ÉDITION ET BEAUX-ARTS Héros-limite à Genève et art&fiction à Lausanne portent une attention particulière aux relations entre écriture et arts plastiques. Visites.
Ils privilégient la dimension artisanale de leur métier, et le livre est pour eux davantage qu'un support pour l'écrit: sa forme est autant digne d'attention que son contenu et tout aussi porteuse de sens. Proches du monde des beaux-arts, les éditeurs d'art&fiction et de Héros-limite partagent un même intérêt pour les liens entre texte et arts plastiques, et pour l'écriture en tant que pratique artistique. Christian Pellet et Stéphane Fretz, fondateurs d'art&fiction en 2000, sont d'ailleurs respectivement peintre et dessinateur. Quant à Alain Berset, il a lancé Héros-limite en 1994 «au milieu de caractères mobiles, d'une presse à épreuves et d'un massicot»: ses éditions sont nées d'un atelier d'imprimerie, il publie des ouvrages tournés vers les arts visuels, la poésie sonore et concrète. Chez art&fiction paraît bientôt l'insolite Susie la simple, du Genevois Alexandre Friederich, qui mêle texte et photos autour de l'histoire de Susan Boyle (devenue phénomène médiatique après sa prestation musicale lors de l'émission britannique Britain's Got Talent), tandis que Héros-limite vernit jeudi prochain les trois derniers titres de sa collection Courts lettrages, issue d'une collaboration avec les ateliers d'écriture de la Haute école d'art et de design de Genève (lire ci-dessous). L'occasion d'une visite chez les deux éditeurs romands.
Des livres plutôt qu'une expo
A Lausanne, art&fiction occupe un rez-de-chaussée lumineux qui sert aussi d'espace d'exposition, accueille lectures, concerts, conférences et stages, et où travaille également la relieuse Sofi Eicher. Christian Pellet et Stéphane Fretz conçoivent en effet leur programme éditorial comme une galerie: «Nous faisons des livres plutôt qu'une expo, dit ce dernier. L'édition était à l'origine un projet artistique en soi: il s'agissait d'utiliser le livre pour véhiculer et documenter notre travail.» Ainsi, les deux artistes publient d'abord chacun l'un de leurs livres sous ce label, mais s'ouvrent bientôt à d'autres. Dirigée par un comité de neuf membres, l'association art&fiction est aujourd'hui à la fois une collection – celle de son mécène imaginaire Bertram Rothe – et un collectif «non-définitif» d'artistes romands, réunis autour d'une réflexion commune sur les liens qu'entretient leur peinture avec l'histoire de l'art, la mise en scène et la narration. A raison de sept à huit livres publiés par an, son catalogue compte 68 titres – livres d'artistes, textes de peintres et de sculpteurs, dialogues entre un artiste et un théoricien, mais aussi oeuvres de fiction.
Car le texte joue un rôle prépondérant: la notion de «fiction» vise aussi le travail d'écriture des plasticiens, explique Christian Pellet. «Ils n'ont pas forcément publié mais beaucoup écrivent, en relation à leur oeuvre visuelle ou à celles d'autres artistes. Ils ont une propension plus ou moins naturelle à faire de la fiction, même si le texte peut prendre d'autres apparences – autobiographie, simulacre.»
«Donner une âme»
Livres d'artistes? Le terme est vague et le domaine vaste, puisque tout livre réalisé par un artiste entre a priori dans cette catégorie. Stéphane Fretz et Christian Pellet s'intéressent d'abord à l'écriture en tant que signe, élément visuel. «Beaucoup d'artistes se sont appropriés les plans, cartes, horaires et listes pour les détourner, avec une vision de l'écriture en tant que signe graphique, relève Stéphane Fretz. La première écriture était d'ailleurs une liste de sacs de riz...» Ce travail sur les listes s'empare de l'écriture hors de la narration; elle ne raconte pas d'histoire mais, se retrouvant dans le champ du livre, questionne sa forme et son statut d'objet – de valeur, de pouvoir.
Chez Héros-limite, Alain Berset est lui aussi attentif aux plasticiens qui utilisent l'écriture pour sa dimension graphique, et aux poètes dont la vision du livre tient compte de la plasticité de la page. «L'idée est de donner une âme, un sens à ce qui est imprimé, dit-il. Le livre est investi d'esprit, comme le dit Mallarmé. Ceci est lié à une pratique, qui est manuelle – mais l'ordinateur aussi est manuel...»
A l'espace du Vélodrome, où il s'est installé après son départ du site d'Artamis, les presses trônent au milieu des tiroirs où dorment les caractères de plomb. La dimension artisanale de son atelier de typographie a influencé ses choix éditoriaux: en stimulant une réflexion sur des questions formelles, l'attention portée à la fabrication du livre et à la typographie transforme aussi l'écriture. «La recherche formelle dans la langue devrait trouver sa transcription dans le livre imprimé, continue l'éditeur. La forme a un sens, et on voit tout de suite si l'auteur y a pensé ou non. Il s'agit de mener une recherche littéraire et visuelle: la mise en page et la typo peuvent induire une certaine lecture, guider le lecteur, ouvrir des champs.»
Les premiers livres édités par Héros-limite sont signés Ulises Carrión: tout un programme. C'est le poète d'origine mexicaine qui a développé l'idée d'oeuvre-livre (bookworks) – «avant cela, on faisait simplement des livres de peintres», note Alain Berset. Dans les années 1960, Carrión s'empare du livre comme support d'expression et support artistique à la fois et, en 1970, ouvre à Amsterdam une librairie exclusivement consacrée aux livres d'artistes, menant en parallèle des projets de mail art, exposant de nouvelles formes d'expression (photocopies, tampons), et théorisant le concept de livre d'artiste. «Chaque éditeur a sa propre vision du livre d'artiste, qui peut être très dogmatique», relève Alain Berset. «Pour moi, il ne s'agit pas d'un dialogue entre un plasticien et un écrivain – je n'ai en fait jamais été dans cette configuration. Il s'agit plutôt d'une personne, artiste plasticien ou poète, qui écrit et conçoit le livre.»
Un air neuf
Cette intrusion du domaine visuel dans la littérature ébranle certaines conventions, fait trembler les cadres et souffler un petit air de nouveauté. «Le roman au sens strict ronronne pas mal, remarque Stéphane Fretz, tandis qu'on découvre de nouvelles façons de faire, de nouvelles formes de textes issues des recherches des plasticiens.» Il cite l'artiste Robert Ireland, diffusé par art&fiction, qui s'autoédite et «travaille (avec) les images», selon ses termes. Ou encore Un Enorme exercice, où les monotypes de Tito Honegger et l'écriture de Jacques Jouet jouent des mots dessinés, manuscrits, monotypés, typographiés: «Leur livre est la représentation plastique d'une écriture produite ensemble. Lui écrit selon ce qu'elle réalise, l'écriture est reprise par elle, dans un dialogue infini...»
Ces nouvelles formes ne doivent rien au développement du numérique et d'internet, qui n'a pas donné lieu à des expérimentations littéraires vraiment innovantes, note Stéphane Fretz. «Les possibilités de l'hypertexte et du multimédia n'ont pas eu de réel impact sur l'écriture ni sur le livre d'artiste.» Et, si les blogs permettent une auto-publication permanente (voir desordre.net ou les blogs d'auteurs), ils captivent souvent pendant un temps limité. «On a peut-être du mal à capter le plus beau texte du monde, s'il est électronique?» s'interrogent les éditeurs d'art&fiction. «Le dialogue entre texte et visuel dit quelque chose qui est absent de l'écran. Il y a l'artiste, l'écrivain et un troisième tiers, le livre, le fantasme où les deux autres se projettent, et c'est cela qui touche. L'objet existe en dehors de ses auteurs; sa présence physique participe du sens.»
Ingrédients: mots, marges, espaces et caractères
Les auteurs phares du catalogue d'Héros-limite se nomment Ulises Carrión, Eugen Gomringer ou John Cage, autant de noms liés aux dimensions plastique, concrète et sonore de l'écriture, qui ont contribué à ouvrir son champ des possibles. «Par leur biais, sans que cela soit une décision de ma part mais par une sorte de hasard, je me suis retrouvé plus proche des plasticiens que des personnes qui venaient des lettres», raconte l'éditeur Alain Berset. A l'occasion des stages de typographie qu'il donne à la Haute école d'art et de design (HEAD) de Genève, il rencontre Hervé Laurent, animateur d'ateliers d'écriture où les étudiants entreprennent «un travail personnel qui interroge le statut du texte, notamment sous la forme du livre, dans le champ de l'art contemporain». Une rencontre qui débouche sur la collection Courts lettrages, coéditée par les Editions Héros-limite et la HEAD.
Laboratoire expérimental
Fruits du travail d'étudiants en arts visuels, dix textes ont déjà été édités dans ce cadre. «Leurs auteurs explorent des formes littéraires originales qui ne s'approchent des genres traditionnellement admis que pour mieux en interroger les conventions», indiquent Jean-Pierre Greff, Hervé Laurent et Alain Berset, directeurs de la collection. Leurs textes «tentent de renouveler la pratique de l'écriture et de repenser le rôle de la littérature et des arts plastiques dans le monde contemporain». Belle ambition. Serait-ce que la littérature de demain s'élabore dans les écoles d'art et non sur les bancs de l'université, où la fréquentation des maîtres inhiberait les élans créatifs? Quoiqu'il en soit, les trois derniers titres parus dans la collection Courts lettrages confirment cette dimension expérimentale: ils questionnent les codes narratifs et ceux du langage, jouent avec la mise en page et la typographie, pour imaginer des formes textuelles et visuelles en cohérence avec le propos de leurs auteurs.
Ainsi, Une Odeur de renfermé, pas trop gênante, de Mélodie Le Blévennec, brasse une matière dense de personnages et de situations, tissant un monde d'histoires hétéroclites qui oscillent entre fiction et témoignage. Les voix se mêlent, les pronoms personnels sont mouvants. L'auteure y intègre des écrits extérieurs, non-littéraires, que son écriture doit englober et dépasser afin de continuer. Elle fabrique ainsi une sorte de puzzle plus ou moins ajusté qui tente de faire sens malgré ses manques, à l'image de cette humanité embrouillée et touchante qui partage le quotidien malgré les difficultés. Dans Beige, l'écriture de Marie-Luce Ruffieux est à l'image du lac glacé qu'elle décrit, sous lequel on peut apercevoir en patinant animaux ou objets emprisonnés. Procédant par glissages, rebonds et arabesques, son style est à la fois transparent et concret, qui maintient le lecteur à distance alors même qu'il décrit au plus près cette réalité vitrifiée liée à des souvenirs, anecdotes et autres petites histoires. Enfin, entre pertes d'équilibre et chemin tout tracé, désir et danger, Nadia Sartoretti s'attache aux reliefs d'un quotidien lisse dans Les Aspérités de l'asphalte: elle recueille notations et réflexions inspirées par de petits événements, s'interroge, tente de définir une poétique et cherche des règles de conduite, tricotant le tout avec un texte parallèle composite, raturé, qui prolifère en notes, références, didascalies dans la marge... La langue se retrouve triturée comme une matière première, malmenée pour le plaisir du texte.
Les trois ouvrages sont d'élégants objets: les étudiants mènent l'aventure du livre de l'écriture à sa conception, fabrication et diffusion. Si tous les textes issus des ateliers n'ont pas été publiés dans Courts lettrages, collection très paramétrée, beaucoup d'étudiants ont continué à écrire après leur diplôme, précise Alain Berset.
Lire. Susie la simple, texte d'Alonso Llorente, postface d'Alexandre Friederich, photos de Philippe Weissbrodt, Ed. art&fiction.
Dernières parutions de la collection «Courts lettrages» des Editions Héros-limite: Mélodie Le Blévennec, Une Odeur de renfermé, pas trop gênante; Marie-Luce Ruffieux, Beige; Nadia Sartoretti, Les Aspérités de l'asphalte.
Lectures du Mamco. L'atelier d'écriture de la HEAD organise une fois par mois des lectures au Mamco en partenariat avec l'association Roaratorio, dédiée à la poésie sonore: le cycle Voix Off invite des auteurs liés aux arts plastiques, qui s'intègrent en parallèle à un stage donné dans le cadre des beaux-arts. Le 8 décembre, l'artiste genevois Christophe Rey donnera une lecture de ses textes intitulée «Location 2009».