LETTRES Plein feux sur Blaise Cendrars avec une exposition au Salon du livre, un essai et deux volumes de sa correspondance, notamment avec l’Américain Henry Miller. L’occasion d’une redécouverte stimulante.

 

 

«Moi, ce qui me réjouit, c’est de me trouver avec vous sous la même couverture, comme si l’on faisait une bonne blague aux copains!», écrit Blaise Cendrars à Henry Miller à propos de l’essai que celui-ci lui a consacré en 1951. Ils sont aujourd’hui à nouveau réunis grâce à la nouvelle collection «Cendrars en toutes lettres» lancée par les éditions genevoises Zoé, qui démarre avec deux volumes passionnants. Le premier est une nouvelle édition de la correspondance entre Cendrars et le génial américain entre 1934 et 1959; le second présente son échange, inédit, avec le poète belge Robert Guiette de 1920 à 1959. Les deux titres permettent d’approcher la «vie réelle» de Cendrars «au jour le jour», se félicite l’éditeur, qui annonce déjà deux autres volumes: sa correspondance avec Raymone Duchâteau, qu’il rencontre en 1917 et épouse trente-deux ans plus tard, et celle avec son frère Georges Sauser Hall.

Complétées par des documents qui situent les échanges dans leur contexte – écrits, hommages, photos, fac-similés –, ces deux premières livraisons offrent une plongée dans le monde littéraire de l’époque à travers la figure de ce bourlingueur atypique, franc-tireur et généreux, arpenteur des rues et amoureux des départs, qui gardait ses distances avec le «milieu artistique» parisien – même s’il s’était lié d’amitié avec Fernand Léger, Max Jacob, Guillaume Apollinaire ou Marc Chagall, pour ne citer qu’eux.

COMPLICITE LITTERAIRE

En 1934, Henry Miller (1891-1980) est un «écrivain raté» à Paris, nomade et sans le sou. Comme Cendrars (1887-1961), il «connaît la rue» et cette sensibilité les rapproche. Leur première rencontre est un véritable moment initiatique pour Miller, qui la raconte le soir-même dans une lettre à Anaïs Nin: «Ce fut le plus magnifique hommage que j’aie reçu d’un homme – d’un écrivain, veux-je dire.» Ebloui, bouleversé, lui qui voue à l’auteur de Moravagine une immense admiration finit par fuir la folle soirée où l’entraîne Cendrars.

Celui-ci a reconnu d’emblée les qualités extraordinaires de Tropique du Cancer, paru en France en 1934, qui restera longtemps interdit dans les pays anglo-saxons. Débute alors, entre les deux hommes, une correspondance suivie pendant vingt-cinq ans. Les missives de Cendrars sont brèves, précises, moins nombreuses; celles de Miller chaleureuses, longues et enthousiastes, teintées de maladresses en français. Elles marquent les jalons d’une longue amitié littéraire, et pour le lecteur une plongée dans le monde quotidien de deux géants des lettres. Leur échange s’achève en 1959 alors que Cendrars est paralysé après une attaque. De passage à Paris, Miller, pudique, n’ose pas lui rendre visite. «Je vous embrasse tendrement», dit sa dernière missive.

IMPITOYABLE FRANCHISE

La correspondance entre Cendrars et Robert Guiette (1895-1976) prend fin au même moment. Elle a commencé en 1920 déjà, alors que Guiette est un jeune universitaire, organisateur de conférences, admirateur de Cendrars. L’auteur de L’Homme foudroyé et des Pâques à New York n’a pas conservé les lettres de celui qui deviendra professeur à l’université de Gand, philologue et poète. Hormis deux d’entre elles, on lit donc uniquement les courtes réponses de Cendrars – «Ne m’appelez pas... maître», dira-t-il à l’étudiant. Quand celui-ci lui fait parvenir ses poèmes ou sa thèse, sa franchise est impitoyable: «Votre Allumeur de Rêves est sûrement une des plus mauvaises choses que j’ai lues depuis longtemps.» Quant à sa thèse, il la juge «parfaitement inutile». «Que de temps perdu...», remarque-t-il «par amitié», encourageant le jeune auteur à écrire, à travailler encore.

ECOUTER CENDRARS

Pour finir, signalons deux autres actualités liées à Blaise Cendrars. La première est signée Oxana Khlopina, auteure d’une thèse sur les influences russes dans l’œuvre de Cendrars, qui livre un stimulant opus sur Moravagine, ce chef-d’œuvre aux allures de roman d’aventure où Cendrars exorcise son double démoniaque. Publié dans la collection d’études littéraires Le Cippe, qui veut favoriser l’accès au patrimoine littéraire, Moravagine de Blaise Cendrars se lit d’une traite tant il est à la fois érudit, vivant et personnel.

Enfin, les Editions Zoé sortent les enregistrements radio de Blaise Cendrars, qui a accordé de nombreuses interviews à Radio-Lausanne et Radio-Genève dans les années 1950. Henry Miller et Robert Guiette avaient loué ses talents de conteur et son extraordinaire présence: c’est un régal de l’écouter évoquer ses voyages, New York et le Brésil, la vie des marins, mais aussi ses débuts d’écrivain, sa Suisse d’origine ou ses expériences au cinéma. Sous le signe du départ contient deux CD audio, accompagnés d’un livret de Christine Le Quellec Cottier, spécialiste de Cendrars à l’université de Lausanne.

 

Centenaire transsibérien

«En ce temps-là j’étais en mon adolescence / J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance / J’étais à 16'000 lieues du lieu de ma naissance / J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares / Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours...» Ainsi s’ouvre La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, long poème de Blaise Cendrars au rythme haletant, à la puissance intacte, dont on fête le centenaire en 2013. Ce «poème simultané» d’une hauteur de deux mètres et long de 446 vers, est illustré par la peintre Sonia Delaunay. Du 1er au 5 mai 2013 prochains, il sera l’élément central de l’exposition «Blaise Cendrars 1913-2013. Des mondes simultanés», présentée au Salon du livre de Genève. Montée par la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et le Centre d’Etudes Blaise Cendrars, l’expo montrera également des extraits de sa correspondance avec Henry Miller et Blaise Guiette, ainsi que des thématiques chères à l’auteur – Première Guerre mondiale, perte de son bras droit, monde des rues, Amérique... Autant de «mondes simultanés» qui forme l’univers d’un géant.     APD

 

Lire.

> Correspondance Blaise Cendrars - Henry Miller, 1934-1959. "Je travaille à pic pour descendre en profondeur", lettres présentées par Jay Bochner et Christine Le Quellec Cottier, Ed. Zoé,  2013, 348 pp.

> Blaise Cendrars - Robert Guiette. Lettres 1920-1959. «Ne m’appelez plus... maître», lettres présentées par Michèle Touret, Ed. Zoé, 2013, 192 pp.

> Oxana Khlopina, Moravagine de Blaise Cendrars, coll. Le Cippe, Ed. Infolio, 2013.

 

Ecouter.

Entretiens avec Blaise Cendrars, Sous le signe du départ, deux CD audio et un livret, Ed. Zoé, 2013.

http://www.lecourrier.ch/108099/blaise_cendrarshenry_miller_dialogue_de_geants

 

Salon du livre.

Du 1er au 5 mai au Salon du livre de Genève, exposition «Blaise Cendrars 1913-2013. Des mondes simultanés».Vernissage le 3 mai à 18h au stand J1063 (Editions Zoé).

Sa 4 mai à 11h, Scène suisse: rencontre autour de «Cendrars en correspondance», avec Christine Le Quellec Cottier, Michel Layaz et Caroline Coutau.