylviane Dupuis et Dominique Ziegler. Ou comment «transporter une parcelle de réalité pour la faire tenir entre cour et jardin, inventer un espace, des personnages, une langue pour faire théâtre au milieu du monde?» s'interroge joliment le programme.

Samedi toujours, on ne ratera sous aucun prétexte une rencontre placée sous le signe du nouveau roman italien, avec un membre du collectif Wu Ming et Serge Quadruppani, traducteur, écrivain et éditeur chez Métailié. A Genève, un collectif joue également de l'anonymat de l'auteur: la jeune revue littéraire Coma, qui proposera durant tout le festival une «chambre d'écho», où quatre textes dans les langues nationales déclinent le thème «lire le monde».

La bande dessinée n'est pas en reste, avec un marché aux puces et une table ronde autour du reportage journalistique en bédé, qui réunira dimanche Chappatte, Tom Tirabosco et Zeina Abirached. F'Murr, auteur du mythique Génie des Alpages, sera présent samedi pour le vernissage de son exposition rétrospective à la Galerie Papiers Gras – une première!

La Fureur de lire, qui a développé sa collaboration avec les bibliothèques et le Département de l'instruction publique, offre également une riche programmation de lectures et d'ateliers pour les élèves du primaire et du Cycle d'orientation. Les illustrateurs Albertine et Grégoire Solotareff se demanderont notamment comment «refaire le monde» en le dessinant (jeudi). «Refaire le monde»? Cette thématique sera au coeur de la rencontre entre Marie Gaulis et Thérèse Aouad Dasbous vendredi, où les deux auteures évoqueront le Liban de leur enfance et celui d'aujourd'hui, et d'un troisième volet samedi, qui réunira l'écrivain et mécène genevois Metin Arditi et Françoise Nyssen, directrice des Editions Actes Sud.

 

Ecrivains en cage

Citons encore une expérience inédite proposée par l'éditeur Cousu mouche: cinq écrivains romands se relaieront dans une cage et offriront à la fin de la manifestation une oeuvre collective. Le public suivra l'évolution de leur travail sur un écran et assistera dimanche à leur libération symbolique... (avec Blaise Hoffmann, Paule Mangeat, Michaël Perruchoud, Fred Bocquet et Eugène).

Après le prix Profil, qui sera remis mercredi, le prix de la «Route du livre» sera tiré au sort samedi: durant les quatre jours qui précèdent, les participants sont invités à suivre un parcours ludique à travers vingt librairies de Genève et Carouge où les attendent des animations et une question... (avec des prix alléchants à la clé, puisque que le premier comporte notamment un bon de 1000 francs pour un voyage). Enfin, dimanche après-midi sera révélé le nom du lauréat du concours littéraire «Ma semaine dans le monde» – dont le texte sera publié dans Le Courrier –, avant une verrée de clôture festive avec les Dead Brothers. 

 

http://www.lecourrier.ch/mots_sous_surveillance