PRESSE L’histoire de «La Gazette littéraire», qui marqua le milieu culturel romand de 1949 à 1972 et contribua à sa vitalité, est décryptée pour la première fois dans «Toutes frontières ouvertes» de Daniel Vuataz.

 

Il s’est attaqué à un véritable mythe: celui de La Gazette littéraire. Entre 1949 et 1972, le supplément encarté le samedi dans La Gazette de Lausanne a joué un rôle crucial pour la vitalité du milieu artistique romand, contribuant à la fois à créer le terreau propice à l’émergence d’une relève stimulante et à poser les bases d’une politique culturelle en Suisse. Derrière ce dynamisme: Franck Jotterand (1923-2000). Journaliste engagé, il fait ses armes très jeune à La Gazette littéraire en tant que correspondant à Paris, avant d’en prendre peu à peu les rênes. C’est sur l’histoire du supplément hebdomadaire et le rôle joué par son animateur qu’enquête Daniel Vuataz dans le bien nommé «Toutes Frontières ouvertes» – d’après une formule de Jotterand –, qui aborde les aspects culturels, idéologiques et sociologiques de cette aventure journalistique au rayonnement exceptionnel.

C’est une première. Grâce notamment à l’ouverture des archives de Franck Jotterand en 2010, le jeune chercheur lausannois a pu dépasser le mythe pour éclairer les raisons du succès et de la fin de la Littéraire en les resituant dans leur contexte particulier. Son étude suscite aussi la réflexion sur la presse culturelle et le milieu artistique aujourd’hui en Suisse romande (lire son interview ci-après).

Le rôle qu’a joué La Gazette littéraire pendant deux décennies dépasse celui d’un simple hebdomadaire culturel: ouvrant au monde la Suisse romande frileuse et fermée de l’après-guerre, elle a été le moteur d’une effervescence artistique inédite – son titre ne l’indique pas, mais elle s’intéressait à tous les arts et, Daniel Vuataz se concentrant sur la littérature, son influence dans les autres domaines reste à étudier.

«TROP A GAUCHE»

La Gazette littéraire est intimement liée à la personnalité de Franck Jotterand. En 1947, alors étudiant de 24 ans, il lance une polémique dans l’hebdomadaire Servir avec son article «Lausanne, ville fermée», qui dénonce l’immobilisme et le repli de la Suisse romande de l’après-guerre. Gaston Cherpillod, Charles-Henri Favrod et Yves Velan notamment lui apportent leur soutien, et il attire l’attention de Pierre Béguin, rédacteur en chef de La Gazette de Lausanne, pour qui le débat d’idées se doit d’être au cœur d’un journal libéral.

Les préoccupations de Jotterand sont déjà celles qui présideront à l’avenir de La Gazette littéraire, relève Daniel Vuataz: «L’ouverture sur le monde, la découverte et le regard vers l’avant, la jeunesse et la fraîcheur (celles des idées), la mise en commun des forces, l’accès démocratisé à l’art, à la culture, à la création.» Ces valeurs rejoignent celles de Pierre Béguin, qui s’entoure d’une équipe jeune, souvent renouvelée, et envoie Jotterand à Paris pour y écrire des chroniques sur le théâtre et le cinéma. Ce dernier joue dès lors un rôle de plus en plus important au sein de La Gazette littéraire. En 1949, il élabore avec Pierre Béguin la nouvelle formule du supplément et ses rubriques phares «Rive gauche, rive droite», «Le Théâtre à Paris» et les «Moments littéraires».

Mais malgré son implication, bien qu’il anime et coordonne la rédaction culturelle, le journaliste ne sera nommé rédacteur fixe qu’en 1953 – et rédacteur en chef en 1962, ce qui ne reflète pas la réalité des faits. Car le conseil d’administration traîne les pieds: Jotterand est trop provocateur, trop à gauche, trop progressiste, pas assez fidèle à la ligne libérale du journal. C’est au soutien de Béguin et au succès de la Littéraire – alors que La Gazette de Lausanne a des soucis financiers dès 1965 – qu’il doit sa longévité à la tête du titre. Le conseil d’administration finira par le licencier en 1971, sabordant ainsi un supplément culturel unique pour des raisons idéologiques.

Caisse de résonance, lieu de ralliement et de réflexion, La Gazette littéraire a soufflé en Suisse romande un vent de création et de découverte. Son ouverture sur Paris et New York (Jotterand y fera plusieurs séjours et publiera le livre Le Nouveau Théâtre Américain), ses articles sur les littératures de l’Est, ses sondages et ses numéros spéciaux ont contribué à dessiner les contours du milieu artistique romand. Citons seulement ses enquêtes sur les lettres et l’édition romandes, sur la censure, les rapports culturels entre Suisse francophone et France, ou encore sur «Pourquoi j’écris», question à laquelle ont répondu 23 auteurs. Dans les éditoriaux de Jotterand, le besoin d’affirmation d’une identité régionale cédera peu à peu la place à un dialogue avec Paris sur pied d’égalité – la Littéraire est d’ailleurs lue et appréciée dans la capitale française.

Elle contribue à l’émergence d’une génération d’écrivains importants dans les années 1950-1960 – avec Bertil Galland et les Editions Rencontre –, en leur ouvrant ses colonnes en tant que collaborateurs ou en publiant leurs textes de création, jouant un véritable rôle de prospection. On y trouve les signatures de Jacques Chessex, Yves Velan, Maurice Chappaz, Corinna Bille, Georges Haldas, Pierre Chappuis, Nicolas Bouvier, Grisélidis Réal, Philippe Jaccottet, Anne Perrier, Ella Maillart, Alexandre Voisard, Yvette Z’Graggen ou Monique Laederach, parmi tant d’autres.

POUR UNE POLITIQUE CULTURELLE

Jotterand s’engage aussi sur le terrain. Un seul exemple: son action en faveur d’une politique culturelle – la Suisse ne s’occupe alors que de patrimoine, pas de création contemporaine. Il rêve d’un centre culturel suisse à Paris (il sera ouvert en 1985) et veut redéfinir les missions de Pro Helvetia. En 1967, à son initiative, créateurs et artistes romands se réunissent lors des Entretiens d’Aubonne et transmettent leurs conclusions au Conseil fédéral et à Pro Helvetia. A la suite de cette rencontre et d’actions similaires en Suisse alémanique, Berne nommera en 1969 un groupe d’experts pour étudier ces questions, la «commission Clottu», du nom du conseiller national qui la préside. En 1975, le rapport Clottu jette les bases de la politique culturelle de la Suisse, avec notamment la création de l’Office fédéral de la culture.

Oeuvrant sur tous les fronts, Jotterand a su mettre son hebdomadaire à contribution pour ses réflexions. «Toutes frontières ouvertes» reconnaît enfin son rôle de pionnier.

 

«La presse actuelle prend peu de risques»

Daniel Vuataz n’a pas pu connaître La Gazette littéraire, lui qui est né en 1986 à Vevey. Mais ce recul temporel est bienvenu à l’heure de se pencher sur l’histoire du supplément culturel. Par ailleurs, le jeune chercheur s’y est intéressé «au bon moment», reconnaît-il: en 2010, les archives de son rédacteur en chef Franck Jotterand viennent de s’ouvrir, et Le Temps a mis les siennes en ligne. 1 Daniel Vuataz a donc été le premier à avoir accès à des documents inédits de Jotterand, à pouvoir analyser en détail le contenu des numéros de La Gazette littéraire, et à se plonger dans les procès-verbaux de La Gazette de Lausanne pour décrypter les relations compliquées entre Franck Jotterand et le conseil d’administration.

Dans «Toutes Frontières ouvertes», il décortique d’abord la construction du mythe de la Littéraire, son impact sur la compréhension de l’histoire du supplément et sur la littérature romande depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il décrit ensuite l’itinéraire de Franck Jotterand, journaliste et écrivain ouvert et engagé. La troisième partie étudie le supplément de manière historique à travers ses aspects rédactionnels, techniques et thématiques, avant un chapitre qui plonge dans le corpus même de ses numéros. Enfin, Daniel Vuataz se glisse dans les coulisses de l’entreprise, examinant les raisons du succès de la Littéraire et surtout, pour la première fois, celle de sa liquidation par le conseil d’administration de La Gazette de Lausanne pour des raisons politiques. Coup de fil.

D’où vient votre intérêt pour La Gazette littéraire?

Daniel Vuataz: Mon travail a pris forme dans le cadre de l’université de Lausanne. Le professeur Daniel Maggetti, qui dirige aussi le Centre de recherche sur les lettres romandes, avait ouvert une série de séminaires autour de la presse et des intellectuels dans le monde francophone. C’est ainsi que je suis tombé sur La Gazette de Lausanne dans la période de l’entre-deux-guerres, et j’ai eu envie de consacrer mon mémoire de master à La Gazette littéraire. «Toutes frontières ouvertes» est le résultat de ces recherches, que l’éditeur Jean-Philippe Ayer m’a poussé à adapter pour le grand public en limitant les notes et références. Il y avait un terrain vierge à défricher.

Quelle a été la particularité de ce supplément? En quoi est-elle liée au contexte?

– On considère souvent que la presse relate après-coup ce qui se fait dans le monde artistique et littéraire, alors que les deux se forgent dans le même mouvement. C’est particulièrement flagrant pendant cette période de l’après-guerre, où la jeune génération était avide d’ouverture et étouffait dans une Suisse qui s’était figée dans sa neutralité. Ramuz est mort en 1947, on est alors face à un tournant symbolique important. Ecrivains, artistes et journaux se sont alimentés mutuellement – à l’époque, la presse pouvait lancer une carrière, soutenir un artiste. On commence à parler d’engagement en littérature, à y mêler la politique.

Le climat est explosif pour la Littéraire, de plus en plus à gauche. Dans les années 1950-1960, elle prend des risques, lance des enquêtes, des polémiques, et effectue un véritable travail de prospection de nouveaux auteurs romands, leur ouvrant ses colonnes aussi pour des textes de création. Aujourd’hui, seul Le Courrier publie régulièrement des inédits d’auteurs suisses contemporains. 2

Vous avez ressuscité pour l’occasion un numéro de La Gazette littéraire. Pensez-vous continuer l’aventure? Comment se situerait ce nouveau supplément culturel par rapport aux titres existants?

– Ce numéro est un hommage; si un projet à plus long terme devait émerger ce serait plutôt une revue et non une publication hebdomadaire. En réalisant cette édition, nous nous sommes posés beaucoup de questions par rapport à une potentielle nouvelle Gazette littéraire. Il ne s’agit pas de reproduire le passé, le contexte a changé et ça n’aurait aucun sens. Nous devons trouver une formule mixte, entre support matériel et virtuel.

Le défi est de réussir à toucher un public par l’intermédiaire d’un journal. Comme le relevait Jotterand, la clé est d’avoir une bonne équipe, une cohabitation de compétences. Les rédacteurs des petites structures sont des touche-à-tout grâce aux progrès techniques, mais il nous faudrait davantage de monde afin de garantir une «ligne». Trente à quarante journalistes travaillaient à la Littéraire; on est loin des cinq ou six journalistes et des quelques pigistes qui composent la rédaction du Samedi culturel du Temps, héritier historique de la Littéraire. Il ne reste pas grand-chose de cette filiation: dans ces conditions, plutôt qu’une ligne, on a tendance à ne voir plus qu’une série d’individualités.

Dans votre numéro unique de La Gazette littéraire, l’un des rédacteurs déplore le désert culturel et médiatique romand, et sur le bandeau promotionnel du livre figure «Où est passée la presse culturelle?»

– C’est un peu exagéré. Il existe encore une presse culturelle de qualité, mais c’est sans commune mesure avec ce que représentait La Gazette littéraire ou le supplément culturel du Journal de Genève dans les années 1960. La Suisse romande foisonne de créations et d’initiatives culturelles intéressantes. Mais je suis souvent confronté à une frustration des artistes face à un relais insuffisant dans la presse. Est-ce parce que trop d’événements ont lieu et que les rédacteurs n’arrivent pas à suivre, ou parce qu’il y a moins de critiques dans les médias? Sans doute les deux à la fois. Enfin, on parle beaucoup de culture, mais les journalistes spécialisés sont en voie de disparition. On est aussi souvent dans la promotion, l’investigation et la critique ont diminué.

L’influence déclinante de la presse culturelle est-elle due à des attentes différentes du public?

– Il a sans doute moins besoin d’un journal culturel, trouvant ses informations ailleurs. D’autre part, je pense que les journaux prennent moins de risques. Le supplément du Temps est de qualité, mais je sais à quoi m’attendre. Je ne suis pas surpris par ses choix éditoriaux – et il est souvent tourné vers ce qu’écrit la presse française.

Je continue à préférer le journal imprimé à internet lorsqu’il s’agit de digestion culturelle. Il offre une vision plus logique et cohérente, propose un véritable parcours culturel. Internet dépend des connaissances de chacun: souvent, on ne va que vers ce qu’on connaît déjà.

La Gazette littéraire était lue et appréciée à Paris. Elle s’était libérée de ce fameux «complexe romand». Qu’en est-il aujourd’hui des relations entre le milieu artistique régional et la France?

– Il y a eu un recul sur ce point dans les années 1990, disent les spécialistes. Récemment, le phénomène Joël Dicker semble avoir annulé les frontières; mais c’est à mon avis un succès français, pas romand. Enfin, plusieurs Suisses ont reçu des prix littéraires français ces dernières années, ainsi que s’en réjouit Daniel Maggetti dans notre Gazette littéraire ressuscitée. Cela montre que l’histoire des relations entre la Suisse romande et Paris effectue un mouvement de balancier. C’est finalement le problème récurrent de toutes les périphéries linguistiques. Il me semble toutefois que la reconnaissance parisienne n’est plus aussi importante qu’avant pour les écrivains romands: beaucoup se disent satisfaits de leur carrière qui est à la fois régionale et plus globale, grâce à internet.

 

1. Rappelons que La Gazette de Lausanne a fusionné avec Le Journal de Genève en 1991, et que ce dernier a fusionné à son tour avec Le Nouveau Quotidien, en 1998, pour donner naissance au Temps.

2. Précisons que cette remarque n’a pas été soufflée par la signataire de l’article!

 

Le paradoxe de l’indépendance

Au milieu des années 1950, Franck Jotterand appelle déjà de ses vœux un «organe de presse indépendant capable de rendre compte au mieux des activités et de la richesse de la scène culturelle suisse romande», note Daniel Vuataz. «On pourrait lancer (...) des ‘Cahiers de la Gazette littéraire’, ou un autre titre (...) à paraître quatre fois par an, ou six fois, c’est à voir», écrit Jotterand dans une lettre au critique Georges Anex.

Quand il quitte la Littéraire en 1972, il reçoit d’innombrables messages de lecteurs, collaborateurs, journalistes, écrivains et artistes qui lui manifestent à la fois leur regret de le voir abandonner la tête du supplément et leur soutien au prochain journal qu’il lancera. Car personne n’en doute: Jotterand réalisera enfin ce «‘grand rêve’ d’un périodique culturel romand indépendant et fédérateur». Toutes les conditions sont réunies pour continuer l’aventure: un rédacteur en chef respecté, une équipe de collaborateurs enthousiastes, l’expérience et les idées, des lecteurs attentifs, l’émulation d’un milieu artistique dynamique. Pourtant, le projet restera lettre morte. Il lui manquait la «possibilité technique» d’exister, conclut Daniel Vuataz. Soit les ressources économiques et logistiques nécessaires.

Tel est le paradoxe de la Gazette littéraire: sa dépendance à la Gazette de Lausanne a été le gage de sa viabilité et de sa large diffusion pendant une vingtaine d’années, mais c’est aussi elle qui lui sera fatale, dès lors que le conseil d’administration décide de faire taire un Jotterand trop progressiste pour la ligne du journal libéral.

«Les conditions pratiques nécessaires à la réussite d’une entreprise du calibre et de la prétention de la Gazette littéraire sont-elles compatibles avec l’esprit d’indépendance exigé par un pareil journal?» s’interroge Daniel Vuataz. «Autrement dit, et plus généralement, un hebdomadaire culturel d’envergure est-il fatalement soumis à la dépendance d’un organe bien établi lui garantissant des conditions d’existence décentes mais lui imposant par la force des choses une ligne directrice?»

Un questionnement qui reste brûlant d’actualité, à l’heure où la majeure partie de la presse romande est aux mains de grands groupes éditoriaux. Tandis que le journal indépendant que vous tenez entre vos mains peine à élargir son lectorat et sa diffusion.

 

Quelques dates

1946 Pierre Béguin prend ses fonctions de rédacteur en chef de La Gazette de Lausanne et rajeunit l’équipe. Premier article de Franck Jotterand («Littérature et révolution»).

1947 Jotterand s’installe à Paris comme chroniqueur théâtre et cinéma de La Gazette littéraire.

1949 Lancement de la nouvelle formule du supplément, élaborée par Béguin et Jotterand.

1952 Début des tensions entre la direction et Béguin au sujet de la ligne de la Littéraire. Au fil des ans, des délégations sont nommées pour surveiller le supplément, trop «politisé».

1954 Jotterand esquisse la première ébauche d’un discours autour d’une «politique culturelle» suisse.

1965 début des difficultés financières de La Gazette de Lausanne. La Littéraire, en revanche, se porte très bien.

1966 Béguin est poussé à la démission. Aux Etats-Unis pour trois mois, Jotterand découvre son effervescence culturelle.

1967 Sur son initiative, mise sur pied des Entretiens d’Aubonne pour réfléchir à une politique culturelle suisse.

1971 Jotterand est licencié. Il quitte le journal en janvier 1972.

1975 Il succède à Charles Apothéloz à la tête du Théâtre de Vidy.

1981 Un accident de voiture le plonge dans un coma de plusieurs semaines. Il en gardera des séquelles.

 

 

Lire.

Daniel Vuataz, «Toutes Frontières ouvertes». Franck Jotterand et La Gazette littéraire. Deux décennies d’engagement culturel en Suisse romande (1949-1972), Ed. de l’Hèbe, 2013, 247 pp.

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