GENEVE - A Forum Meyrin, «Autofictions et mythologies personnelles» réunit sept artistes qui arpentent le territoire de l’intime en mots et en images. Histoire de s’inventer un destin.

 

Autofiction? Le terme est habituellement associé à la littérature. A Forum Meyrin, il se décline à travers le dessin, la vidéo, l’animation et la photo, dans des œuvres à mi-chemin entre autobiographie et invention pure, où le texte n’est d’ailleurs pas forcément absent. L’exposition «Autofictions et mythologies personnelles» s’est en effet construite à partir de l’œuvre de Jean Le Gac qui associe étroitement l’écrit et l’image. Autour de lui, six artistes transposent le quotidien, questionnent les contours mouvants de l’identité et jouent avec leur propre image. «Leurs œuvres sont un miroir tendu, une mise en scène de soi où le ‘je’ devient jeu», relève Véronique Philippe-Gache commissaire de l’exposition avec Thierry Ruffieux. Faut-il être un autre pour devenir soi-même? «Ces auteurs se façonnent une identité artistique en se prenant comme objet de leur œuvre, pour s’inventer un destin et élaborer une autre représentation de soi». Visite.

 

Fiction et confession

C’est tout d’abord la délicieuse impression d’avoir rétréci et d’être plongé dans le monde de l’enfance qui saisit le visiteur au milieu des livres géants de la série des Grandes bibliothèques de Jean Le Gac. Sur les immenses dessins, les volumes alignés côtoient des figures de héros aux prises avec divers dangers tout droit surgis de romans d’aventure. Au centre de la pièce, des vitrines montrent une sélection des cahiers de textes et photos de l’artiste français né en 1936. On y découvre l’élaboration d’une œuvre entre fiction et confession, qui met en scène un personnage de peintre dans diverses aventures stéréotypées à travers le dessin, la photo, le texte et des objets. Dès les années 1960 en effet, face à la remise en question radicale de la peinture dans sa dimension figurative et narrative, Le Gac déclare renoncer à toute ambition picturale classique: il imagine alors la carrière du peintre qu’il aurait pu être et se fait «reporter artistique» des activités de ce double.  A l’époque, sa réaction est partagée par d’autres artistes qui réintroduisent la dimension narrative dans leurs œuvres – ainsi de Christian Boltanski et Annette Messager, qui figurent à ses côtés dans la section «Mythologie personnelle» inaugurée par la Documenta V de Kassel en 1972.

«Je ne suis pas peintre, écrit Le Gac dans le catalogue de l’exposition de sa Grande bibliothèque à Caen en 2007. J’ai abandonné définitivement cette idée il y a très longtemps. J’assume un personnage: le ‘peintre’. Je fais des œuvres pour lui. Je suis sa petite main, rien de plus. Aussi je peux (...) dessiner des bibliothèques géantes avec l’intention de cacher sur les rayons un polar, Le Peintre a disparu. Entre nous, il n’y a rien dans ce livre au-delà d’un titre de la collection Le Masque. Je ne l’ai pas choisi pour son contenu.» Ce polar fictif côtoie des titres de Borges, Perec, Gracq ou du Nouveau Roman, dont le rapport à l’autobiographie a influencé Le Gac.

 

Miracle et la pensée graphique

Autre artiste à convoquer la littérature, le Lausannois Marcel Miracle expose à Meyrin son Petit manuel de minéralogie prophétique (2010), qui dévoile en 37 planches les fragments de sa propre genèse. Né à Madagascar, géologue de formation, Miracle met en résonance mots, objets et images comme autant de signes, dans une tentative d’organiser le chaos en cosmos. «C’est mon alphabet, je n’arrive pas à séparer le visuel de l’écriture, dit-il. Les mots sont des présences pures, des formes au-delà du sens.» Il construit ainsi une «pensée graphique» qui invente les lieux de son «auto-mythologie». Les symboles – un récurrent «fil bleu», ligne d’horizon et brin de laine du nid d’un oiseau, ou cet homme-serrure – dialoguent, se frottent aux mots, créent des images oniriques, des liens inattendus, des vibrations de sens et de couleur. Le tout s’élabore en lien avec des œuvres littéraires (Breton, Perec, Borges ou Lowry, entre autres).

Les planches exposées à Meyrin sont «une façon de régler mes comptes avec la géologie», raconte Marcel Miracle. «On m’avait envoyé chercher du pétrole, ce qui n’a rien de poétique. Quand l’outil de forage se bloquait, j’allais me promener dans le désert. Je suis revenu à une géologie basique, qui pour moi est poésie. L’inanimé est animé, le cristal est la base du vivant.» Il se réfère au poète et peintre mauricien Malcolm de Chazal, qui a senti sa vie basculer quand il a eu le sentiment qu’une fleur le regardait: «Ce n’est plus toi qui est le centre de l’univers... Je suis lié à cette pensée. Les objets nous regardent. Avec les pierres et les cristaux, il se passe pour moi quelque chose de l’ordre de la rencontre.»

La romancière, plasticienne et vidéaste française Valérie Mréjen, elle, présente à Meyrin ses Portraits filmés (2004). «Elle fait parler les autres, les filme en plans fixes en train de raconter un souvenir et mélange à ces récits sa propre histoire, brouillant les frontières», commente Véronique Philippe-Gache. Où des souvenirs banals prennent une dimension fictionnelle et basculent vers le mythe. Dans ces textes rigoureusement écrits, dits avec distance, on retrouve sa quête d’une certaine forme de neutralité: dans son œuvre, Mréjen explore le territoire de l’intime avec des stratégies d’écriture qui évitent le pathos et interrogent les modalités de l’énonciation.

 

Masques et journaux

Chez les quatre autres artistes exposés, le texte est moins central. Pour la Genevoise Natalia Solo-Mâtine, il a surtout valeur de témoignage d’une expérience singulière: à partir de douze portraits de femmes trouvés aux puces, elle s’est métamorphosée en autant de femmes qu’elle a inscrites sur des sites de rencontres en ligne. Chacun de ses «profils» tient un journal des échanges tissés, douze carnets suspendus à un fil qui forment l’installation de La Femme que j’aurais pu être (2010), où se mêlent fantasmes, clichés et obsessions personnelles. Quant à Sébastien Laudenbach, il est le héros de Journal, court-métrage d’animation qui mêle crayon, aquarelle et collage pour dire son quotidien au jour le jour. La  poésie surgit à la faveur de légers décalages entre l’image et une voix off d’un laconisme inattendu, qui ouvre soudain sur le rêve, tisse de fines associations. Dans son court-métrage A travers elle (2003), Chloé Micout vit par procuration en se glissant dans la peau de personnages télévisés: Buffy qui se bat contre un vampire, une star glamour, une participante de Loft Story, Britney Spears ou une présentatrice du JT...

Enfin, on savourera les clichés en noir et blanc du Français Gilbert Garcin, né en 1929, qui s’est lancé dans la photo à l’âge de 60 ans. On pense à Tati, Chaplin, Magritte pour la touche surréaliste. La figure de l’artiste, dans son éternel pardessus noir au milieu d’un décor géométrique dépouillé, devient son seul sujet. Icône démultipliée, neutre et familière, elle dit les multiples masques du «je» avec beaucoup de sensibilité et d’humour.

 

 

Expo.

«Autofictions et mythologies personnelles», me-sa de 14h à 18h et les soirs de spectacle, jusqu’au 28 mai à Forum Meyrin, 1 place des Cinq-Continents, Meyrin (GE). www.forum-meyrin.ch

 

En résonance.

La Vie errante d’Yves Bonnefoy par Claude Thébert, jusqu’au 17 avril à Forum Meyrin.

Atelier d’écriture autobiographique, sa 16 avril de 10h à 17h30, infos et inscriptions: 022 989 34 00.

La Dernière leçon, mise en scène de Gérald Châtelain d’après le livre de Noëlle Châtelet, ma 3 et me 4 mai à 20h,  Forum Meyrin. Rencontre avec l’auteure après la représentation.

Jean Le Gac expose également à la Galerie Lignetreize sa série «La Vie aquarellée». A voir jusqu’au 20 mai, 15 rue Ancienne, Carouge.

 

Lecture.

«Que faites-vous dans la vie?» Ma 12 avril à 18h30, lecture de Valérie Mréjen dans le cadre du cycle «Voix off» au Mamco, 10 rue des Vieux-Grenadiers, Genève.

http://www.lecourrier.ch/jeux_de_l_identite