ENTRETIEN Patrick Suter éclaire les liens entre presse et littérature dans un essai passionnant.

 

De Stéphane Mallarmé à Olivier Rolin en passant par dada, les futuristes et les surréalistes, Michel Butor et Claude Simon, les relations entre presse et littérature sont au coeur d'une passionnante étude en deux volumes signée Patrick Suter, chargé d'enseignement au département de français de l'université de Genève. A la fin du XIXe siècle, Novalis écrit que la littérature se doit d'inventer «l'art d'écrire des livres» dans un processus où prime la façon d'«organiser les parties»; dans cette quête, le journal, juxtaposition de textes de différents auteurs, se présente comme un modèle possible de livre total. Explorant les tentatives de fusionner livre et journal, Patrick Suter montre comment les expérimentations de Mallarmé marqueront les avant-gardes, puis se concentre sur les oeuvres de Butor, Simon et Rolin. Le Journal et les Lettres ouvre d'intéressantes pistes de réflexion à l'heure où la révolution numérique bouleverse la nature de la presse et du livre, leurs liens, et les relations des textes au monde. «Depuis la fin de ma thèse, il y a quatre ans, des millions de livres ont été numérisés et sont accessibles en ligne», relève Patrick Suter. Rencontre.

 

De quelle manière l'essor de la presse a-t-il influencé l'invention littéraire?

Patrick Suter: Après la révolution française, l'invention du concept de «littérature» se fait en parallèle à un développement spectaculaire de la presse. Grâce aux nouvelles techniques, les titres passent d'un tirage quotidien de 4000 à un million d'exemplaires. Le journal est ainsi le premier média de la société post-révolutionnaire: on allait inventer une nouvelle société, une nouvelle littérature, et cela commence avec la révolution de la presse tout au long du XIXe siècle. Novalis assimile le journal à un genre littéraire, disant qu'on fera désormais de la littérature en commun dans les journaux, et Edouard de Girardin lance le quotidien La Presse avec l'intention déclarée de réaliser une oeuvre à plusieurs voix. Beaucoup d'écrivains y participent – Dumas, Zola, Lamartine, Balzac... Les journaux publient aussi des feuilletons, et on peut lire des poèmes de Baudelaire à côté des faits divers... qui forment d'ailleurs la matière de ses Petits poèmes en prose.

En même temps, les écrivains ont très tôt l'intuition d'un hiatus entre le journal et l'oeuvre littéraire. Ils essaient de reprendre à la presse son bien, pour la transformer. Et, ce faisant, se montrent souvent de très bons critiques des médias – à l'instar aujourd'hui d'un Noam Chomsky.

 

Mallarmé est en effet sévère avec la presse même si, dans sa quête du Livre, il semble faire écho à l'utopie de Novalis...

– Mallarmé oppose littérature et «universel reportage» et remarque avec ironie que la presse manque le présent: elle prétend rendre compte de l'actualité, alors que cela nécessite une série de médiations. Surtout, il apporte une prise de conscience de l'impossibilité de réaliser ce livre utopique dans la presse. On peut avoir l'impression qu'il refuse le journal, mais il n'est pas à prendre au premier degré. Lui-même journaliste de mode, il a lancé un magazine et utilise des techniques spécifiques à la presse, comme les gros caractères des titres, pour les détourner. Il emprunte donc certains de ses procédés afin d'inventer de nouvelles formes littéraires et ne cesse de s'y référer, au point qu'elle semble le coeur absent autour duquel tourne son oeuvre.

 

Il influencera les avant-gardes, qui refusent les genres littéraires et imaginent un autre journalisme.

– En effet. Je me suis concentré sur les revues dirigées par Breton pour le surréalisme, sur la démarche de Marinetti pour le futurisme, sur celle de Tzara pour dada. A l'image de la Une du journal, l'«archi-journal» des futuristes s'apparente à l'affiche ou au manifeste. La revue s'approchant le plus de la fusion rêvée entre livre et journal sera sans doute Le Surréalisme au service de la révolution, qui juxtapose sur une page des textes hybrides, nous invitant à les mettre en relation. Le montage devient une arme qui permet de scandaleux télescopages de textes: ainsi de ces deux articles qui font apparaître simultanément les progrès de la torture française en Indochine et les tendances de la mode dans la région pendant l'exposition coloniale...

La synthèse du journal et des lettres atteint presque la perfection avec le surréalisme, mais cela n'aura pas de suite. La Seconde Guerre mondiale amène une coupure, les groupes littéraires se défont. Si dada n'était pas seulement un groupe destructif, il était perçu comme tel et l'idée de destruction n'est plus acceptable. Sartre appelle à restaurer les genres littéraires. Mais il ne convainc pas tout le monde.

 

Il faut pourtant attendre les années 1960 pour qu'apparaissent à nouveau des oeuvres composées de plusieurs matériaux, collages de textes, montages théâtraux ou picturaux. Quel sens prennent alors ces assemblages?

– L'idée est de reprendre des éléments textuels préexistants dans une perspective différente, qui autorise plusieurs lectures possibles. Pour Mallarmé, le Livre n'était pas l'ensemble de tous les textes du monde mais les relations intelligentes entre eux. Ainsi l'essentiel n'est pas de tout lire mais de savoir mettre les textes en relation. C'est ce que feront Butor, Simon et Rolin qui construisent des «textes de textes», livres constitués en grande partie de coupures de textes préexistants. Butor essaie de parler du monde dans sa polyphonie, sa simultanéité et sa discontinuité. Il invente chaque fois de nouveaux assemblages. Transit (1992) est disposé tête-bêche, avec deux pages de titre (Transit A et Transit B), et se lit dans les deux sens, le lecteur effectuant des sauts dans un monde multipolaire; Gyroscope (1996), qui fait l'éloge du zapping, est disposé horizontalement comme un écran de télévision, chaque page semblant une chaîne différente.

 

Qu'en est-il de l'influence de la révolution numérique sur l'invention littéraire?

– Nous n'avons pas fini d'en mesurer les effets. Sur internet, il n'y a plus de hiérarchisation de l'information et nous sommes dans un espace de changements continuels des valeurs. Dans L'Invention du monde (1993), Rolin puise sa matière dans les fais divers du monde entier, utilisant près de 500 journaux en 31 langues. Il représente ici la révolution numérique sous la forme d'un flux continu d'informations: en une longue phrase, il raconte une foule d'événements comme si l'on passait de clics en clics, chaque relative amenant une autre actualité, un autre contexte. On a la sensation que ce qui est devenu essentiel, ce sont les «liens» entre des éléments en fait totalement discontinus.

 

Comment voyez-vous l'évolution des relations entre presse et livre, dans ce nouvel espace numérique?

– La séparation entre la littérature et les autres arts sera certainement plus floue: tout se découvre sur le même écran, où le texte rejoint la vidéo ou la photo. Mallarmé voulait faire des livres des instruments spirituels. Pour lui, les différents textes qui l'entouraient formaient un cloître, où s'interroger. Il faudrait qu'internet soit un espace de ce genre.

 

Que pensez-vous de l'évolution de la presse papier?

– La presse privilégie le fait divers à l'analyse des grands enjeux du monde. Elle apparaît comme quelque chose de mensonger en prétendant montrer le monde tel qu'il est, alors qu'elle est un montage d'informations, un type de discours décousus. Aujourd'hui, le journal est devenu le bras droit du capitalisme et de la société de consommation. Kraus comparait la presse à la prostitution: quand elle est généralisée, il y a peu de chance de prendre la mesure des enjeux du monde.

 

Patrick Suter, Le Journal et les Lettres. De la presse à l'oeuvre, Editions MetisPresses, Genève, 2010, 234 pp. Le Journal et les Lettres. La presse dans l'oeuvre: vers une écologie littéraire, Editions MetisPresses, Genève, 2010, 154 pp.

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