ÉDITION Maison indépendante et engagée basée à Montréal, Lux Editeur ouvre un bureau à Paris. L'occasion de faire connaissance, et de partir pour un petit tour de l'édition militante en France.
Un éditeur québécois qui, «grâce à l'enthousiasme de son lectorat français», ouvre un bureau à Paris après quatorze ans d'activité à Montréal? La chose est rare. Et d'autant plus exceptionnelle que Lux Editeur est une petite maison indépendante, spécialisée dans les domaines de l'histoire des Amériques et de la réflexion politique d'inspiration libertaire. Sa mission: «cultiver l'indépendance d'esprit et inspirer les révoltes qui, comme on le disait autrefois de l'air des villes, rendent libre...», peut-on lire sur son site internet. Alors que même les plus grands ne s'y risquent pas (ainsi Boréal, éditeur du Médicis 2009 Dany Laferrière, vend ses droits à des maisons françaises), plusieurs raisons ont convaincu Lux de tenter l'aventure française, explique Mark Fortier, l'un des quatre éditeurs de l'équipe joint à Montréal.
Il y a d'abord, en 2007, le succès du Petit cours d'autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon, qui se vend à 75 000 exemplaires et contribue à faire connaître Lux en France. En parallèle, une série de coéditions avec des maisons françaises qui publient des ouvrages de sciences humaines, d'histoire et de philosophie dans une visée de critique sociale, ouvrent à Lux un réseau «ami»: les Québécois ont notamment collaboré avec Syllepse pour Changer le monde sans prendre le pouvoir de John Holloway, avec Agone pour la monumentale Histoire populaire des Etats-Unis d'Howard Zinn et plusieurs titres de Noam Chomsky, ils viennent de sortir Moments politiques du philosophe Jacques Rancière avec La Fabrique, et une prochaine collaboration est prévue avec Les Prairies Ordinaires. «A ceci s'est ajouté le désir de diffuser nos livres le plus largement possible», raconte Mark Fortier. «Le Québec compte seulement six millions de francophones, et les Québécois lisent beaucoup, mais peu d'essais. Nous serions contents de vendre 800 exemplaires d'un livre ici et 800 en France. Et cela nous permettrait de nous maintenir à flot.»
Autogestion
Avec l'un de ses collègues, Mark Fortier sera donc à Paris le 12 novembre pour le vernissage des Etats-Désunis de Vladimir Pozner (lire page suivante), qui donnera le coup d'envoi officiel de Lux Editeur en France. La soirée sera l'occasion de présenter la maison, son esprit et ses collections – dont celle de sciences humaines qui s'ouvre cet automne avec un premier opus en français de Ellen Meiksins Wood, L'Origine du capitalisme.
Lancé en 1995, Lux Editeur compte aujourd'hui plus de 100 titres à son catalogue. «Nous sommes indépendants, de gauche, et les seuls au Québec dont la ligne éditoriale est centrée sur l'histoire sociale et politique», continue Mark Fortier. Il s'agit d'une gauche ouverte, «oecuménique»: «Notre collection 'Instinct de liberté' est consacrée uniquement à la pensée libertaire, mais s'inscrit en cohérence avec les autres collections et ses titres ont souvent valeur historique – comme Sur les Traces de l'anarchisme au Québec.» Le lectorat de Lux est proche des mouvements sociaux. Son fonds d'histoire, «très sérieux», touche le monde académique.
La structure est née d'une volonté positive, enchaîne Mark Fortier: «Pas contre quelque chose, mais pour l'amour de l'histoire sociale et politique. L'édition a pour nous une dimension artisanale, mon rapport au livre est romantique. Nous sommes dans une logique du temps long, dans l'idée de construire un fonds.» La maison accompagne les auteurs dans leur démarche intellectuelle, sans exigence de rentabilité. «Qu'ils se vendent peu n'importe pas, ce sont des étapes. Il nous arrive aussi de passer commande.» Des quatre éditeurs de Lux, personne n'est le patron de personne, dit-il encore. La maison fonctionne sur le mode de l'autogestion. «Tout repose sur l'autonomie et la confiance. Chacun mène sa barque et peut amener des projets de livres, mais on décide ensemble de les publier ou non.»
Entre les Amériques et l'Europe
Comme en Europe et aux Etats-Unis, les concentrations éditoriales ont tendu le marché québécois. Le paysage est dominé par deux grands groupes qui contrôlent la majorité des médias, télévisions, radios et cinéma, mais les petites maisons indépendantes sont nombreuses. La plupart vivent grâce aux ventes scolaires, la littérature québécoise étant très étudiée dans les écoles. «Il y a là un enjeu commercial et les éditeurs mettent les pieds au mur quand l'Etat parle d'introduire plus d'auteurs français au programme.» Lux collabore avec deux autres maisons engagées, Remue-ménage et Ecosociété, afin de se faire connaître aux quatre coins de cet immense territoire lors des salons du livre. «Cela réduit les coûts et crée une dynamique.»
Ses premiers tirages vont de 700 à 3000 exemplaires. «Les ventes au Québec varient beaucoup. 1000 exemplaires vendus pour un essai, c'est bien; à 3000 on est heureux. Le succès de Baillargeon a été phénoménal, et très important pour une petite maison!» Et de s'étonner du faible tirage des éditeurs français – également autour des 2000 exemplaires: «Il y a tellement de livres publiés en Europe qu'ils sont noyés dans la masse.»
Lux entend aussi jouer un rôle de passeur entre l'Amérique et l'Europe, souligne Mark Fortier. «Nous voulons traduire en français les réflexions critiques de l'Amérique sur elle-même. Les éditions La Fabrique et Amsterdam le font déjà, mais nous sommes proches des Etats-Unis et avons d'autres réseaux, d'autres perspectives.» Lux a des liens avec les milieux anglophones libertaires, avec des chercheurs travaillant sur la théorie et la pensée anarchiste aux Etats-Unis et au Canada. Son réseau s'étend jusqu'au Mexique et en Amérique latine – dont l'immigration est importante au Québec. «Même si les livres sur le Mexique se vendent peu, on y tient», note Mark Fortier, qui relève encore l'attention de la maison aux mouvements sociaux d'Amérique latine.
1) Rédigé par un «Comité Invisible», cet essai politique a été attribué par la police à Julien Coupat, ce que dément Eric Hazan.
Salon de L'autre livre. Du ve 20 au di 22 novembre de 11h à 20h, 7e Salon international des éditeurs indépendants, Espace des Blancs- Manteaux, 48 rue Vieille-du-Temple, Paris. Entrée gratuite. www.lautrelivre.net
Dernières parutions: Vladimir Pozner, Les Etats-Désunis, Lux Editeur, coll. Mémoire des Amériques, 2009, 360 pp; Howard Zinn, La Mentalité américaine. Au-delà de Barack Obama, Lux Editeur, coll. Instinct de liberté, 2009, 132 pp.
Constellation française
Lux partage un petit air de famille avec une mosaïque d'éditeurs militants en France, parmi lesquels Agone, Syllepse et La Fabrique, mais aussi Amsterdam ou Raisons d'agir (la liste n'est pas exhaustive). Ces maisons jouent un rôle essentiel dans le domaine des sciences sociales, de l'histoire et de la philosophie, supposés peu rentables et abandonnés par la plupart des grands éditeurs.
Ainsi, les Editions Syllepse sont nées en 1989 «à l'initiative d'un groupe d'amis et du constat qu'on ne trouvait plus d'éditeur pour un certain type d'ouvrages engagés», explique Caroline Baudinière, qui a rejoint la maison il y a une année. Aujourd'hui, son catalogue propose 400 titres. Syllepse vise un lectorat non spécialisé et entend mettre à disposition d'un public élargi des outils de pensée et de réflexion. Ses collections sont alimentées par des chercheurs – elle a notamment beaucoup collaboré avec l'historien et militant Claude Liauzu avant son décès. La plupart des auteurs de Syllepse renoncent à percevoir leurs droits ou les versent au profit d'une association, relève l'éditrice.
La maison travaille beaucoup avec des partenaires – Attac, Fonds Copernic, revue Alternatives Sud – et «se sent proche de l'esprit altermondialiste et de l'économie sociale et solidaire dans sa manière de fonctionner, puisqu'elle est une association organisée en collectif autogéré», poursuit Caroline Baudinière.
Traductions délaissées
Les Editions Amsterdam, elles, se concentrent sur les traductions de livres de philo, d'histoire et de sciences sociales, ainsi que d'essais critiques et politiques – parus surtout, mais non exclusivement, dans les pays anglophones. Des oeuvres et des auteurs parfois déjà classiques mais inconnus en France: découragés par le coût de la traduction et la modestie du marché, les éditeurs renoncent souvent à la publication de tels titres. Amsterdam est structurée en société à responsabilité limitée (SARL). «Cela correspondait à la situation de départ: une initiative personnelle, explique l'éditeur Jérôme Vidal. Il n'y avait pas sens alors à adopter un statut associatif ou coopératif. Tous les collaborateurs sont à ce jour aussi des associés. Nous nous payons au lance-pierre: 700 euros par mois.» Les meilleures ventes d'Amsterdam se situent à 2000 ou 3000 exemplaires, chiffre très honorable pour des ouvrages théoriques.
Basée à Marseille, Agone a publié récemment l'ouvrage collectif Les Intellectuels, la critique & le pouvoir, La Fabrique du consentement, livre majeur de Noam Chomsky enfin traduit intégralement en 2008, ou les Chroniques carcérales de Jean-Mac Rouillan, ancien d'Action directe qui a d'ailleurs travaillé chez Agone en régime de semi-liberté. Une production «à fort rendement politique est aussi une production à faible rendement économique»: la maison a un mode d'organisation autogestionnaire et les salaires sont très bas.
Quant à La Fabrique, SARL née en 1998 à l'initiative d'un groupe d'amis autour d'Eric Hazan, «elle publie des livres d'histoire et de philosophie où les enjeux politiques sont toujours au premier plan», note Stella Magliani-Belkacem, seule salariée de l'entreprise, qui fait «tourner la boutique au quotidien» avec Eric Hazan. «Un comité éditorial se réunit tous les trois mois pour proposer des projets, des pistes sur le long terme», ajoute-t-elle.
La maison a fêté ses dix ans l'année dernière, en même temps qu'Agone: à cette occasion, Eric Hazan et Thierry Discepolo, d'Agone, ont présenté les enjeux d'une politique éditoriale engagée lors d'une sorte de tour de France. La Fabrique tisse des liens avec des maisons «amies» et avec des éditeurs indépendants à l'étranger, notamment via la vente de droits. «Les droits de l'ouvrage collectif Démocratie, dans quel état?, publié en avril dernier, ont été vendus dans quatorze pays!» indique Stella Magliani-Belkacem. Beaucoup de ses livres ont récemment été des succès de librairie. Ainsi de L'Insurrection qui vient. «Ce n'est pas seulement lié à l'affaire Tarnac», précise l'éditrice1. On en avait déjà vendu 8000 exemplaires avant, pour atteindre ensuite 30 000. Et aucun de nos livres n'est un gouffre financier.»
Demande croissante
Si les tirages de La Fabrique restent modestes par rapport à ceux des grandes maisons d'édition, Stella Magliani-Belkacem constate une présence accrue de ses titres et de ceux de petits éditeurs en librairie depuis un peu plus d'un an. «Il y a rencontre entre une ligne éditoriale et l'attente des gens, qui ne trouvent plus de quoi nourrir leurs réflexions dans les journaux.» Ce que semble confirmer Caroline Baudinière, chez Syllepse. «Depuis une année, nous avons vendu davantage de nos livres de la collection 'Arguments et mouvements': des petits ouvrages plus militants, qui offrent des points de vue étayés sur des sujets précis et donnent des outils que les gens peuvent s'approprier.» Difficile d'évaluer l'impact sur le lectorat de ces publications engagées: elles sont peu présentes dans la presse traditionnelle, alors que les médias indépendants – papier, internet et radios libertaires – y sont attentifs. D'autres réseaux entrent ainsi en jeu.
Ces maisons sont proches du terrain et des mouvements sociaux. Créée autour de Pierre Bourdieu peu après les pétitions de 1995 en soutien aux grévistes, Raisons d'Agir est active sur plusieurs plans, et notamment en tant qu'association militante. Son volet éditorial publie des livres conçus par des chercheurs en sciences sociales, qui présentent l'état de la recherche sur des problèmes d'actualité avec la volonté de «fournir des éléments de réflexion nécessaires à l'action politique dans une démocratie». Enfin, Raisons d'Agir édite la revue Savoir/Agir.
Plusieurs de ces éditeurs sont d'ailleurs liés à des revues, autres canaux de diffusion, souvent de qualité remarquable. Amsterdam publie La Revue internationale des livres et des idées, bimestriel de critique littéraire et politique unique par son ouverture sur la scène littéraire et intellectuelle internationale. Quant aux Editions Agone, elles ont pris leur essor à partir de la revue du même nom, née à Marseille en 1990, qui publie des articles de critique politique, de littérature engagée et de «résistance culturelle».
http://www.lecourrier.ch/editer_resister