Ecrivains originaux, réseau dense de librairies, pléthore d’éditeurs passionnés: la vie littéraire romande est riche. Pourtant, elle peine à se faire connaître en France et reste trop méconnue sur ses terres. Etat des lieux.

 

 

Qui, en France, connaît vraiment ce qui s’écrit aujourd’hui en Suisse romande? Le petit voisin francophone est animé d’une vie littéraire intense, les voix qui s’y expriment sont riches et variées. Pourtant, elles peinent à franchir la frontière pour toucher les lecteurs français, et restent souvent injustement méconnues même sur leurs terres. Un paradoxe lié à la situation particulière de cette région de moins de 2 millions d’habitants, enclave au carrefour des trois langues et des trois cultures qui la bordent: d’un côté la France, dont elle partage la langue et les références littéraires, de l’autre la Suisse alémanique, germanophone et majoritaire, et enfin la partie italophone du pays, voisine de la Péninsule. Pour les écrivains romands, cette situation a deux conséquences: elle les enferme dans une sorte d’insularité et un sentiment de confinement, mais leur permet en même temps une liberté créatrice singulière. Cet automne, trois écrivains romands ont fait partie de la sélection des grands prix français de l’automne: Joël Dicker (La Vérité sur l’affaire Harry Quebert), Catherine Safonoff (Le Mineur et le canari) et Dominique de Rivaz (Rose Envy). Ces exceptions confirment-elles la règle, ou seraient-elles le signe que les frontières commencent à s’ouvrir?

En tous les cas, la vitalité littéraire de la région est étonnante. Près de 200 écrivains (1) sont actifs dans les domaines de la prose, de la poésie et du théâtre, une moyenne de 1360 titres par an sont publiés, et il n’est pas une semaine sans lectures et autres rencontres dans les librairies, les cafés ou les bibliothèques. Selon Jacques Scherrer, secrétaire général de l’Association des diffuseurs, éditeurs et libraires (ASDEL), la Suisse romande compte un peu plus d’une centaine de maisons d’édition et environ 150 librairies – soit une librairie pour 10 000 habitants, contre une pour 25 000 en France. Dix millions de livres y sont vendus chaque année, tous genres confondus, dont 80% sont importés de France; la Suisse romande dépend ainsi largement du marché français, dont elle représente 13% du chiffre d’affaires.(2) La taille du territoire permet par ailleurs des échanges directs entre auteurs, éditeurs, libraires et critiques. Pourtant, bien des livres publiés sur place peinent à attirer l’attention des médias mainstream, qui ont tendance à suivre en priorité les auteurs dont parle la presse parisienne.(3)

PAS ASSEZ "EXOTIQUES"

Les éditeurs, eux, sont pour la plupart des structures indépendantes dirigées par des passionnés qui défendent leur idée de la littérature. Mais ces maisons sont souvent trop petites pour avoir les moyens de développer des contacts avec Paris, et même si plusieurs d’entre elles sont bien distribuées en France, cela ne remplace pas les relais personnels dans la capitale. «La Suisse romande n’a pas la force de frappe des grandes nations, analyse Jérôme Meizoz, écrivain et professeur à l’université de Lausanne. C’est bien sûr un problème de diffusion. Par ailleurs, nous ne sommes pas assez ‘différents’ pour que la France nous perçoive comme exotiques, comme c’est le cas pour les écrivains du continent africain ou des Caraïbes.»

Si la littérature suisse a toujours eu du mal à s’exporter, c’est également parce que la France est un pays très centralisé, relève Jacques Scherrer. «En Allemagne, il existe plusieurs pôles culturels forts comme Francfort, Munich ou Berlin, c’est-à-dire une scène plus éclatée où les livres ont toujours circulé facilement. Le concept de ‘germanophonie’ n’existe pas, il n’y a pas ce clivage entre le centre et les périphéries, comme entre la France et la francophonie. L’édition romande est confrontée au même problème que les éditeurs de province.»

Coincée entre la France et la Suisse alémanique, la Suisse romande est ainsi doublement minorée. Pour sortir de cet enfermement et toucher le lectorat français, être publié par une maison de l’Hexagone – voire s’y installer, comme l’ont fait Jean-Luc Benoziglio, Philippe Jaccottet ou Bernard Comment – est un réel atout. C’est le cas de Joël Dicker justement, dont La Vérité sur l’affaire Harry Quebert a reçu le Grand Prix de l’Académie française. Le roman du jeune Genevois est une coédition de L’Age d’Homme, à Lausanne, et Bernard de Fallois, à Paris. Ce dernier n’a pas ménagé sa peine, dès cet été, «pour faire connaître le livre à paraître de sa jeune recrue aux journalistes et aux jurés des prix littéraires», écrit La Croix (25 octobre 2012). (4) Un travail de réseautage qui a porté ses fruits. Quant à Catherine Safonoff et Dominique de Rivaz, elles sont éditées par Zoé, maison littéraire la mieux distribuée en France grâce à un travail de longue haleine.

La position inconfortable des auteurs romands a cependant des avantages, comme l’observe Caroline Coutau, directrice de Zoé: «Notre relatif isolement nous donne une certaine liberté par rapport aux auteurs français contemporains, plus victimes des modes et des conditions commerciales. Il permet une voix plus originale et authentique, les genres deviennent parfois caducs, l’audace et l’authenticité sont payantes.» Accusé de «mal écrire exprès», Ramuz s’en justifiait en 1929 déjà dans sa Lettre à Bernard Grasset: s’il malmène la syntaxe, c’est parce qu’il veut retremper dans la parole vive la langue morte des grammairiens.

«PRODIGIEUX INVENTEURS»

Selon Pascale Casanova, spécialiste de la circulation internationale des littératures, les écrivains des petites nations, ces «centraux excentriques», sont de fait en position de produire des innovations littéraires car ils sont à l’abri des contraintes qui pèsent sur les littératures dominantes.(5) Les écrivains suisses du XXe siècle ne cessent d’ailleurs de gagner en reconnaissance, après avoir été longtemps ignorés – citons seulement Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria, Corinna Bille, Catherine Colomb, Jean-Marc Lovay ou Jacques Chessex. Des auteurs qui se révèlent bien souvent, «en dépit de leur décalage ou à cause même de leur isolement, comme avant-gardistes sans le savoir, et surtout: prodigieux inventeurs de formes et de langue», écrit Sylviane Dupuis, poétesse et professeure à l’université de Genève, dans «Les Paradoxes de l’écrivain suisse romand».(6)

Plus près de nous, on pense aux fictions autobiographiques de Catherine Safonoff, aux performances et poèmes d’Heike Fiedler, à la prose fleuve de Marius Daniel Popescu, aux monologues théâtraux coups de poing de Jacques Probst, à la poésie lyrique et engagée d’Alexandre Voisard ou aux formes brèves de Jérôme Meizoz, pour ne citer qu’eux. La Suisse romande se distingue aussi par son attention à la poésie, autre signe peut-être de cette exigence littéraire: les ventes moyennes de poésie y sont de 300 exemplaires, contre 500 en France. Hébergé par l’université de Lausanne et lancé par le professeur et poète Antonio Rodriguez, le site poesieromande.ch offre au genre une vitrine exhaustive, tandis que les maisons d’édition spécialisées, dépendant de la passion et du bénévolat de leurs fondateurs, font preuve d’une belle longévité: Samizdat, La Dogana et Empreintes ont toutes plus de vingt ans.

Cette production littéraire originale, pas ou peu diffusée en France, dépend du réseau des librairies romandes pour trouver son public. Or, si celui-ci est dense, il est fragilisé. Depuis 2001 et l’arrivée de la Fnac, plus de 70 points de vente dédiés au livre ont disparu: autant d’accès en moins à leurs lecteurs pour les auteurs et les éditeurs locaux, qui ont vu leur chiffre d’affaires baisser. Cette érosion des librairies a pour cause le dumping sur les produits d’appel entre la Fnac et Payot, propriété de Hachette: en cassant systématiquement les prix grâce aux importantes remises que leur concédaient les diffuseurs sur les gros tirages, les deux géants du livre ont accéléré la déroute des petites structures.

VERS UNE DYNAMIQUE ROMANDE

En Suisse, le marché n’est pas régi par le prix unique du livre, refusé en votation populaire en mars 2012. En Suisse romande, ce sont les diffuseurs qui fixent les prix selon des tabelles de conversion allant de 30 à 50% du prix de vente indiqué par l’éditeur français. N’importe quelle librairie romande peut commander et recevoir dans les 48 heures environ 300 000 références. Ce service, tout comme les salaires et loyers suisses, justifient qu’un livre se vende plus cher qu’en France; mais certains diffuseurs – notamment les filiales suisses des groupes français – ont pratiqué des prix abusifs sur les ouvrages importés. Après le refus du prix unique, la Commission de la concurrence a terminé son enquête sur ce système de diffusion: accusés d’entrave à la concurrence, treize diffuseurs ont été condamnés à de lourdes amendes. La procédure juridique suit son cours et la décision finale tombera début 2013.

La campagne romande en faveur du prix unique a eu le mérite de mettre le livre sous le feu des projecteurs. «Les politiques ont compris qu’ils avaient un rôle à jouer, relève Jean Richard, des Editions d’en bas. Il y a une nouvelle dynamique et une prise de conscience salutaire.» A Genève, la Ville planche sur un système de labels pour les libraires, qui permettrait de les soutenir selon des critères de qualité, tandis que le canton appelle de ses vœux une Fondation romande pour le livre. C’est que les enjeux dépassent les frontières cantonales, et dans un pays où le fédéralisme rend parfois difficile de se coordonner, cette volonté d’agir au niveau régional réjouit les acteurs du milieu. Genève et Vaud se sont ainsi déjà associées pour soutenir et développer ensemble la manifestation Le Livre sur les quais, dont la 3e édition, cet automne à Morges, a attiré plus de 40 000 visiteurs autour de 300 auteurs. Autre projet à l’échelle romande, celui d’une Maison de la littérature, première du genre en Suisse romande, située dans la maison natale de Jean-Jacques Rousseau à Genève.(7)

Ces projets, tout comme les manifestations littéraires, reflètent le besoin croissant d’échanges entre écrivains et avec les lecteurs, dans des contextes plus adaptés que celui du Salon du livre de Genève. Ces contacts donnent par ailleurs aux auteurs une visibilité bienvenue en Suisse romande même, où ils restent trop peu connus. Directrice de l’Association des auteurs et autrices de Suisse (AdS), Nicole Pfister relève que la Suisse alémanique a une riche tradition de lectures, maisons de la littérature, festivals et interventions dans les classes qui permet aux écrivains de se faire connaître et de tirer des revenus de leurs activités.

L’AdS travaille à développer de telles rencontres en Suisse romande: «Nous sommes en discussion avec les cantons romands afin de mettre sur pied une structure qui organise des lectures à l’école.» Pour l’heure, les seules initiatives pour amener la littérature contemporaine à l’école viennent de particuliers et non de l’institution: c’est le cas de Roman d’école, ateliers d’écriture dans des classes difficiles donnés par des écrivains, ou le Prix Le Roman des Romands (8), lancé par une enseignante de français sur le modèle du Goncourt des lycéens.

NOUVELLE GENERATION

Car c’est à l’école que se forme la culture littéraire. Or les élèves étudient avant tout les auteurs français. Si la littérature romande figure au cursus de nombreuses universités dans le monde, sur ses terres elle est au mieux ignorée, au pire objet de préjugés, comme si «locale» signifiait «de seconde zone». Une image de soi dépréciative typique de la province, relève Sylviane Dupuis, qui enseigne la littérature romande à l’université de Genève. En une dizaine d’années, la situation a pourtant évolué. «Je constate un intérêt croissant des étudiants, avec de plus en plus de mémoires. C’est qu’il y a tout un champ critique à ouvrir, et ils sont passionnés.» Le Centre de recherches sur les lettres romandes, intégré à l’université de Lausanne et dirigé par Daniel Maggetti, propose un cursus en littérature romande. «Certains de nos élèves enseignent ensuite cette littérature au secondaire», se réjouit-il.

Toutes ces initiatives contribuent peu à peu à fissurer l’isolement des écrivains de Suisse francophone, tandis qu’une nouvelle génération d’auteurs émerge qui fera peut-être évoluer les lignes de front, puisque davantage tournée vers la Suisse alémanique: ouvert en 2006, le bilingue Institut littéraire suisse de Bienne offre une formation de niveau bachelor et master en écriture littéraire. Les jeunes auteurs font un travail pointu sur la langue, sont ouverts aux autres arts et à l’aise dans la présentation publique de leurs textes. La notion de littérature romande, forgée pour se distinguer de la littérature française, va-t-elle enfin se dissoudre pour laisser place à la littérature «universelle»?

 

1. L’Association des autrices et auteurs de Suisse (AdS) compte 186 membres francophones sur 958 membres au total.

2. La Suisse a trois marchés du livre distincts, liés à ceux de ses grands voisins. Les auteurs alémaniques ont cependant davantage accès aux marchés allemand et autrichien, et y publient plus facilement: 33% des Alémaniques publient chez un éditeur allemand et 8% chez un éditeur autrichien, tandis que seulement 26% des publication en langue français sont éditées en France (statistiques de l’AdS)

3. Les blogs et sites littéraires tentent par ailleurs de palier la diminution des critiques dans la presse papier. Voir notamment viceversalitterature.ch (ancien culturactif.ch)

4. Notons que L’Amour nègre du Genevois Jean-Michel Olivier, Prix Interallié 2011, était également une coédition Bernard de Fallois et L’Age d’Homme. 5 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Ed. du Seuil, 1999.

5. In Doina Spita, Diversité culturelle dans la francophonie contemporaine, Ed. universitaires Alexandru Ioan Cuza, 2009, pp. 11-21.

6. Catherine Safonoff et Marius Daniel Popescu font partie des lauréats des premiers Prix fédéraux de littérature, dévoilés cette semaine.

7. m-r-l.ch

8. romandesromands.ch

 

Cet article est paru en une version légèrement raccourcie dans Le Monde diplomatique de décembre 2012.

http://www.lecourrier.ch/104144/secrete_effervescence