Portrait d’un écrivain maudit

Tragique destin que celui de l’écrivain alémanique Friedrich Glauser (1896-1938), dont la vie elle-même semble un véritable roman.

 

Orphelin de mère à l’âge de 4 ans, élevé par son père avec lequel il entretient des rapports conflictuels, envoyé en pensionnat puis à la Légion étrangère, morphinomane, il fit plusieurs tentatives de suicide ainsi que des séjours en prison et en hôpital psychiatrique, avant de décéder d’une crise cardiaque à 42 ans, à la veille de son mariage! Le réalisateur Christoph Kühn est coutumier des portraits, notamment d’artistes et d’écrivains: on lui doit ainsi Nicolas Bouvier, 22 Hospital Street (2005) ou Sophie Taeuber-Arp (1993). Celui qu’il consacre aujourd’hui à Friedrich Glauser, d’une partialité assumée, démarre en 1932, au moment de sa dernière hospitalisation à l’hôpital psychiatrique de Münsingen, dans le canton de Berne.

Pour pallier le manque d’images d’archives, le cinéaste juxtapose photos, textes, dessins, scènes fictives et interviews: autant de strates narratives qui lui permettent de ponctuer le récit des événements par les réflexions intimes de l’écrivain et les analyses qu’en font psychiatres et autres critiques littéraires familiers de Glauser. Ces collages, qui se déclinent en noir et blanc, laissent aussi une large place aux dessins d’Hannes Binder: grand connaisseur de l’œuvre de Glauser, le dessinateur zurichois a notamment adapté en bande dessinée ses romans et nouvelles mettant en scène l’inspecteur Jakob Studer, et son trait expressif donne au texte un relief évocateur.

Dans la nuit solitaire de sa cellule, donc, Glauser se souvient et écrit, fait le bilan de sa vie et rêve d’un nouveau départ avec l’infirmière Berthe Bendel, dont il est amoureux. Enfin sorti de l’hôpital, il fuit la Suisse détestée pour s’installer avec elle d’abord en France, où ils gardent la maison d’un banquier, puis à Nervi, en Italie, où ils attendront les documents nécessaires au mariage, et notamment le certificat d’aryanité de Berthe qui tarde à venir... Glauser évoque sa série des Inspecteur Studer, qui rencontre un vif succès et sera adaptée au cinéma: dans ces romans empreints de critique sociale, qu’il destine au peuple et non à la bourgeoise dont lui-même est issu, il imagine la figure positive d’un policier à l’écoute, humain, amateur de bon vins et de cigares fins, comme le père qu’il aurait voulu avoir. L’écriture et l’attachement qui le lie à Berthe n’effaceront pourtant pas un sentiment aigu de solitude face auquel il ne voit qu’une issue, leitmotiv poignant: «Redevenir petit».

Interviewée par le cinéaste, l’ancienne compagne est lumineuse, qui parle de leur vie à deux et des failles de Glauser avec une tendresse intacte. Et de s’étonner du contrôle social imposé aux marginaux: il était dépendant, oui, mais était-ce une raison pour l’enfermer? La question reste en suspens, tandis que cette  immersion sensible dans la vie et l’œuvre de l’écrivain donne envie de (re)lire ses romans.