INTERVIEW Nouvelle directrice des Editions Zoé, à Genève, Caroline Coutau s'exprime sur sa vision du métier et les chantiers à venir, notamment celui de la numérisation.

 

On s'en doutait un peu, à la lecture du carton d'invitation: quelle institution célébrerait ses 36 ans par une cérémonie officielle au Palais Eynard, en présence du magistrat en charge de la Culture à Genève Patrice Mugny? C'est effectivement une nouvelle particulière que Marlyse Pietri a annoncé, le 19 janvier dernier, lors d'une réception chaleureuse où les auteurs de la maison étaient en nombre: la fondatrice et directrice des Editions Zoé passe le flambeau à Caroline Coutau, sa collaboratrice depuis 2008.

La pérennité du catalogue de Zoé, qui compte 700 titres, est donc assurée à ce jour et ses écrivains peuvent respirer. C'est qu'il n'est pas aisé de transmettre une maison indépendante – on pense aux éditions zurichoises Ammann, qui ont fermé en août dernier après trente ans d'activité et 1000 titres au catalogue. Chez Zoé, Marlyse Pietri continuera de s'occuper du domaine germanophone et des auteurs de longue date. Quant à Caroline Coutau, qui a appris le métier chez Labor et Fides, elle prendra ses fonctions de nouvelle directrice le 1er février 2011. Entretien.

 

A ses débuts, Zoé se définissait comme une maison engagée, qui voulait changer le monde...

Caroline Coutau: Zoé ne publiait à l'origine presque pas de littérature, mais surtout des reportages et des essais. Nous ne pouvons plus parler de littérature engagée aujourd'hui; en revanche, la littérature est engagée car elle porte un regard nuancé sur le monde, montre ses contradictions et l'opacité des choses, l'ambivalence des êtres. Je ne crois pas qu'on puisse changer le monde, mais être plus sensible et moins simpliste que le discours ambiant, oui.

 

Allez-vous continuer à développer la ligne très littéraire de Zoé?

Tout à fait, avec d'une part cette attention portée aux auteurs romands, et d'autre part les traductions d'écrivains alémaniques et du Commonwealth dans notre collection «Ecrits d'ailleurs». Je trouve tout à fait passionnant le frottement entre la langue et l'imaginaire des pays émergents et la littérature occidentale.

 

Quel regard portez-vous sur la littérature romande?

Elle était peu étudiée à l'université de Genève quand j'y étais; je l'ai découverte après un grand détour par d'autres univers littéraires (elle a vécu à New York, Madrid et en Israël, ndlr). C'est pour moi une littérature exceptionnelle. Les auteurs romands ont davantage l'espace de trouver leur propre voix et sont souvent moins dans le mimétisme qu'en France – où il y a bien sûr des auteurs intéressants, mais aussi une masse qui suit les modes et remplit les tables de librairies. Chaque auteur ici possède sa singularité et une audace qui est la sienne. Les fausses notes, ces accents inauthentiques, sont rares. Il y a une vraie profondeur du travail.

Zoé est l’une des maisons littéraires romandes les mieux diffusées en France, notamment grâce au travail en amont effectué par votre diffuseur Harmonia Mundi pour la promotion et la commercialisation des livres. L'ouverture sur la France est-elle une condition essentielle pour survivre aujourd'hui?

Harmonia Mundi a commencé à diffuser Zoé en 1992. Cela fait une énorme différence: le bassin lémanique compte 1,5 million de personnes, donc de lecteurs potentiels, contre 70 millions en France. C'est une ouverture nécessaire pour nos ventes, mais pas seulement: cela insuffle une énergie, des idées, des envies, une respiration aux livres et aux auteurs.

 

La presse française s'intéresse-t-elle à vos livres?

Oui, la France s'ouvre un peu – que Matthias Zschokke ait reçu le Femina pour Maurice à la poule en témoigne. Zoé n'y est pas considérée comme suisse, mais comme littéraire. Il faut relever qu'on ne défend pas un terroir, simplement une littérature de qualité.

 

Que pensez-vous de l'édition romande, et notamment des petites maisons qui ont vu le jour ces dernières années?

Cette relève est réjouissante, même si ces structures publient peu – encore que quatre à cinq parutions annuelles, ce n'est pas rien dans ce territoire exigu. Zoé a peu de contacts directs avec elles, mais en diffuse plusieurs (comme d'Autre part, MetisPresse ou Paulette, ndlr).

 

L'un des grands chantiers qui vous attend est celui du numérique. La Suisse romande est en retard sur la France, elle-même en retard sur les Etats-Unis...

Les Etats-Unis sont en effet en avance du point de vue de la numérisation des livres et de leur commercialisation, mais aussi en ce qui concerne la fermeture des librairies! Il s'agit de se préparer à l'arrivée du numérique, mais sans se précipiter. Les problèmes de droits sont loin d'être résolus et les accords qui lient telle tablette numérique à tel fournisseur de contenus sont problématiques.

Concrètement, l'OLF (Office du livre, à Fribourg, le plus grand distributeur suisse, ndlr) planche sur une plate-forme qui préserve le libraire – relais indispensable pour une maison comme Zoé qui n'est pas dans une logique de best-seller –, mais son lancement a pris du retard. Une structure en France numérise 150 de nos titres, et nous réfléchissons aux questions contractuelles avec nos écrivains et notre diffuseur.

 

Le politique devrait-il davantage soutenir le livre?

On espère une loi sur le prix du livre depuis plus de vingt ans! Zoé maintient son chiffre d'affaires grâce à l'effort fourni sur la France, car les ventes stagnent en Suisse romande. Mais nous existons aussi grâce aux subventions. La Ville de Genève a augmenté son soutien à l'édition de manière remarquable, notamment via un contrat sous forme de convention. Ce qui nous évite de passer notre temps à remplir des formulaires à coup de 4000 francs, travail épuisant et décourageant. I

 

Paru en janvier:

> Brian Chikwava, Harare Nord, tr. de l'anglais par Pedro Jiménez Morras, 272 pp.

A paraître en février:

> Matthias Zschokke, Circulations, tr. de l'allemand par Patricia Zurcher, 272 pp.

> Michel Layaz, Deux Soeurs, 144 pp.

http://www.lecourrier.ch/la_litterature_romande_exceptionnelle