Le 6e Festival de littérature et traduction Babel, à Bellinzone, accueille une dizaine d’écrivains palestiniens. L’occasion de découvrir de l’intérieur une réalité complexe.

 

Si la Palestine fait souvent la une des médias, le travail de ses écrivains, artistes, réalisateurs et musiciens demeure largement méconnu. Il le sera un peu moins le week-end prochain grâce au Festival de littérature et traduction Babel, à Bellinzone, qui invite pour sa 6e édition une dizaine d’auteurs palestiniens majeurs et leurs traducteurs autour de rencontres, débats, concerts et projection de films (lire ci-dessous). Intitulée «La Parole au-delà des frontières», la manifestation tessinoise explorera ainsi du 15 au 18 septembre la manière dont ces auteurs «réagissent aux mutilations territoriales, culturelles ou linguistiques». Journaliste, essayiste et traductrice – notamment de John Berger –, l’Italienne Maria Nadotti a collaboré à la programmation du festival. Elle évoque pour nous les enjeux et les particularités de la littérature palestinienne.1

Babel a invité des écrivains palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, d’Israël et de la diaspora... Ces diverses appartenances influencent-elles leur univers littéraire?

Maria Nadotti: Oui, cela fait une très grande différence! Le fossé est immense entre ces auteurs, même entre ceux de Gaza et ceux des territoires occupés, car ils vivent des expériences quotidiennes très différentes. Gaza n’a jamais réellement été occupée et c’est un territoire clos, une sorte de grand piège qui s’est refermé: on pourrait dire que ses auteurs sont très «palestiniens» dans le sens où ils sont quasi déconnectés du reste du monde.

Les Palestiniens de la diaspora, nés à l’étranger ou descendants d’émigrés, résident en Amérique latine, aux Etats-Unis, au Canada, en Angleterre, mais aussi dans les camps de réfugiés du Liban. Les Palestiniens de l’intérieur, eux, sont les enfants de ceux qui n’ont pas quitté le pays en 1947: il faut souligner que sur les 6 millions d’habitants d’Israël, 1,2 million sont palestiniens, soit une personne sur cinq...

 

Et qu’est-ce qui caractérise les auteurs de Cisjordanie, par exemple?

On pourrait dire qu’ils sont devenus écrivains d’abord parce qu’ils avaient des histoires à raconter. Ce qui frappe ensuite, c’est qu’ils sont moins dogmatiques que ceux de la diaspora: ils sont à la recherche de solutions, ils veulent vivre et incarnent ainsi à merveille l’humour et la flexibilité, alors que ceux résidant à l’étranger sont plus attachés aux idées, concepts et déclarations idéologiques. Nous avons invité deux écrivains qui vivent à Ramallah: le sociologue Jamil Hilal, qui a signé plusieurs études sur la situation palestinienne, et Suad Amiry, architecte et auteure de trois romans. Tous deux sont typiques de ces écrivains ancrés dans le quotidien, le concret, non dans le mythe. C’est important pour connaître de première main ce que signifie vivre sous occupation.

Suad Amiry a commencé à écrire en 2002, lors du bouclage de Ramallah par l’armée israélienne qui imposa un couvre-feu pendant 104 jours: elle s’est retrouvée coincée chez elle avec sa belle-mère, son mari étant à l’étranger, et elle raconte cette expérience dans l’hilarant Sharon et ma belle-mère. Elle décrit la vie qui continue coûte que coûte – ce qui requiert un extraordinaire sens de l’humour. Personne n’aurait pu écrire cela sans le vivre.

 

Les auteurs de la diaspora seraient donc davantage déconnectés de la réalité?

Forcément. Le merveilleux Mourid Barghouti, par exemple, vit au Caire depuis longtemps et ses récits ont presque une dimension mythologique. Il est retourné une fois en Palestine après trente ans d’exil et a écrit J’ai vu Ramallah, où il s’interroge sur le souvenir. Même le grand Edward Saïd (1935-2003) n’a jamais vécu en Palestine, sa famille ayant fui en 1947 au Caire puis aux Etats-Unis, où il est resté.

A Babel, nous allons donc réunir ces voix différentes et voir ce qui en résulte. Nous voulons dépasser les stéréotypes qui surgissent quand on parle des Palestiniens – soit pauvres victimes, soit terroristes. La réalité est beaucoup plus riche et complexe que cela.

 

Quelle influence des auteurs comme Edward Saïd ou Mahmoud Darwich ont-ils sur les écrivains contemporains?

Elle est très importante, de différentes manières. Je citerais aussi Ghassan Kanafani, écrivain et journaliste tué en 1972 à Beyrouth par le Mossad, à l’âge de 37 ans: il a laissé des nouvelles incroyables, dont Lettre de Gaza, écrite en 1956 mais qui frappe par son actualité. S’il est tellement aimé et respecté aujourd’hui, c’est que l’histoire s’est figée dans cette partie close du monde, qui semble immobilisée dans le temps. L’héritage de Kanafani est troublant car ce qu’il a décrit existe toujours!

Edward Saïd est l’un des initiateurs des études postcoloniales, le premier capable de détacher la Palestine de son terrible isolement conceptuel et d’en faire le paradigme d’une autre sorte de colonisation. Darwich, lui, est la «voix de la Palestine»: les gens se déplacent par milliers pour écouter ses poèmes, qu’ils apprennent par cœur et chantent. Il a dit très tôt que la solution au conflit israélo-palestinien était à trouver ensemble; il était contre toute forme d’écriture politique et détestait être utilisé comme porteur d’un message. Il était pourtant politique à sa propre manière: il aimait dire «je», dans un clair souci de libération de la subjectivité.

 

La jeune génération recoure-t-elle plus facilement au «je»?

Cela commence. Darwich était entouré de jeunes poètes, dont Adania Shibli, aussi invitée à Babel. Bédouine, Palestinienne d’Israël, née à Haïfa, elle n’a pas été bien acceptée par l’establishment littéraire palestinien quand elle a commencé à écrire: parler d’amour, de sexe, de sentiments, des petites choses de la vie, et non de lutte ou de patrie? Darwich l’a soutenue: pour lui, la Palestine était devenue assez mûre pour avoir une littérature qui aborde ce genre de sujets.

Le simple fait d’y rester et d’essayer de mener une vie normale est en soi un acte de résistance. L’héritage littéraire de Darwich est peut-être à chercher dans le courage de dire oui, de décrire la vie même dans ses nuances les plus intimes, sans se sentir obligé de choisir des sujets militants.

 

Les auteurs que vous avez cités pour illustrer cette tendance à écrire sur le quotidien sont des femmes. Une coïncidence?

En un sens, les femmes en connaissent plus sur la vie, pour des raisons évidentes. Ce sont elles qui en prennent soin et qui savent ce que signifie d’être bloqués par le couvre-feu avec cinq enfants qui ne peuvent plus sortir ni aller à l’école... Que faites-vous dans ces cas-là? Vous devenez fous, vous avez envie de les tuer!

A Babel, nous projetterons aussi le film Blagues à part, réalisé en 2010 par Vanessa Rousselot, une jeune Française qui a passé cinq ans à explorer la Palestine sous l’angle de l’humour. Elle a découvert qu’il évoluait selon les changements politiques, sociaux et économiques. Les gags racontés par les Palestiniens en disent énormément sur la patience et la capacité de rire dans des situations tragiques. Rire est un superbe acte de résistance, de désobéissance et de liberté.

 

Les auteurs invités écrivent aussi bien en arabe qu’en français ou en anglais...

Nous nous concentrerons en effet sur ces trois langues, également lors des ateliers de traduction. De la fragmentation géographique a résulté une fragmentation linguistique. Par ailleurs, l’arabe n’est pas toujours la langue d’écriture, même pour ceux dont c’est la langue maternelle et qui vivent en Palestine, comme Hilal ou Amiry (Sharon et ma belle-mère vient d’être traduit en arabe!): certaines choses sont parfois plus faciles à exprimer dans une langue étrangère, avec la distance qu’elle instaure. Et leur anglais est un nouveau langage, une sorte de pidgin.

 

Ces écrivains sont-ils édités en Palestine même?

Ils sont habituellement publiés à Beyrouth: il n’y a pas de maisons d’édition en Palestine. Le pays possède des artistes et des intellectuels passionnants, mais aucune structure. Le livre d’Amiry a été d’abord édité par une maison israélienne, Andalus, fondée dans le but de traduire et publier les auteurs arabes afin qu’Israël connaisse enfin Darwich, Khoury, etc. Reste que ce n’est pas si facile pour les Palestiniens d’être publiés en Israël, cela dépend de l’éditeur; l’acte de la fondatrice d’Andalus est en cela héroïque. Mais je ne sais pas quelle audience ils ont en Israël, même dans le cas d’un grand poète comme Darwich. I

1 Maria Nadotti animera notamment la rencontre avec l’écrivaine de Ramallah Suad Amiry le 18 septembre à 17h30 au Teatro sociale, Bellinzone.

 

 

Babel, une parole qui circule entre les langues et les arts

«La Parole au-delà des frontières»: l’intitulé de ce 6e Festival de littérature et traduction Babel se décline de multiples manières, du 15 au 18 septembre prochains à Bellinzone. Passant joyeusement outre les frontières des langues, des cultures et des domaines artistiques, ces quelques jours s’annoncent en effet prometteurs, qui feront circuler la parole entre écrivains et traducteurs, mais aussi entre musiciens, artistes et chercheurs, le tout au croisement de plusieurs langues.

Au cœur de la programmation figurent les rencontres entre les écrivains et leurs traducteurs, auxquelles se prêteront Elias Khoury, auteur du fameux La Porte du soleil, Mourid Barghouthi, Suad Amiry ou Adania Shibli. Ce sera aussi le cas de Fatina al-Garra – une rencontre précédée par la projection de Blagues à part de Vanessa Rousselot. La jeune poétesse de Gaza, exilée en Belgique, écrit d’une manière «à la fois très singulière et universelle», selon Maria Nadotti. Autre Gazaoui, Izzeldin Abuelaish, médecin résidant aujourd’hui au Canada et candidat au Nobel de la Paix en 2010, dont l’histoire avait fait le tour du monde en 2008: il travaillait dans un hôpital en Israël quand une bombe avait tué deux de ses trois filles. De ce drame, il a écrit Je ne haïrai point, un livre sur le pardon, sur la tentative de continuer malgré tout, de comprendre et d’être compris. Il dialoguera avec Mustafa Barghouti, activiste démocrate et candidat à la présidence palestinienne en 2005, initiateur de nombreux projets culturels en Palestine.

Le panorama serait incomplet sans la présence d’Edward Saïd, Ghassam Kanafani et Mahmoud Darwich, voix majeures de la littérature palestinienne aujourd’hui éteintes mais toujours vivantes. Les programmateurs ont invité Elias Sanbar, écrivain et traducteur de Darwich, pour faire entendre sa voix à Babel; John Berger fera de même pour Kanafani, et Daniel Barenboïm pour Saïd – avec lequel il a créé le West-Eastern Divan Orchestra, qui réunit des jeunes musiciens arabes et israéliens et jouera à Bellinzone samedi soir. «L’idée est qu’il est impossible de faire de la musique si l’on n’écoute pas l’autre», commente Maria Nadotti, qui relève que Barenboïm et Berger ont également été invités au titre de «Palestiniens honorifiques».

En parallèle, le programme «Au-delà des frontières de la parole» reflète la vivacité des autres domaines artistiques de Palestine, avec notamment une exposition de vidéos de jeunes artistes et un cycle de films. C’est d’ailleurs le documentaire Arna’s Children de Juliano Mer Khamis, tué le 4 avril dernier à Jénine, qui ouvre le festival jeudi soir – projection suivie d’une table ronde avec notamment Suad Amiry, Jamil Hilal, Maria Nadotti et Adania Shibli. Le film raconte l’histoire du camp de réfugiés de Jénine à travers les voix des enfants du Stone Theatre, fondé par Arna, la mère du cinéaste, Juive qui a épousé un Arabe palestinien. C’est en voyant ce documentaire que Susan Abulhawa a décidé d’écrire, raconte Maria Nadotti. Elle qui n’avait jamais vécu en Palestine, où elle est née, a quitté les Etats-Unis pour se rendre à Jénine. «Pour la diaspora, le lien est souvent si solide que beaucoup ont besoin de s’engager, de s’impliquer de plus près, d’y revenir. Ecrire est ainsi un acte très concret, un voyage vers l’inconnu.» Susan Abulhawa parlera samedi de son roman Les Matins de Jénine.

Enfin, le festival est le cadre de workshops pour les professionnels autour notamment de la traduction littéraire entre l’arabe, l’italien et l’anglais, et accueille vendredi le troisième symposium des traductrices et traducteurs littéraires de Suisse, autour de la question du droit d’auteur pour les traductions. apd

Programme: babelfestival.com

http://www.lecourrier.ch/rire_est_un_superbe_acte_de_liberte